Alexandre Guirkinger
Il met un point à La Ligne
J’ai effectué un travail de dépeuplement de mes images, pour aller vers le cœur, ces ruines, ces restes
Alors que paraissent les clichés qu’il a signés pour Zeit Magazin et M le Monde à l’occasion des hommages aux victimes des attentats de Paris, SayWho a rencontré le photographe Alexandre Guirkinger pour revenir sur sa carrière et notamment son travail sur la Ligne Maginot. Présentée aux Rencontres d’Arles l’été dernier, son exposition intitulée « La Ligne Maginot » devait marquer l’aboutissement d’un projet mené dix ans durant, en parallèle des commandes photographiques que lui passent le Wall Street Journal, AD, les Inrockuptibles, le magazine M ou T Magazine. Ou plutôt, c’est le livre « La Ligne » avec la nouvelle écrite par Tristan Garcia qui devait mettre un terme à cette fascination pour les ouvrages militaires. Puis non. Le projet continue pour aller ailleurs, autrement. Pour y voir plus clair, on a remonté le fil et démêlé la pelote avec Alexandre Guirkinger, depuis le début. Pour l’interviewer, le respecté critique et commissaire d’exposition Judicaël Lavrador (chroniqueur à Libération et aux Inrockuptibles, curateur du Prix de la Fondation d’entreprise Ricard) et un observateur aguerri du parcours d’Alexandre grâce à une amitié qui s’étend depuis une dizaine d’années.
Ton exposition « La Ligne Maginot », présentée aux Rencontres d’Arles, portait sur la Ligne Maginot et ses ouvrages militaires. Qu’est ce qui a guidé ton choix des lieux et des ouvrages ?
Cela dépendait du rapport de la forme de la construction autant que du contexte qui l’entoure et qui tire ces ouvrages hors de leur vocation militaire première (une forêt, le bord d’un fleuve, le flanc d’une montagne ou une ville). Cela dépendait aussi des saisons. On ne va pas dans les Alpes au mois d’août comme on y va en février. Une forêt laisse à se voir entièrement en hiver, mais pas en été : alors qu’elle est ingrate en hiver avec un sol jonché de feuilles mortes en décomposition, et un aspect très monochrome dans les rouges et les bordeaux, au printemps, la forêt est lucide et transparente avec des petites feuilles, mais elle commence à se repeupler au sol avec un univers plus romantique. Cela dépendait enfin des hasards et oui, de mes envies.
C’est donc un ensemble très topographique mais aussi très temporel. Quelle en est la chronologie ?
J’ai pris la première photo en 2006, il y a dix ans donc. Au début, le projet n’était pas conçu comme il l’est aujourd’hui, il devait être plus de l’ordre de l’anecdote. On m’avait raconté que quelqu’un avait acquis un bunker et le transformait en habitation au point de tondre le gazon devant. J’ai fait cette première image. La première année, j’ai recherché essentiellement ce type de bunker. Au fur et à mesure, ce côté anecdotique m’est apparu trop encombrant. J’ai donc effectué un travail de dépeuplement de mes images, pour aller vers le cœur, ces ruines, ces restes.
Es-tu resté fidèle à la Ligne alors que ta carrière professionnelle se développait ?
Ce projet est un projet de jeunesse, avec le paysage en genre dominant. Mais je ne suis pas sûr que son unité tienne à cela ni que le paysage reste aussi déterminant. Je conçois moins la photo comme une succession de projets distincts sur des sujets particuliers, mais davantage comme un champ très ouvert où des approches différentes vont pouvoir se rencontrer dans des supports différents que sont le livre, le magazine, ou l’exposition.
Lorsque j’ai commencé La Ligne, je commençais tout juste la photographie, à travailler pour des magazines, des marques. J’ai tout de suite voulu être à la fois photographe de commandes d’un côté, et, de l’autre, photographe-auteur ou avec une recherche artistique. Mais je ne savais alors pas où j’allais aller, ni même si je finaliserais quelque chose.
Il y a toujours ce paradoxe : avoir du temps pour des projets perso signifie avoir peu de travail donc peu d’argent pour réaliser ses projets personnels. Et, à l’inverse, quand on n’a pas assez de temps, etc. En éditant mes images, les périodes se sont distinguées: il y a plusieurs temps forts de 2006 à 2009 puis une pause importante jusqu’en 2011. Durant cette période j’ai continué à produire mais suis retourné vers des images plus incarnées, avec des gens qui faisaient des reconstitutions historiques sur les sites de la Ligne, ce que j’ai totalement laissé de côté aujourd’hui. J’ai repris le projet en 2013, période la plus intense de production jusqu’en 2016.
