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09.12.2024 Grand Palais, Paris #art

Chiharu Shiota

Tisse les fils de l’invisible au Grand Palais

« Je crois que nous sommes tous connectés, mais ces connexions sont invisibles à l’œil nu. Je cherche à les rendre visibles »

Le nom de Chiharu Shiota est devenu synonyme de son utilisation de fils noirs et rouges dans des installations englobant des bateaux, des instruments de musique, des robes et des meubles. Développant ses réflexions sur le voyage, la féminité, les relations humaines, les souvenirs et l’absence, son travail poétique et émouvant est empreint de sensibilité.

Cet hiver, Chiharu Shiota est la première artiste à être honorée d’une exposition monographique au Grand Palais suite à sa rénovation. Intitulée The Soul Trembles et organisée avec le Mori Art Museum de Tokyo, cette exposition retrace deux décennies de sa carrière.

Née à Osaka en 1972, Chiharu Shiota a étudié la peinture à l’huile à l’université Kyoto Seika avant de poursuivre son cursus auprès de Marina Abramović à la Haute École d’arts plastiques de Brunswick, puis avec Rebecca Horn à l’université des arts de Berlin. Installée depuis dans la capitale allemande, elle a représenté le Japon à la Biennale de Venise en 2015.

Pourquoi avez-vous intitulé votre exposition The Soul Trembles ?

CHIHARU SHIOTA:

Lorsque Mami Kataoka [directrice du Mori Art Museum] est venue me rendre visite à Berlin en 2017 pour m’inviter à mettre sur pied une rétrospective, j’étais tellement heureuse. Mais le lendemain, j’ai eu un contrôle chez le médecin et il m’a informé que le cancer était revenu. Cela signifiait que pendant que je préparais l’exposition, je devais également subir une opération et une chimiothérapie. Pendant cette période, j’ai beaucoup pensé à la mort, à mon âme. Ma fille n’avait que 9 ans et je me demandais comment elle pourrait grandir sans sa mère. C’est ce qui m’a inspiré ce titre, le tremblement de ma propre âme alors que je luttais pour ma survie et que je montais cette exposition.

Out of My Body (2019/2024), votre première œuvre en cuir, reflète votre expérience du cancer et de la chimiothérapie. Comment sa réalisation vous a-t-elle aidé à faire face à la maladie ?

CHIHARU SHIOTA:

Après le diagnostic, j’ai eu l’impression d’être sur un tapis roulant. La première étape a été l’opération, suivie de la chimiothérapie. C’était un protocole tellement stérile. J’avais l’impression que mon corps était démantelé, que mon âme et mon corps étaient séparés. Le cuir est découpé et des parties de mon corps sont éparpillées sur le sol.

Normalement, mes installations sont démontées et jetées après l’exposition. Ça ne me dérange pas car l’œuvre reste dans la mémoire du spectateur. Cependant, pendant cette période, je voulais travailler avec des matériaux qui resteraient après l’exposition et même après ma propre mort.

Vous avez commencé Connecting Small Memories (2019/2024), avec des centaines d’objets ménagers miniatures, juste avant la pandémie de Covid-19. Qu’est-ce qui a motivé ce changement d’échelle ?

CHIHARU SHIOTA:

C’est une visite au Mori Art Museum qui m’a inspiré la création de cette œuvre. Le musée se trouve au 53e étage et surplombe Tokyo. Il y avait une grande fenêtre et on pouvait voir toute la métropole en dessous ; c’était comme regarder une ville miniature. Je voulais relier l’extérieur à l’intérieur. Mais lors de la pandémie de Covid 19, le sens de cette œuvre a un peu changé. Je pensais à nous tous confinés dans nos maisons, chaque intérieur étant comme un petit univers en soi.

Vous avez commencé à utiliser des fils dans votre performance/installation From DNA to DNA (1994) quand vous viviez encore au Japon. Que représentaient les fils pour vous dans vos premières œuvres ?

CHIHARU SHIOTA:

Dans From DNA to DNA, le fil ressemble à un cordon ombilical. À cette époque, j’étais inspirée par ce lien. L’installation était suspendue au plafond et le fil descendait jusqu’à mon corps ; moi, ou l’être humain, renaissait à partir de l’œuvre.

Dès le début, la signification du fil était le prolongement d’un trait de crayon à partir d’un dessin. Maintenant, je vois ça davantage comme un lien avec les gens et le fait que je tisse la mémoire comme le système neuronal du cerveau.

Pouvez-vous nous parler un peu de votre processus créatif et de la raison pour laquelle vous aimez utiliser des fils ?

CHIHARU SHIOTA:

Créer ces installations, c’est comme dessiner dans l’espace. Même si le champ d’exposition s’est agrandi ces dernières années, je cherche toujours à suivre la ligne. Je ne veux utiliser que ce matériau, rien d’autre. C’est pourquoi je n’emploie que des fils métalliques très fins pour fixer le matériau au plafond et parfois aux murs. Si c’est possible, je me contente généralement d’agrafer dans les murs et les sols. Je veux que tout autre matériau disparaisse pour que le spectateur ne puisse voir que le fil. Je veux que cela ressemble à un dessin, pas à une sculpture.

Vous avez dit que le rouge symbolise l’intérieur tandis que le noir représente l’extérieur. Pouvez-vous développer ce que ces deux couleurs signifient pour vous ?

