Edouard Taufenbach & Bastien Pourtout
Réponse(s) par l’image
« Notre travail se crée totalement au présent. On n’en connaît pas la fin. »
Les artistes plasticiens Edouard Taufenbach et Bastien Pourtout créent leur travail au présent, et toujours à deux. Après leur rencontre sur la foire Paris Photo en 2018, ils développent une pratique commune au cours d’une résidence « confinée » à la Villa Médicis qui donnera naissance à une série photographique sur les hirondelles. Séparés à leur retour à Paris, Edouard et Bastien commencent à utiliser l’image, et l’image seulement, pour communiquer – jusqu’à créer un nouveau dispositif de travail à l’origine de l’exposition « Obsession Dietrich » à la Galerie du Passage – Pierre Passebon. Du 15 février au 15 mars dernier, le duo d’artistes a puisé dans l’exceptionnel fonds photographique du galeriste, passionné par l’image de Marlene Dietrich, pour créer dialogues inattendus entre ses nombreux visages à travers les époques. Une exposition pensée comme un constant échange entre les artistes, mais aussi entre le galeriste et sa muse, et un travail réalisé presque essentiellement grâce à l’outil Instagram…
Comment vous-êtes vous rencontrés et avez commencé à travailler en duo ?
Bastien : Ce n’est pas la première fois qu’Edouard travaille sur la collection de photographie de quelqu’un. Sa série « Spéculaire » réalisée à partir de la collection de Sébastien Lifshitz avait déjà été exposée à Paris Photo en 2018. C’est à cette occasion que je l’ai rencontré. On est devenus amis et on a commencé à travailler ensemble de manière informelle. Jusqu’au moment des hirondelles (« Le Bleu du Ciel », ndlr.) où notre collaboration s’est transformée en véritable duo, suite à notre résidence à la Villa Médicis pendant le confinement. Nous y avons résidé pour faire des images des hirondelles, puis le projet s’est transformé et a pris une autre ampleur, et notre travail à deux s’est développé naturellement.
Edouard : On a inventé des nouveaux projets ensemble et instauré de nouveaux dispositifs. Avant, il était devenu quasi impossible de comprendre la part et l’apport de chacun, c’était un travail à deux. On a mis longtemps à mettre en place notre dispositif pour fabriquer les œuvres : la taille des grilles, les matrices, comment était l’objet…
Bastien : C’était il y a pile deux ans !
Combien de temps êtes-vous restés en résidence à la Villa Médicis ?
Bastien : Presque deux mois. On y est d’ailleurs retournés en septembre pour continuer un travail sur les jardins de la Villa qu’on avait commencé. On y est retourné pour terminer les prises de vue, et on prépare une publication pour l’année prochaine.
Ça a donc été comme un tournant pour vous.
Edouard : Oui. Ça a été un moment merveilleux d’être à Rome, dans une ville totalement calme, sans aucun touriste. La Villa Médicis était vide, on avait les jardins pour nous. C’était très étonnant.
Le plus beau de votre travail réside dans le dialogue inhérent aux œuvres. Comment s’articule votre travail à deux, notamment dans le cadre de l’exposition « Obsession Dietrich » ?
Edouard : Il y a deux natures de pièces. Un premier ensemble a été réalisé il y a déjà un peu de temps. Ce sont des photomontages, notamment les œuvres qu’on appelle « les disparitions » où l’on a « défait » Marlene de l’image, et pourtant il y reste toujours sa présence presque magnétique. À l’inverse, on expose aussi deux petites pièces qui montrent « trop » de Marlene parce qu’on l’a dédoublée dans l’image. Ce sont des techniques assez traditionnelles d’organisation des images réalisées sur Photoshop ou InDesign. Dans un second temps, quand on est revenus de la Villa Médicis et qu’on a été séparés physiquement, on a développé un medium de communication qui passait uniquement par les images. On s’envoyait mutuellement des images, et chacune était une réponse à celle qui avait été envoyée précédemment. Par un processus assez simple de superposition, c’est comme si les photographies réalisées gardaient la trace de celles envoyées juste avant, en s’empilant les unes sur les autres. On a choisi d’utiliser ce processus pour travailler avec la collection de Pierre Passebon. On pouvait charger toutes les images sur nos téléphones et ensuite – un peu comme dans un jeu de cartes – il nous suffisait de sortir la bonne image au bon moment pour raconter des histoires. Ça nous permettait de répondre à la quantité d’images qui était très importante.
Bastien : Si bien qu’on ne sait même pas combien il y en a au total. On en a numérisé environ quatre cents.
Edouard : Ça nous permettrait, en une seule œuvre, de pouvoir convoquer énormément d’images. Sur certaines séquences, on pouvait parfois invoquer quarante à cinquante images.
Bastien : Les images de « disparition » naissent d’un procédé très réfléchi qui passe par de la retouche une fois trouvée l’idée initiale. Alors que dans les dialogues photographiques, ça va très vite et c’est très spontané. C’est aussi très libérateur parce qu’on se pose souvent beaucoup de questions lorsqu’on crée. Ici, on passe par l’instinct, et ça crée souvent des choses étonnantes. Et puisque nous sommes deux et qu’on se parle seulement avec les images, il y a une volonté de se faire comprendre, des incompréhensions parfois.
Edouard : Avec les photomontages plus « classiques », on sait exactement où l’on veut aller. L’image est déjà conçue dans notre tête, il suffit simplement de la réaliser. Ici, comme on travaille à deux, il n’est pas possible d’anticiper et de se préfigurer à quoi va ressembler le travail. Il se crée totalement au présent. On n’en connaît pas la fin. Il y a à la fois un travail d’écoute et d’attention à ce que l’autre propose. C’est une image qui se négocie. Si l’on n’arrive pas à trouver une harmonie, ça ne marche pas.
