Jean-Marie Appriou
Sculpteur de corps et d’histoires
La céramique peut être complètement ratée et aller vers le kitsch, ou symboliser la plus grande beauté et la finesse
Né en 1986 à Brest, Jean-Marie Appriou vit et travaille à Paris. En quelques années, il s’est imposé dans le paysage français, puis international, par sa pratique exclusive de la sculpture et de l’installation. Au sein de l’atelier, il ne cesse d’expérimenter les différents matériaux, observant leur transformation, dans un univers tout autant terrien qu’onirique, lié au quotidien et à un certain mysticisme. Rencontre avec l’artiste actuellement exposé à la Fondation Louis Vuitton, et prochainement dans le cadre de la nouvelle saison du Palais de Tokyo.
Pendant vos études aux Beaux-Arts de Rennes, Wilfrid Almendra et le duo Dewar & Gicquel faisaient partie de votre proche entourage. Vous ont-ils encouragé dans votre apprentissage de la sculpture ?
En quatrième année des Beaux-Arts de Rennes, l’un de mes enseignants, Adalberto Mecarelli, qui avait également été leur professeur, m’a permis de faire un stage avec Daniel Dewar & Grégory Gicquel. Je les ai assistés et cela m’a amené à voir comment envisager la sculpture à une autre échelle et sortir de l’expérimentation centrée sur les Beaux-Arts, pour aller vers une autre réalité. Comme tout adolescent qui s’intéresse à l’art, j’avais commencé par le dessin et la peinture, mais avec Adalberto Mecarelli, j’ai tout de suite appréhendé ce nouveau médium et commencé à réaliser des projets assez ambitieux, en terme de taille. J’ai expérimenté la pierre, mais aussi la céramique, d’autant plus que mon père avait construit un four à céramique chez nous.
Cela répondait-il aussi à un retour à une certaine matérialité et « au fait main » ?
Oui, tout en accompagnant un renouveau du figuratif. Par la figuration, je me suis senti libre de pouvoir aller dans la narration et de sculpter des corps, sans que cette idée semble appartenir au passé.
Élaborez-vous une hiérarchisation entre la conception de la pièce – et d’ailleurs dessinez-vous ? – et sa réalisation, durant ces longues heures passées à l’atelier ?
On me demande parfois des croquis, avant de valider des projets s’étendant sur plusieurs années, mais je ne suis pas du tout dans le médium du dessin. D’ailleurs, lorsque j’ai une idée, si je la pose sur le papier, j’ai l’impression qu’elle est déjà accouchée et cela m’ennuie de la réactiver. Je préfère commencer avec la terre ou un autre matériau. En les réalisant, les choses arrivent et m’amènent vers de nouvelles pièces car je poursuis une ligne, qui m’ouvre à une autre perception. Si je peux élaborer, malgré tout, quelques croquis, ce sont des schémas géométriques très basiques. En revanche, j’écris des petits mots ou des annotations, plutôt dans des formes poétiques, comme des clefs qui vont me servir pendant le modelage. Je nourris un rapport intuitif avec la matière, tout en suivant une idée assez définie au départ.
Développez-vous, volontairement, une réflexion sur la série ? Puisque l’on retrouve des figures récurrentes dans votre travail…
Il est vrai que j’ai beaucoup travaillé les corps ces trois dernières années : en 2016, ceux des enfants, en 2017, des corps d’hommes et aujourd’hui, ceux de femmes. Des personnages et éléments reviennent, comme l’enfant astronaute, les apiculteurs, les baigneuses ou encore les fleurs. Les arômes, puis les framboises arrivent au printemps, suivies par d’autres espèces davantage liées à l’hiver. Par exemple pour mon premier solo show chez Clearing New York en 2017, j’avais imaginé un univers autour de la forêt, de la vague, mais aussi de la perception du souffle. La forêt est perçue comme un poumon, accompagnée de l’enfant flûtiste, de la femme archer… Tout était guidé par ce thème du souffle, avec des papillons qui battaient des ailes au rythme du jour ou de la nuit, comme la binarité entre inspiration et expiration. Ensuite, je coupe et j’enlève. Michel-Ange exécutait la sculpture telle une soustraction : « moins un, moins un », tandis qu’Auguste Rodin et Alberto Giacometti élaboraient un : « plus un, plus un ».
Aujourd’hui que vous vous dirigez vers de plus grands formats, s’agit-il de la même narration ?
Les grands formats m’intéressent particulièrement quand les pièces vont en extérieur, comme j’ai pu le faire pour le Bosquet de l’Obélisque de Versailles. J’ai alors eu l’envie de dialoguer avec la perspective. Ce n’est pas seulement plus imposant, mais cela me permet de questionner une autre échelle au sein de la même narration. Dans une immense forêt, il y a ce tout petit détail d’un enfant qui souffle dans une sarbacane ou qui tient un bouquet de fleur. J’aime jongler entre les différentes échelles.
Comme expérimentez-vous les matériaux ?
