Daniel Arsham
Voyage à travers le temps
Mes objets peuvent apparaître comme venant du passé mais aussi du futur et cette confusion entre les époques est un point central
L’artiste Daniel Arsham, né à Cleveland en 1980, s’empare du 14 octobre au 23 décembre de la galerie Perrotin avec des sculptures et installations qui explorent la question générale du temps, mêlant passé, présent et futur ou l’image que l’on s’en fait. Inspiré des cultures orientales, qu’il mêle aux cycles des planètes, son goût pour la science-fiction et son intérêt plus global pour les mondes de la danse ou de la musique, il réinterroge par là-même sa propre pratique artistique.
Cette nouvelle exposition n’est pas la première que vous présentez à la galerie Perrotin…
En effet, le premier show que j’ai eu était dans l’autre espace, rue de Turenne, en 2005. J’ai rencontré Emmanuel Perrotin à Miami en 2003, époque à laquelle il était encore rue Louis Weiss et nous avons commencé à réfléchir à collaborer ensemble. Quand j’élabore une exposition en particulier, il s’agit toujours d’un mélange ténu entre un thème choisi et des objets très iconiques que j’adapte aux différents lieux d’exposition. Ici, le titre The Angle of Repose est un terme technique pour expliquer comment un matériau grumeleux, comme le sable par exemple, se pose et se positionne.
Ce matériau est en effet très présent, notamment dans la pièce Pink Mounds…
Oui, il est versé à partir d’un certain point qui en constitue la forme-même. Ces pièces sont en relation avec de larges installations que j’ai réalisées depuis plusieurs années, inspirées de véritables jardins japonais, où j’ai remplacé le typique gravier blanc par des couleurs. Même si leur forme est toujours identique, elle est reconstituée quotidiennement, créant un composite entre un caractère permanent et éphémère. Or les cônes au dégradé de roses de la galerie renversent en quelque sorte cette idée et s’ils ne sont pas sans lien avec les jardins japonais, le sable est ici fixe et permanent. Je poursuis cette frontière entre ce qui est éternel, perpétuel ou ne l’est pas. J’y ai ajouté des pièces semblant grignotées, érodées et offrant l’apparence d’une dégradation, comme si elles pouvaient provenir du futur que l’on ramènerait dans le temps antérieur, qui est notre présent. Les quartz ou cristaux s’associent également à une idée de croissance par le phénomène de la cristallogenèse.
Quand avez-vous commencé à travailler sur cette notion du temps ?
J’essaie d’employer des objets qui sont iconiques et reconnaissables, dont on comprend intuitivement l’origine. Donc parfois, il y a un lien à l’enfance, notamment avec un ours qui est aussi dans la continuité de l’exposition que j’avais inaugurée à Séoul, chez Emmanuel Perrotin. La couleur rose tendre de cette pièce, ajoutée à la lumière de la galerie renforce un caractère ludique, tout en laissant paraître un côté ténébreux dans la dégradation du matériau. Ce mélange de lumière et d’obscurité est une des lectures des œuvres, car dès le départ de mon travail débuté il y a 15 ans, j’ai essayé de faire en sorte qu’il soit temporellement un peu flottant. Mes objets peuvent apparaître comme venant du passé, mais aussi du futur et cette confusion entre les époques est un point central. Durant la première exposition que j’avais conçue ici, Homesick, j’avais réalisé des peintures de paysages naturels dotés de constructions architecturales. Je n’inclus jamais de personnages, dans les peintures ou d’autres parties de mon travail, car je pense que les vêtements ou même une coupe de cheveux renvoient à une période spécifique.
Auparavant, vous réalisiez plutôt un travail monochrome et avez introduit la couleur récemment. Pourquoi ?
Je suis daltonien, donc je ne vois pas certaines gammes de couleurs, mais il y a quelques années, j’ai reçu des lunettes spéciales qui peuvent, en partie, corriger ma vision. Sur le web, le site Semaine présente un des documentaires, réalisé par Megan Raney Aaron, qui me montre expérimentant les verres. Ils m’ont permis de voir un nouveau spectre de couleurs et je les ai utilisés à l’atelier. Or il se trouve que le rose et le bleu, que j’emploie souvent dans mes travaux, sont apparus comme des tons que je percevais assez bien, même sans les lunettes. Donc c’est une sorte de manière de savoir que j’ai une vue objective des coloris quand je présente cette gamme-là.
Justement dans votre atelier, où vous êtes de manière très régulière de 9h00 à 18h00 quotidiennement, comment approchez-vous cette matérialité ?
Je pars toujours de matériaux que j’ai l’habitude de manipuler et les emploie d’une manière classique mais, par exemple, les cristaux eux-mêmes ne se comporteront pas comme le plâtre ou la résine le feraient. Donc je mène pas mal d’expérimentations afin de voir comment les matériaux vont réagir. L’érosion, qui est dans le travail, est contrôlée, dans un sens, grâce à de la cire, incorporée dans mes formes, ce qui cause une réaction entre les matériaux, un peu comme l’eau et l’huile.
Comment avez-vous travaillé spécialement dans cette galerie de l’impasse Saint-Claude ?
