Jeanne Friot
Un manifeste fait vestiaire
» La mode est là pour faire passer des messages, pas juste pour créer de beaux vêtements et de belles pièces «
En prélude à la Fashion Week de Paris qui débute cette semaine, ce vendredi 23 février nous avons rencontré Jeanne Friot. La jeune créatrice française, qui lançait sa marque éponyme genderless en 2020, nous accueille dans son atelier à La Caserne, où elle nous parle de sa vision de la mode – qui se révèle être à la fois un art à part entière et un manifeste politique.
Ta marque se positionne assez clairement avec le motto “no gender, no carbon, no hatred”, peux-tu nous parler plus de cette décision de faire une marque genderless ?
Le principe derrière la marque était de créer un endroit où je pouvais défendre mes valeurs et faire de la mode dégenrée, ou du moins de la mode où l’on ne parle pas de vêtements assignés à un genre. On essaye de déconstruire cette idée et de dire qu’en fait, le vêtement existe comme une rencontre amoureuse. On tombe amoureux d’une couleur, d’un couple, de ce que cette rencontre peut générer, de ce qu’elle peut dire… J’aime donc le fait qu’on retire la notion de genre du vêtement et qu’on regarde plutôt les modèles avec lesquels on a grandi.
J’ai grandi à une époque où très peu de femmes opéraient à la tête des maisons de couture, mais il y a tout de même des figures très influentes pour moi comme Vivienne Westwood. Tout était politique chez elle, qui a aussi créé le mouvement punk. Son univers était donc très lié à la musique, elle parlait d’écologie… Il y a eu aussi Sonia Rykiel, et beaucoup d’artistes, surtout des écrivains et des écrivaines. Je pense à Virginie Despentes par exemple, des femmes très fortes.
La mode devient un manifeste politique chez Jeanne Friot
Complètement. Presque toutes nos collections ont un déclencheur politique ou s’appuient sur ce qui se passe dans le monde. Et moi, parce que je suis une femme lesbienne qui fait de la mode et qui crée son univers, mon point de vue devient forcement dissident. Ainsi, la collection « Rouge », par exemple, est sortie en réaction à la loi Roe vs Wade aux États Unis. Pareil pour la collection “Sirens”, qui faisait allusion la loi contre le traitement des adolescents transgenres.
Tout est très “touchy” en ce moment, et je vois mon identité regulièrement remise en cause. La mode est là pour faire passer des messages, pas juste pour créer de beaux vêtements et de belles pièces, ce qui n’empêche pas d’en créer aussi.
Politique aussi dans l’approche “no carbon”. Comment faire pour créer une marque 100% sustainable et viable économiquement en même temps ?
C’est ça qui est hyper compliqué. Sachant que cette industrie est une des plus polluantes du monde, je voulais réfléchir à une façon de produire différemment, créer un nouveau modèle économique. Aujourd’hui on travaille avec la marque Nona Source, qui nous revends du deadstock de maisons de LVMH notamment, ou on fait de l’upcycling. Rien n’est fabriqué pour nous et on créé tout en France, on est dans un microcircuit.
Au début, c’est facile, mais au fur et à mesure que la marque grandit… plus tu vends, plus des problèmes se posent. Maintenant je suis obligée de regarder le mesurage, et refuser des matériaux s’il n’y en pas assez ou restreindre vraiment le nombre de pièces que l’on va créer. C’est pas toujours pratique, ça nous est déjà arrivé d’avoir vendu toutes les pièces même avant que la collection soit en vente ! En même temps, ça fait que les pièces soient presque numérotées, comme des séries limitées, ce qui est rare. J’aime bien en partie cette rareté, et cette contrainte qui nous pousse aussi à trouver d’autres solutions.
Est-ce la raison pour laquelle Jeanne Friot est une marque de luxe ? Car vu l’importance du discours et du positionnement politique, il serait peut-être intéressant de partager cela avec le grand public.