J’ai commencé avec la céramique et j’y reviens, d’autant plus que je viens de construire un grand four dans mon atelier pour cuire des bas-reliefs. Ce qui me plaît aussi est le fait que tout se fasse en interne, du pain de terre que je modèle, avant de le mettre à sécher et à cuire. Peu de temps se déroule entre la conception et le moment où je récupère l’objet et, si je valorise la trace de la main, j’ai rencontré des artisans avec lesquels je collabore, notamment pour le verre qui ne s’improvise pas. Ce matériau m’a emmené à la fonderie d’aluminium. Je sculpte tous mes modèles, à l’échelle et à l’atelier, avant qu’ils ne partent en fonderie. Puis, avec mon équipe, nous allons voir les fondeurs, les faisons un peu sortir de leur connaissance, et reconsidérons ce qu’ils peuvent voir comme des « erreurs » d’un point de vue technique. Mais je ne veux pas laisser un travail m’échapper et le récupérer des mois après, car ce ne serait plus mon identité.
En évoquant la notion de l’erreur, vous me rappelez ce que vous aviez dit dans une précédente interview, concernant le côté « déceptif » qui peut accompagner la céramique…
Je me souviens de cette observation d’un potier japonais, qu’au moment de l’ouverture de la porte du four, l’objet modelé à cru est devenu cuit, qu’il a réduit en taille et changé de couleur… On a produit quelque chose qui nous échappe. Il parlait aussi de « l’épreuve du marteau » correspondant à cet instant où, à quelques détails près, soit il donne un coup de marteau pour détruire l’objet, soit c’est une réalisation digne de l’empereur. La céramique peut être complètement ratée et aller vers le kitsch, ou symboliser la plus grande beauté et la finesse.
Cela me fait aussi penser au travail de Neïl Beloufa, artiste de votre génération, qui se déploie dans une œuvre, volontairement, non-séduisante, parfois « mal faite » ou qui laisse apparaître « les secrets de fabrication ». Ce sont des considérations que vous nourrissez également ?
Comme mon travail s’incarne dans des matériaux dits « nobles » et qu’il est figuratif, ces questions reviennent en effet et la mécanique du processus de fabrication est visible dans mes sculptures, notamment dans Lips and Ears, exposée en ce moment à la Fondation Louis Vuitton. L’envers du décor apporte, comme chez Neïl Beloufa, un facteur plus généreux et énigmatique. Peut-être que nous ne voulons pas montrer que de la magie…
Vous avez déjà dit, à propos de la céramique, vouloir incarner quelque chose derrière cette fine couche, ce mensonge… Cela peut-il être attribué à l’ensemble de votre travail ?
La sculpture est un corps et cela s’applique à tous types de supports. Les bronzes apparaissent généralement comme puissants, mais dans les musées d’archéologie, avec le passage du temps, on perçoit mieux que c’est une fine pellicule, un peu rongée. Le mot mensonge est un peu fort, mais je voulais dire que l’émaillage, ou même le verre, est une couche qui doit incarner une énergie. Cette peau de la sculpture m’intéresse et, quand je conçois des portraits, se sont souvent des masques. D’ailleurs, le lien entre l’intérieur et l’extérieur est l’une des grandes questions de sculpture.
En même temps, je trouve que vos surfaces sont très picturales…
Lorsqu’on on me demande quelles sont mes références, je donne davantage des noms de peintres. J’adore les Préraphaélites, à l’exemple des visages de Gabriel Rossetti. Quand je modèle des plantes ou des éléments minéraux, je peux aussi penser à Arnold Böcklin, ou à Pierre Puvis de Chavannes, chez qui les fleurs, les corbeilles de fruits ou les femmes reprenant des thématiques des arts décoratifs, me touchent. Lorsque je sculpte un papillon ou un coquillage, je le fais sincèrement. Ce n’est pas la caricature d’un papillon réalisé avec cynisme, même si certaines représentations, telles que les anges ou les cygnes, sont toujours sur le fil… Quand je n’avais pas d’atelier à Paris, je donnais souvent rendez-vous au musée Gustave Moreau et une fois ces corps, ces drapés, ces fleurs et ces oies vues, je pouvais parler facilement de mon travail ! Cela mettait le décor en place…
Ces surfaces me font aussi songer aux pastels d’Odilon Redon…
J’aime beaucoup cet artiste, qui était un coloriste incroyable et d’ailleurs, je colore à présent au pastel mes céramiques ou mes bois, comme je l’avais fait pour un très grand marbre montré l’an dernier à la Biennale de Vienne. J’admire aussi Paul Sérusier, les Nabis ou Paul Gauguin, et c’est peut-être lié au fait que j’ai grandi en Bretagne. La chapelle Notre-Dame de Trémalo ou les grands calvaires bretons – dont certains présentent trois cent personnages en granit de différentes tailles, retraçant l’histoire des Évangiles mais évoquant aussi les enfers ou les diables – m’ont inspiré et fait découvrir la sculpture. Les places de villages constituent mon premier rapport à la sculpture, avec ces calvaires dont la narration s’articule à la manière de bandes-dessinées. Les BDs de Mœbius ou d’Alejandro Jodorowsky m’ont aussi particulièrement inspiré. Ce médium offre, par des auteurs comme Alan Moore, des constructions narratives complexes, tout en développant parfois un univers lié au magique ou au cosmique.
Interview par Marie Maertens
Photos : Michaël Huard
À venir:
Group show « Enfance », Palais de Tokyo, du 22 juin au 9 septembre.
Solo show chez Clearing, à Bruxelles, à partir du 6 septembre.
Solo show chez Eva Presenhuber, à Zurich, en novembre 2018.