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27.02.2017 #lifestyle

Francis Kurkdjian

L’esprit et les sens

J’avais envie d’avoir mon espace de liberté comme dans l’univers de la Haute Couture qui m’a toujours inspiré

Depuis ses débuts, Francis Kurkdjian cultive une curiosité pour le monde qui l’entoure, loin de l’image du parfumeur solitaire dans son laboratoire ou flânant dans des champs de fleurs. En créant sa maison, en 2009, il a démontré qu’il pouvait exister d’autres façons de faire du parfum aujourd’hui. Attaché à ses racines, à l’idée du beau et à la qualité, Francis Kurkdjian sait innover en conciliant patrimoine et modernité. À côté de sa maison, qui lui permet de s’exprimer en toute liberté et sans contraintes, il poursuit ses collaborations avec des grandes marques internationales. Consciencieux et studieux, il multiplie les projets sans perdre de vue l’essentiel. Au-delà du créateur, il y a un être sensible et généreux, un citoyen engagé et un homme attentif aux autres.

Après avoir pratiqué, enfant, la danse, vous avez voulu être parfumeur dès l’adolescence. Ce n’est pas un métier banal. Comment est née cette idée ?

Ma rencontre avec le monde du parfum s’est faite à travers un article paru dans le magazine VSD. Cinq parfumeurs emblématiques de l’époque parlaient de leur passion. Ce fut une révélation. Je n’ai jamais remis en question ce choix que j’ai fait à l’âge de 13 ans.

Pourquoi préférez-vous l’appellation « compositeur de parfum » à celle plus commune de « nez » ?

Parce que l’appellation « compositeur de parfum » reflète exactement ce que je fais et qui je suis. « Nez » n’est vraiment pas un mot qui convient au compositeur de parfum même si le langage commun le désigne ainsi. Le nez ne réfléchit pas, il ne crée pas, il n’imagine pas, il n’invente pas. Tout part du cerveau, de l’idée, de l’inspiration. Le nez est « juste » là pour vérifier que le cerveau « voit » juste. Cette conscience de la primauté du cerveau est primordiale car elle fait tomber un lieu commun : un parfumeur sent-il plus de choses qu’une personne lambda ? Non, il ne sent pas plus, mais mieux. Mieux dans le sens où son cerveau est éduqué et possède le langage et la technique pour composer, imaginer, jouer avec les odeurs. Mieux car il est capable d’imaginer des formes olfactives qui n’existent pas encore.

Le parfum est aujourd’hui un produit de consommation courante. Comment faire pour qu’il demeure un produit de luxe ?

La question à laquelle il convient avant tout de répondre est : qu’est-ce que le luxe ? En ce XXIe siècle naissant, il n’y a pas un luxe mais des luxes : il y a, tout d’abord, le luxe qui s’exprime à travers l’objet et qui est pour moi une vision relativement traditionnelle du luxe. Mais il y a aussi le luxe qui est totalement dématérialisé, celui que l’on ressent plus qu’on ne le voit : le temps, l’espace voire le silence.

Pour moi, le mot Luxe est totalement dévoyé. Il a perdu son sens car tout le monde se réclame « fait » du luxe. Or, on ne fait pas du luxe, on ne crée pas du luxe, ce qui compte avant tout c’est de créer un produit de qualité, sans compromis, sans concession, qui a une histoire, des racines, et vous emporte vers de nouveaux horizons.

Ma Maison m’a permis d’ancrer le parfum dans mon époque tout en conservant la culture de la tradition qui a fait la renommée de l’École Française : la qualité sans concession, un sens du détail, de l’équilibre et de l’esthétique « juste » que ce soit pour les matières premières, les flaconnages ou les étuis. Cette Maison est ainsi mon idée du beau en parfumerie.

Après avoir conçu de nombreux succès en parfumerie – dont “Le Mâle” de Jean Paul Gaultier lorsque vous n’aviez que 25 ans – vous avez lancé des parfums « sur-mesure ». Comment vous est venue cette idée ?

Une idée ne vient jamais du jour au lendemain. C’est un lent processus. Après la création du Mâle et en observant mes aînés travailler, j’avais tout d’abord remarqué que le parfumeur était isolé des autres acteurs créatifs qui œuvrent à la naissance d’un parfum. J’avais donc envie d’avoir mon espace de liberté comme dans l’univers de la Haute Couture qui m’a toujours inspiré car mon grand-père avait son propre atelier Tailleur Homme. Le parfum sur-mesure était quelque chose qui avait du sens : n’avoir comme propre limite que son inspiration et les idées de son client, sans limite de prix ni délais.

Cette réflexion a abouti lorsque je vivais à New York mais je me suis lancé quand je suis rentré en France au cours de l’année 1999 avec l’idée de créer ma société.