En partie, oui. Après moi je me suis positionnée comme une marque de luxe. On fait du prêt-à-porter luxe parce qu’ on a un savoir-faire particulier, des matières nobles, et il y a du temps investi sur la production de chaque pièce. Mais j’essaye de travailler les collections pour que l’on aie des pièces d’entrée de gamme qui puissent être achetées par tous. Le pantalon à plumes, par exemple, un des succès, est un peu cher je sais, mais on peut économiser et se l’acheter même si on a pas un très gros salaire.
Je pense qu’il y a deux raisons qui attirent les acheteurs. D’une part mon discours, ma position, qui fait que certaines personnes viennent à la marque car ils ont envie d’acheter du made in France, une designer engagée ou qui soutient mon message. J’étais très soutenue par la communauté LGBTQ dès le début. Même aujourd’hui c’est principalement cette communauté qui achète le plus, même si le message s’est aussi diffusé et que les collections sont construites différemment.
D’autre part, il y a des acheteurs qui juste découvrent la marque et qui aiment le vêtement en lui-même, sans connaître le discours qui anime le label.
C’est un mythe à déconstruire que créer des pièces non-genrées pose des problèmes plus grands notamment pour s’adapter à des morphologies ?
Ce sujet révèle encore une idée très patriarcale de la manière de penser le vêtement. C’est un faux problème, pour moi. Dans ce cas, il faudrait remettre en question les normes: c’est quoi un corps de femme ? C’est quoi un corps d’homme ? Il y a plein de corps féminins différents, pareil pour l’homme. Comment faire pour créer un vestiaire entier pour les personnes intersexuées, ou les personnes non binaires ? Il y a tellement de possibilités qu’on ne peut pas dire qu’il y a un standard.
Par ailleurs, on sait très bien aujourd’hui que les femmes se sont appropriées le vestiaire masculin depuis longtemps, la question ne se pose plus. Ce qui m’intéresse, c’est de faire l’homme s’emparer du vestiaire féminin, sans que cela soit dénoncé ou perçu comme un déclencheur potentiel de violence contre ceux qui les portent dans la rue. Plus on envoie ce message, plus il est visible. Le défilé est un moment de visibilité particulièrement intense et de là, la mode va descendre progressivement dans la rue. Plus on maintient cette image, plus elle va finir par rentrer dans l’ordre de l’établi et de la culture commune. Enfin, on ne pensera plus que si un garçon met une jupe dans la rue, il va se faire agresser.
C’est la raison pour laquelle, en devant choisir où te placer dans le système, t’as opté pour présenter tes collections dans la fashion week homme ?
Complètement. Il y a aussi le fait que dans la fashion week femme il y a tellement des choses, c’est trop intense et dur pour les jeunes designers d’avoir de la visibilité. Et le fait que dans la fashion week masculine y il a les acheteurs homme et femme, alors que ça n’est pas le cas chez la femme. Il s’agissait donc en partie d’un positionnement stratégique en termes de business. Je trouve aussi très intéressant de se poser la question de ce que l’on fait de la masculinité, qu’est-ce qu’on fait de la virilité aujourd’hui et comment peut-on en parler dans la mode ?
On observe aujourd’hui une tendance des marques qui, même si elles ne se positionnent pas comme genderless, font défiler des mannequins masculins et féminins. Est-on en train de dépasser cette notion de binarité dans la mode ?
Oui, enfin, je l’espère ! Je trouverais intéressant de ne plus parler du genre quand on parle de vêtements, de ne plus avoir une fashion week dedié à l’homme et autre à la femme. Ce qui est quand même curieux, c’est que je reçois beaucoup d’attention de la presse et on parle car je me positionne comme “genderless”, mais une fois qu’on se retrouve face aux acheteurs… c’est pas du tout la même chose. Ils sont perdus, ne sachant pas trop comment nous placer. Je leur dis toujours qu’ils peuvent choisir comment me placer dans leurs boutiques. Mais quand on est face à un système comme un tableur excel, il n’y a pas beaucoup de choix, donc il faut aussi déconstruire la façon dont on crée des boutiques en fonction du genre. Il a déjà magasins en Corée où il n’y a pas deux rayons selon le genre, mais ça reste plutôt la norme en Europe. La plus part du temps, mes pièces se trouvent au rayon femme, car mon style est pas assez “sobre” pour celui d’homme, malheureusement.