Bastien : L’image qu’on envoie demande toujours une réaction. Bastien peut tenter de m’obliger à aller vers quelque chose. Je peux le suivre ou résister. Contrairement aux hirondelles où nous étions deux à créer les collages, ici nous sommes deux mais c’est la dualité qui ressort du travail.
C’est une sorte de question-réponse.
Edouard : Exactement. L’image n’est pas juste une image envoyée, c’est un appel, une question à laquelle on doit répondre. C’est une conversation. Et comme dans une conversation, on n’a pas toujours le temps de penser. On ne pourrait pas répondre en alexandrins, par exemple, à moins d’être un vrai génie !
Bastien : Il faut aussi savoir que l’image qu’on envoie, c’est surtout l’autre qui la voit. Et lorsque l’on met nos deux « parties » en commun, on les réordonne pour faire un tri. Puis on évalue ce qui nous plait, ce qui fonctionne.
Edouard : Parfois la transformation peut être faite d’une étape à l’autre, un peu comme un tableau qu’on serait en train de peindre et pour lequel on se demanderait quand on doit s’arrêter.
Techniquement, comment vous envoyez-vous les images ?
Edouard : On utilise la messagerie privée d’Instagram.
Bastien : On fait comme si l’on allait prendre une photo via Instagram, on choisit un ami dans la liste à qui l’envoyer. L’autre reçoit l’image dans une vignette bleue, c’est une image qu’on ne peut lire qu’une fois et qui disparaît après l’ouverture. La seule manière de la sauvegarder, c’est de faire une capture d’écran. Et l’on répond par une autre photo.
Edouard : Grâce à cet outil, on peut manipuler l’image que l’on a reçue et celle que l’on vient de prendre. On rajoute une image à chaque étape. Ce qui est intéressant, c’est que grâce à Instagram, on peut répondre directement par une image.
Bastien : Une grande partie des œuvres de l’exposition a été réalisée de cette façon. C’est pour ça qu’on retrouve souvent ce coin arrondi sur les images, parce que la capture d’écran effectuée garde l’empreinte du téléphone. Certaines œuvres sont des réorganisations de plusieurs captures d’écran, plusieurs séquences. Il y a toujours différentes possibilités de manipuler les images. On peut les tourner pour donner un effet de diffraction, ou créer quelque chose de plus vertical en créant des rayures.
Edouard : Un autre procédé qu’on aime beaucoup consiste à compléter une photo par une autre. Compléter la moitié du visage de Marlene par son visage sur une autre photo. Ce qui était intéressant dans cet exercice, c’est qu’il fallait connaître l’ensemble des photos parce que le principe est d’aller vite. Il y a eu tout un temps d’apprentissage des images avant de commencer le dialogue. On obtient ainsi un visage impossible avec deux parties du visage tirés de deux âges différents.
Comment vous est venue l’idée de faire d’Instagram votre outil de travail ?
Bastien : Lorsqu’on est rentrés à Paris après notre confinement à Rome, on a commencé à se parler par ce système de photo-dialogue. Puis on s’est rendu compte qu’on tenait quelque chose.
Edouard : Aujourd’hui on utilise beaucoup la photo pour communiquer. Plutôt que de dire que vous êtes en train de manger, vous prenez une photo de votre assiette. Parfois, même pas besoin d’y joindre un mot, on comprend tout de suite. Ce qui était très drôle dans ces essais balbutiants, c’est qu’on se rendait compte qu’on pouvait être en train de vivre les mêmes moments, le petit-déjeuner par exemple. On a beaucoup joué sur ces similitudes, des moments identiques mais séparés, pour créer des images où les deux situations se rencontrent. Puis c’est devenu un vrai temps de travail.
L’exposition à la Galerie du Passage – Pierre Passebon s’intitule « Obsession Dietrich ». Pourquoi cette obsession ?
Bastien : Au départ, c’est une obsession empruntée à Pierre Passebon qui détient la plus grande collection de photos de Marlene Dietrich – qui avait été exposée à la Maison Européenne de la Photographie en 2018. Il nous a demandé si nous serions intéressés de travailler avec cette collection. À partir de là, le dialogue s’est installé et il a partagé avec nous son obsession. On connaissait très peu Marlene Dietrich mis à part cette image mentale que tout le monde peut avoir. On a appris à la connaître à travers les yeux de Pierre, ce qu’il nous a montré d’elle. Il se passionne pour son allure, son visage et la façon dont elle s’est servie des images pour exister. En tant que plasticiens, on s’intéresse aussi aux formes, aux lignes, et ça a été une très bonne porte d’entrée à ce projet, pour nous permettre de rentrer dans la tête de Pierre.
Edouard : La première fois que nous sommes venus à la Galerie du Passage, Pierre a commencé à nous montrer les images et on s’est rendu compte de l’évolution de supports photographiques à travers la vie de Marlene, qui est née au début du XXème siècle et morte tout à la fin. En creux, on y voit toute la société se transformer, d’autant plus qu’elle a travaillé à la fois avec le cinéma, la mode ou le music-hall. On voit l’évolution des années 1920 aux années 1980 à travers ses looks. Et ce qui est sensationnel, c’est qu’elle reste à la page ! C’était une vraie chance de travailler avec la même personne à travers les âges. C’est ça qui a donné naissance à la grande pièce accrochée au fond de la galerie : on s’est amusés à accumuler les visages de Marlene à travers les époques.
Bastien : Et on a fini par sympathiser avec elle !
Interview : Maxime Der Nahabédian
Portrait : Pierre Mouton
Images courtesy of Galerie du Passage – Pierre Passebon