En 2009, vous créez « Maison Francis Kurkdjian Paris ». Outre votre nom, vous y avez ajouté les mots « Maison » et « Paris ». Quels sens ont ces mots pour vous ?

Encore une fois, c’est l’univers de la Couture qui m’a inspiré car je viens de cet univers. Il me fascine depuis que je suis enfant, lorsque j’observais, admiratif, mes grands-parents manier le fil et l’aiguille. J’aime le travail de la main, la transformation du tissu, la précision des gestes. Je trouve que c’est un acte de création émouvant, comme tout acte créatif « visuel ».  Par ailleurs, à travers la pratique de la danse classique, j’ai découvert l’idée du groupe et de la troupe. Il y a quelque chose de stimulant, une émulation ou chacun dépend de l’autre, ou chacun donne aussi le meilleur de lui-même à son niveau, pour le seul plaisir du public. Ainsi, quand j’ai décidé de faire de mon nom une marque, le mot Maison m’est venu tout naturellement. Ce n’est absolument pas pour moi une figure de style. À l’image de la maison de couture, j’ai voulu construire une maison de parfums avec ses différents savoir-faire. Tel un couturier, j’habille les femmes et les hommes avec les parfums que je crée. Enfin, une maison a une âme, une histoire, des habitants. Elle peut changer de propriétaire en restant la même. C’est une structure où l’humain est capital.

En ce qui concerne le mot Paris, la capitale a toujours été au cœur de mon inspiration. C’est une ville magique pleine d’odeurs et de vie. Il y a les jardins, la cuisine, le flot cosmopolite des gens, la vie nocturne, les croissants du petit matin, les monuments, les musées, la Seine, le métro… Le zinc et l’or, les deux couleurs emblématiques de la maison s’inspirent d’ailleurs des toits de Paris : les toits en zinc et en ardoise des immeubles haussmannien, l’or des coupoles et monuments. Paris est donc toujours dans mon cœur et mon esprit.

J’ai par ailleurs créé Petit Matin & Grand Soir, deux récentes créations, en hommage à cette Ville-Lumière. Petit Matin reflète l’idée d’un Paris aux premières lueurs du jour et Grand Soir c’est s’égarer dans la plénitude d’une nuit sans fin, et profiter encore et encore de l’éclat d’un grand soir parisien.

Le cinéma est-il une source d’inspiration pour vous ?

Oui bien sûr le cinéma est très important pour moi. C’est, notamment, le personnage d’Yves Montand dans le film « Le Sauvage » de Jean Paul Rappeneau qui m’a donné l’envie d’être parfumeur…  Et surtout, le cinéma n’a toujours pas trouvé la solution pour apporter la dimension olfactive, ce qui laisse à chacun une part de liberté et de création pour y apporter cet élément impalpable et immatériel. C’est le paradoxe.

Le cinéma est donc, comme tout autre forme artistique, une source d’inspiration. Cette inspiration, je la puise dans tout ce qui m’entoure, de la plus infime image attrapée au vol dans la rue au plus improbable des voyages. Tout ce qui génère une émotion en moi est une source d’inspiration qui se matérialise, ou pas, en parfum. L’inspiration est véritablement la part invisible de la création.

Quel avenir rêvez-vous pour votre marque ?

Sans Marc Chaya, mon associé et président de la Maison, et une femme extraordinaire qui a demandé à rester dans l’anonymat, Maison Francis Kurkdjian n’aurait pu voir le jour. Dès le 1er jour, en créant la Maison Francis Kurkdjian, je souhaitais partager avec le plus grand nombre ma vision contemporaine du parfum. Aujourd’hui, ce désir n’a pas changé et je continuerai à suivre mon instinct et à créer.

Plus personnellement, je souhaite continuer mes explorations créatives vers de nouveaux territoires olfactifs d’expression. Le parfum en flacon vendu sur des étagères de magasins n’est pas de l’art au sens noble mais un art de vivre, de plaire et de (se) faire plaisir.

Ouvrir l’horizon de la création est ce qui me motive et me passionne. C’est pour cette raison que j’ai développé une collection de produits qui peuvent être jugés comme inhabituels dans le milieu du luxe : les bulles parfumées, lessives, la maroquinerie parfumée… et c’est également pour cette raison que je continue à collaborer avec d’autres acteurs créatifs, à travailler sur des installations olfactives.

Actuellement je travaille en collaboration avec le metteur en scène Cyril Teste qui présentera une œuvre où l’olfactif joue un rôle important. Ce sera au théâtre de l’Odéon à l’automne prochain.  Cette rencontre est d’une richesse folle car le projet est passionnant et me touche intensément.

Les rêves sont faits pour être exaucés pour pouvoir laisser à la place à de nouveaux. Alors un peu de patience…

Propos recueillis par Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po.

Photographe: Virgile Guinard

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