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08.02.2017 #lifestyle

Bruno Verjus

Les mots à la bouche

Le verbe est à l’origine du choix des mets, les mots sont des mets pour l’oreille

Gourmand et gourmet, Bruno Verjus s’est d’abord fait un nom dans le monde la gastronomie comme auteur, critique et chroniqueur. En 2013, il passe aux fourneaux en ouvrant son restaurant qu’il appelle, sobrement, Table et qui s’impose, rapidement, comme l’une des adresses les plus savoureuses de Paris. Son mot d’ordre : « nourrir bien et nourrir bon » en prenant du plaisir avec des produits authentiques qu’il sélectionne directement auprès de producteurs. Cette passion du terroir n’empêche pas cet esprit curieux d’innover et d’expérimenter. Ce chef d’exception réconcilie nature et culture dans l’assiette avec ses recettes qui puisent dans le patrimoine gastronomique et redonnent simplement « le goût du bon ».

Vous avez eu plusieurs vies. Quel a été le moteur de vos choix ?

Un seul mot pour répondre à cette question : désir. Le désir seul préside mes choix.

Comment vous est venu cette passion pour le « bon » goût ? Est-ce que cela vient de l’enfance ou l’avez-vous acquise progressivement ?

Je suis né à Roanne, dans la Loire, petite ville provinciale située à une soixantaine de kilomètres de Lyon et connue pour abriter la Maison Troisgros, le célèbre trois étoiles, inventeur du saumon à l’oseille dans les années 60 ; le chocolatier Pralus et la maison Mons – fromager affineur et meilleur ouvrier de France.

J’ai grandi à la campagne, en pleine nature, précisément à Renaison, près d’une rivière, le Renaison qui donne son nom à ce petit village de la côte Roannaise. Dès l’enfance je me suis baigné dans le sauvage de la nature. À l’âge de 8 ans je cultivais le jardin familial. Radis, tomates, salades, n’avaient aucun secret pour moi. Quelques années plus tard, je parcourais champs, forêts et cette rivière – le Renaison – en quête d’herbes sauvages, de champignons et braconnant truites et écrevisses.

De critique à chef, est-il facile de passer de l’autre côté du miroir ? Comment a commencé l’aventure de Table ?

A force de mettre en avant le travail essentiel des producteurs et leurs valeurs par des livres – notamment, aux prestigieuses Editions Gallimard -, des guides comme Le Fooding ou Omnivore, des articles, et par mon blog Food intelligence ou avec « On ne parle pas la bouche pleine », notre émission de France Culture imaginée avec l’ami Alain Kruger, à force de montrer comment cette boucle vertueuse, celle qui consiste à donner son argent aux bonnes personnes, à acheter des produits en circuit court aux producteurs intègres, il m’est apparu évident qu’il fallait nourrir plutôt que de continuer à parler ou écrire.

Le propos consistait à ré-enchanter le monde avec les couleurs, les mots et les saveurs. De proposer et partager des valeurs essentielles, celles qui constituent l’art de la table, à savoir le dialogue, la vertu des produits et la culture au sens romain, quand agriculture et culture, qui partagent les mêmes racines, avaient aussi le même sens – révéler la véritable nature des choses.

J’ai consacré presque une année entière à élaborer le projet Table. De la scénographie à l’assiette. Proposer le meilleur au meilleur prix, offrir des mets avec un propos essentiel, celui de nourrir bien, de nourrir bon, de régaler de saveurs pures et vivantes tout en offrant à nos producteurs l’assurance d’un respect absolu de leurs produits. Inclure ainsi nos clients dans cette boucle vertueuse, la seule possible pour conduire un avenir enchanteur.

L’architecture de votre restaurant rappelle celle d’un comptoir. Est-ce pour créer une proximité entre la cuisine et la salle ?

Les Izakayas japonais ont inspiré le décor de Table. Il s’agissait pour moi d’établir un dialogue entre la salle et la cuisine et la cuisine et la salle. Cela permet de laisser apparente pour les convives cette hyper-réalité de la sincérité des produits et du travail des cuisiniers, tout autant qu’observer nos clients déguster nos plats. C’est une autre façon d’enrichir notre travail.