Cet espace est mon favori de tous ceux d’Emmanuel Perrotin, notamment par la manière dont la lumière s’y immisce. Cela introduit un caractère assez paradisiaque, sans aucune partie sombre, réellement ou métaphoriquement. Dans mon accrochage, la première chose que vous voyez en entrant est la lune géante (Moon) qui est exposée tout au bout, donc j’ai aussi joué avec la question de l’échelle. Tout comme le fait qu’à une certaine distance, il soit difficile de se rendre compte de sa texture ou de son volume. Je m’intéresse de manière assez globale à l’architecture des lieux et au design, même si cela n’est pas nécessairement une influence immédiate dans mon travail. Nombres de mes pièces sont une manipulation de la surface de l’architecture, à l’exemple de Time, une incursion dans le mur qui semble en sortir. Je travaille souvent ce type d’ouvrage en blanc, car lorsqu’on découvre et pénètre les espaces, le plus souvent immaculés et dotés d’une certaine lumière, on ne distingue pas forcément les œuvres. Comme les travaux témoignent aussi d’une définition un peu étrange, ils s’en révèlent provocants.
Cela me rappelle une pièce très forte qui était peut-être une empreinte de votre corps ou une métaphore de votre corps et renvoie à un événement traumatique que vous avez vécu adolescent, avec un ouragan survenu à Miami.
Oui, c’était une figure qui semblait insérée, incorporée dans le mur, fantomatique, comme recouverte par une surface appartenant au mur. Chaque fois que la surface de l’architecture est manipulée, c’est une expérience étrange car nous l’associons à l’idée de la permanence.
Dans cette thématique de l’archéologie du futur, étiez-vous à l’époque influencé ou au contact d’autres artistes américains ? Ou n’est-ce pas une thématique plus européenne, que des artistes comme Cyprien Gaillard ont aussi beaucoup expérimenté…
Quand j’ai travaillé sur le projet de l’Ile de pâques, pour la collection Travel Book de Louis Vuitton, il y avait une combinaison entre des objets antiques et plus récents, qui se jouxtaient les uns les autres et j’ai eu l’impression que je pouvais renverser cette idée de l’archéologie. C’est-à-dire prendre des choses du présent et les refaire avec des matériaux qui sont associés au temps et à la géologie, tels que les cristaux ou les cendres volcaniques. Beaucoup d’artistes s’intéressent en effet à ces questions qui réfèrent plus globalement à l’histoire de l’humanité, mais c’est également pour moi une manière de créer un univers fictionnel et de représenter un espace inventé. Dans la pièce Hourglass, un grand sablier dissimule ou fait découvrir des objets qui sont à l’intérieur, comme des antiquités que l’on viendrait juste d’exhumer ou, à l’inverse, à demi enterrées.
Quel est le lien entre vos films et votre travail sculptural ?
Mon dernier film s’intitulait Futur Relic 03 et apportait l’ensemble de ces objets au cœur d’une structure narrative, créant un contexte autour d’eux. Depuis peu de temps, je m’attelle en outre à un projet qui est une sorte de combinaison entre des documentaires sur ma pratique en studio et mon procédé artistique, avec un monde fictionnel, incluant également ces objets. Tout en créant un contexte qui pourrait être réel… J’écris le scénario, mais ensuite j’ai une importante équipe pour m’aider à la réalisation. Je ne filme pas directement, mais suis familier de la photographie qui a toujours été une part importante de ma pratique, même si je ne la montre pas. C’est comme un carnet de note qui me permet de comprendre ce que je veux dans l’image. Tout comme je réalise de nombreux dessins, mais ne les dévoile pas. Un dessin parfois aide à concevoir que les choses sont possibles. Car parfois les idées viennent avant le contexte dans lequel les incorporer. Travailler sur des films est très différent que de naviguer dans le théâtre ou la danse et quand je collaborais avec Merce Cunningham, j’étais en interaction avec un ensemble de gens ayant leur propre compétence, dont ma tâche consistait également à relier l’ensemble de ces visions.
Vous êtes très proche de DJ ou musiciens, comme Pharrell Williams. Comment interviennent-ils dans votre œuvre ?
Je peux mener avec certains des projets spécifiques, comme avec Jonah Bokaer qui était un danseur dans la compagnie de Merce Cunningham, avec lequel je collabore depuis de nombreuses années. Pour la dernière Biennale de la Danse de Villeurbanne, nous avons créé Rules of the Game pour laquelle j’ai demandé à Pharell de réaliser la partition, même si elle a été jouée par un orchestre. C’était tout nouveau pour lui car c’était un univers totalement étranger au sien. Au départ, nous sommes amis, puis en discutant, nous partageons nos univers créatifs. Nous cherchons, ensuite, comment collaborer ensemble. J’aime beaucoup passer du temps avec ces musiciens ou chorégraphes afin de comprendre leur manière de mener les projets. Leurs décisions et même les procédés d’élaboration sont totalement différents de ceux des arts plastiques.
Cela vous permet-il de renforcer des ponts entre ces différents domaines qui vous passionnent ?
Bien, il y a des appréhensions de la création et de la technique que Merce développait et que j’emploie maintenant. Notamment dans cette manière de se forcer à sortir de son champs de confort et à ce qui est attendu. Ce qui est, à mon sens, très bénéfique pour le travail.
Propos recueillis par Marie Maertens
Portraits : Claire Dorn
Daniel Arsham, « The Angle of Repose », du 14 octobre au 23 décembre 2017
Galerie Perrotin, 76 rue de Turenne 75003 Paris