CHIHARU SHIOTA:

La couleur rouge est comme le sang et évoque donc les relations humaines. Au Japon, une légende raconte que lorsqu’un enfant naît, un fil rouge est noué autour de son petit doigt ; il s’agit d’une extension d’un vaisseau sanguin de son cœur jusqu’à son doigt. Le fil rouge est ensuite relié au doigt d’une autre personne. On dit que ces personnes sont destinées à faire partie de la vie de l’autre. Je crois que nous sommes tous connectés, mais ces connexions sont invisibles à l’œil nu. Je cherche à les rendre visibles.

Le noir est plus abstrait. Un amas de fil noir forme une surface et je peux alors créer des espaces illimités qui s’élargissent progressivement pour former un univers en soi.

Vous avez souligné que l’entrelacement et l’enchevêtrement des fils symbolisent votre état d’esprit face à la complexité des relations humaines. Comment votre interprétation du matériau a-t-elle évolué ?

CHIHARU SHIOTA:

Cela est étroitement lié à mes sentiments lorsque je tisse l’installation. Plus je suis anxieuse, plus le fil est emmêlé. Quand je suis calme, le matériau est également calme. Le fil unique ressemble à toutes les connexions car il peut être tendu, emmêlé, cassé, lâche ou noué, tout comme les relations.

Votre œuvre In Silence (2002/2024) est née de votre souvenir d’un piano brûlé devant la maison de votre voisin à la suite d’un incendie alors que vous aviez 9 ans. Quelle émotion ressentez-vous aujourd’hui face à cette œuvre ?

CHIHARU SHIOTA:

Elle vient de mon enfance, mais je l’ai conçue à partir de mes souvenirs, 20 ans plus tard. Après la création, ce traumatisme ou ce moment avait disparu ; je ne le porte plus en moi.

Au gré des années, vous avez réalisé de nombreuses œuvres avec des robes. Dans l’exposition, vous présentez Reflection of Space and Time (2018), deux robes blanches impeccables suspendues dans des toiles de fil noir, séparées l’une de l’autre par une cloison. Une seule robe peut être perçue à la fois et est reflétée par un miroir. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette pièce ?

CHIHARU SHIOTA:

Il y a deux robes, mais au milieu de l’espace se trouve un miroir. Au premier regard, les gens n’aperçoivent pas ce miroir ; ils pensent que les deux robes sont côte à côte, mais ce n’est qu’un reflet de l’une d’elles. En réalité, l’autre robe se cache derrière le miroir. C’est comme un tour, une illusion d’optique. Nous pensons savoir ce qu’est la réalité, mais ce n’est qu’un miroir de nous-mêmes. Quand je me regarde dans le miroir, je ne vois souvent pas ce que je suis. Dans cette installation, cette coque de corps peut occuper la pièce créée, mais elle n’est pas seule dans cet espace. Nous ne pouvons pas voir la vérité directement ; nous devons regarder à travers autre chose, une autre perspective.

Plusieurs œuvres parlent du déplacement, comme Accumulation – Searching for the Destination (2014/2024). Quelles idées vous ont inspirée ?

CHIHARU SHIOTA:

Les valises bougent parce qu’elles sont prêtes à partir, elles veulent voyager. Cela ressemble aussi à la sensation que nous avons avant de partir en voyage, à l’excitation ou au tremblement de l’âme. Je suis allée une fois aux puces de Berlin, j’ai trouvé ces vieilles valises et en les ouvrant chez moi, j’ai trouvé un vieux journal de 1946 dans l’une d’elles et une liste d’identification de colis dans l’autre. Ces objets me semblaient si familiers que j’avais l’impression de connaître la personne à qui appartenait la valise. Je pouvais ressentir son existence même si je ne l’avais jamais rencontrée. Chaque valise représente une personne.

L’idée était que l’exposition commence par Where Are We Going ? et se termine par Accumulation – Searching for the Destination. C’est comme un voyage, du début à la fin.

L’immeuble où vous vivez et travaillez était autrefois occupé par la Stasi. Comment cela a-t-il influencé votre production créative ?

CHIHARU SHIOTA:

J’ai un petit studio attenant à mon appartement où je ne fais que mes dessins. Mon atelier principal se trouve à Wedding, un quartier de Berlin. Il fait environ 400 m2 ;

c’est là que je prépare le matériel pour les installations et où mon équipe travaille. Je crée principalement mes installations dans le musée lui-même. Mon atelier ressemble davantage à un entrepôt pour le matériel.

Mon immeuble a une longue histoire et renferme beaucoup de souvenirs : c’était une tour de guet qui servait à sécuriser la frontière entre Berlin-Ouest et Berlin-Est. Je suis souvent inspirée par la ville elle-même et les cicatrices de son histoire.

En 2003, vous avez commencé à concevoir des décors pour des opéras et des pièces de théâtre. Quelles nouvelles possibilités et quels nouveaux défis artistiques avez-vous rencontrés ?

CHIHARU SHIOTA:

En tant qu’artiste, je travaille habituellement seule. Mais pour une scénographie, je dois collaborer avec le technicien de la lumière, les interprètes, le metteur en scène et le chorégraphe. Nous avons chacun notre rôle distinct, mais nous devons quand même travailler ensemble. C’est complètement différent de la création d’une exposition pour un musée. Cet échange d’idées tournées vers un objectif commun rend le travail beaucoup plus complexe mais ça permet de créer de plus grandes choses.

Quelles autres ambitions avez-vous ?

CHIHARU SHIOTA: 

Aucune, je suis artiste 24 heures sur 24. Il n’y a pas beaucoup de place pour autre chose.

 

Chiharu Shiota: The Soul Trembles est à voir au Grand Palais jusqu’au 19 Mars 2025.

 

Interview par Anna Sansom

Photos: Didier Plowy

 

 

 

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