Quels sont vos produits de prédilection ?

J’apprécie avant toute chose la sincérité des produits et le travail des artisans qui en sont à l’origine. J’aime avec passion les poissons, les herbes et champignons sauvages, légumes de printemps et les belles volailles anciennes.

Outre les saveurs, vous exaltez, dans votre restaurant les mots. Vous aimez partager vos découvertes avec vos clients ? Le verbe fait-il partie de l’expérience gastronomique ?

Le première rencontre avec la cuisine d’un restaurant c’est sa carte. Le verbe est à l’origine du choix des mets, les mots sont des mets pour l’oreille. J’aime partager mes désirs avec fougue et verbes. Chez Table, le dialogue avec la salle passe aussi par des mots, par la présentation des produits, des artisans, des rites et des recettes.

La gastronomie connaît des modes. Considérez-vous faire partie d’une « école » ? Quel regard portez-vous sur ces emballements gustatifs ?

Je me tiens à l’abri des modes. La cuisine ne peut se laisser distraire de sa raison d’être pour devenir une mode. Elle se doit de nourrir et de nourrir bien. C’est à dire avec à propos, avec la justesse offerte par les produits et les techniques de leur époque.

Avez-vous des maîtres ou des chefs qui vous inspirent ?

J’ai le bonheur d’être le contemporain et de partager l’amitié de deux grands hommes de bouche. Alain Passard, le chef triplement étoilé depuis plus de 20 ans de l’Arpège à Paris et Pierre Hermé, sacré meilleur pâtissier du monde par le 50Best. Ils m’ont tous les deux ouvert le monde de la haute gastronomie. Alain, par son rapport au geste et à la pureté d’une cuisine créative et essentielle. Pierre, en conduisant avec douceur la construction de ma bibliothèque personnelle de goûts.

J’ai beaucoup d’admiration pour le travail puissant et intemporel de deux immenses chefs, le premier malheureusement disparu, Alain Chapel, chef à Mionnay dans l’Ain, et le second Fredy Girardet, retraité, et ancien chef du restaurant de l’hôtel de ville à Crissier en Suisse.

Vous avez fait revivre des recettes oubliées. À quoi correspond cette démarche ?

De façon analogue au travail que je conduis avec certains maraîchers et éleveurs pour ressusciter des espèces ou variétés disparues, il me semble essentiel de veiller à ce que des tours de main, des recettes et des savoir-faire, continuent à réjouir les convives de mon restaurant. Je veille à ces transmissions, à ces héritages avec beaucoup de conscience.

À ce titre je propose une tarte aux pralines – ces petits bonbons dodus dont les bourrelets de sucre rose enveloppent une amande de Provence. Ces pralines, celles de la Maison Pralus à Roanne, concassées et mêlées à une brioche ont bercées mon enfance. Cette tarte aux pralines provient de la recette confiée par un grand gourmand, Henry Cornil, au chef Alain Chapel dans les années 60. J’ai la chance de bien connaître l’un des anciens cuisinier-pâtissiers du restaurant Chapel. Il m’a transmis ce savoir-faire particulier. Chez Table nous la proposons avec une crème glacée à la rose d’Ispahan et à l’hibiscus. Une façon contemporaine de pondérer le sucre des pralines en tarte.

Mon ami le chef italien Tony Vianello, désormais peintre et auteur d’un livre essentiel sur le risotto, confectionnait à mon sens, et à celui de Pierre Hermé, les meilleurs gnocchis à la sauge que nous n’ayons jamais goûtés. Il m’a transmis, il y quelques mois, sa recette et, surtout, son savoir-faire et son expérience. Depuis les gnocchis ont été intégrés chez Table et on les retrouve escortés d’anguille fumée, d’un lait d’huître sauvage et de jaune d’œuf osmosé à l’eau de mer.

Après le succès de Table, envisagez-vous de nouvelles étapes ?

Table occupe l’essentiel de ma vie. J’y consacre 14 heures au quotidien et presque tout mon temps libre… Je prépare d’autres projets qui devraient voir le jour cette année et, notamment, une Table Royale…

Propos recueillis par Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po.Table, 3, rue de Prague – 75012 Paris

Photographe: Jean Picon

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