Ces oscillations correspondent à des périodes clés et charnières de ma production photo en général, de ma pratique professionnelle en particulier. La pause correspond à un moment d’hésitation dans ma carrière. Une fois dépassé ces doutes, purement esthétiques, j’ai dû réorienter ma carrière. C’est le début des portraits. Cela a demandé beaucoup de travail pour s’imposer auprès de supports médiatiques intéressants. Quand je reprends, en 2013, c’est que je suis frustré par la superficialité des commandes de magazine (un aspect qui a d’ailleurs aussi un côté plaisant) et que j’ai envie de retrouver la raison première de ma pratique photo.
Ces deux champs, professionnels et artistiques sont-ils séparés dans ton travail ?
L’un va influencer l’autre. Il y a un effet de vase communicant très fort entre le travail commercial et le travail perso. Pas en termes de technique ni de prises de vue, mais en termes de démarche et d’approche. Quand il y a la place, j’essaie d’appréhender conceptuellement les deux de la même manière. Je suis très admiratif de la démarche de Wolfgang Tillmans ou de Roe Ethridge qui sont capables de mélanger, de nourrir leur travail perso d’images produites dans le cadre d’un magazine et inversement. Ou même Collier Schorr. C’est très dynamique ces effets de circulation.
As-tu des exemples précis de ces approches différentes ? A t’entendre, on dirait que c’est déjà en cours…
Pour l’instant, sur la Ligne, j’ai fait des éditings, trois adaptations : une pour l’expo donc, une pour le livre avec Trista Garcia et une pour M, le magazine du Monde. Ces adaptations restent dans la trame du projet initial. Je n’ai pas engagé les images de la Ligne à dialoguer avec des images que je produis par ailleurs. J’ai d’ailleurs pensé arrêter la Ligne, puis j’ai eu envie d’y retourner. J’ai produit l’image d’un ouvrage détruit avec un traitement de monochrome (que j’avais déjà expérimenté il y a plusieurs années), avec en outre un focus sur la forêt environnante, et plus du tout l’ouvrage qui devenait un prétexte. J’ai traité celui-ci plus comme un motif que comme une trace ou document.
La Ligne est un projet qui s’est donc étendu sur une période de dix ans. Comment l’as-tu partagé pendant cette décennie ?
J’ai utilisé ces images pour obtenir des commandes, pour montrer le style d’une écriture naissante. Après, le fait d’en parler d’une manière continue, ça devient presque une blague comme ceux qui font une thèse pendant huit ans. Les gens finissent par en sourire poliment ! Mais en 2013, j’en parle avec Tristan Garcia. On parle d’Un balcon en forêt de Julien Gracq, d’Orhan Pamuk, de Sebald. Notre échange était un ping-pong: quand je partais, je lui envoyais des images et lui me faisait part de son point de vue, plus littéraire. Jusqu’à ce que je lui demande un texte, une fiction car je ne voulais pas d’un texte critique ni d’un texte historique.
Et aujourd’hui ?
C’est quelque chose dont j’ai envie de continuer à tirer les fils sous plusieurs formes : sous l’aspect de la production de nouvelles images, mais surtout en le faisant vivre par de nouveaux modes de présentation et que chaque accrochage soit une nouvelle lecture, qui devient matière, un système de confrontation, sans inscrire les photos dans le marbre.
De fait, tu as régulièrement collaboré avec d’autres artistes ?
Ces collaborations sont surtout nées d’amitiés. Avec Etienne Chambaud, à la galerie mexicaine Labor, pour une série d’images produites pendant que lui réalisait un film sur l’Etna. Puis de manière fortuite ou déguisé avec Raimundas Malasauskas, qui a repris une image, produite pour Hermès en 2009, en la déplaçant dans le champ de l’art contemporain. Puis avec Tarek Atoui, pour la Fondation Vuitton, pour une approche de la photo d’architecture orientée par des enregistrements sonores. Ces rencontres m’ont permis de confronter ma production avec un champ, celui de l’art contemporain, des protocoles de production et d’exposition qui sont très normés. Mais correspondent un peu à l’idée, pas figée, que je me fais d’un projet. Ce doit être quelque chose dont on tire les fils et qui doit pouvoir vous emmener, vous et d’autres gens, très loin.
La ligne, Alexandre Guirkinger & Tristan Garcia, RVB Books, 24 €
Propos recueillis par Judicael Lavrador
Portraits par Christian Tarro Toma
Autres photos: courtesy of the artist