Est-il également une fausse croyance de penser un vestiaire sans genre comme quelque chose de « neutre » ou manquant de personnalité ?
Tout à fait. Il y a aussi une manque de couleur et d’extravagance dans les rayons homme des magasins en général, on y trouve que du bleu, du gris et pas grand chose d’autre. J’ai dû aussi me libérer moi même des constructions sociales. J’ai créé ma marque dans le but d’offrir des vêtements portables pour tout le monde, donc il ne faut pas se limiter et dire que je ne peux pas proposer des jupes, des robes ou des tenues très colorées et extravagantes pour les hommes aussi. On propose d’ autres choses, on va pas faire que des costumes gris ou des pièces que l’on est habitués à voir dans les vestiaires des marques “unisex”.
Il y a des pièces comme les ceintures que l’on retrouve dans chaque collection. Peux nous en parler un peu plus en détail ?
Il y a deux pièces en particulier qui font partie intégrante de notre ADN : le pantalon à plumes et la robe à ceinture, portée par Madonna. Ensuite, j’ai trouvé intéressant de reprendre ces deux forces créatives et de les décliner dans toute la collection. Cette saison, il y a des imprimés de ceintures sur les tops et les robes, un effet trompe-l’œil qui rend la robe plus portable et plus abordable. Il y a aussi le tartan, un tissu que j’utilise tout le temps, et qui est aussi l’un des symboles de la marque depuis le début. On a aussi des structures qui commencent à devenir redondantes dans la marque et que j’aime retravailler. J’aime bien également trouver une couleur prédominante, faire quelque chose de fort autour de cette couleur dans chaque collection.
Il y avait le bleu pour la collection “Siren”, puis le rouge pour “Red Warriors” et enfin le Noir et le Violet pour la dernière, “Coming out”. Peux-tu nous en parler plus sur le rôle de la couleur dans cette dernière ?
L’idée était de raconter mon histoire d’amour avec ma compagne. Il s’agissait de se poser la question : comment peut-on raconter une histoire d’amour lesbienne à travers une collection ? J’étais aussi inspirée par Romy, qui appartenait au groupe The XX. Elle avait écrit une chanson intitulée “Love Her”, qui raconte justement ce que c’est d’avoir un amour lesbien et du fait que, dans certaines situations, cela ne devient pas quelque chose que l’on peut librement dire ni vivre. Il y a une dualité entre “j’ai envie d’être moi même, être capable d’aimer et montrer cet amour” et “je sais que je suis dans certains endroits où je sais que je ne peux pas le faire”. Quand j’imagine cela, c’est un peu comme l’idée de sortir de l’ombre pour voir la lumière. On a donc commencé avec des manteaux et des pièces noires très sombres, pour progressivement laisser place à la couleur violette, qui est symbolique de beaucoup de choses : la représentation des lesbiennes dans le drapeau, mais aussi celle de la révolution violette, des féministes, etc.
Il y avait aussi le motif des fleurs…
Oui, qui est aussi un geste d’amour, d’offrir des fleurs. Pareil avec les clés, quand on atteint un certain stade dans son histoire d’amour, on donne sa clé à cette personne spéciale, celle de son chez soi ou symboliquement celle de son cœur… Ce qui parle enfin d’une ouverture de soi même, d’un partage, et j’aimais bien ce geste. C’est ainsi que j’ai conçu ma pièce “clé” (rires), un peu comme le Pont des Arts, mais inversée : au lieu des cadenas, j’accroche des clés. Plein gestes se trouvent traduits en vêtement ici.
C’est assez poétique enfin, qu’est-ce que la mode représente-elle pour toi ?
C’est un art. Pour moi, il s’agit de livrer un message créatif, donc elle devient un art, mais c’est aussi un art appliqué à une industrie, il faut vendre des pièces afin de pouvoir continuer à fonctionner. En même temps, c’est aussi un médium pour raconter des histoires, et exprimer des points de vue, car cela va du vêtement au défilé, en passant par la musique, l’image… On peut aborder et partager notre vision du monde, ou celle d’un monde qu’on aimerait bien construire. `
Propos recueillis par Cristina López Caballer
Photos : Ayka Lux