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08.10.2018 #art

Elsa & Johanna

L’identité multiple

Plus nos personnages rebondissent dans les histoires, plus ils deviennent nos propres icônes

Nées respectivement en 1991 et 1990, Johanna Benaïnous et Elsa Parra forment le duo Elsa et Johanna depuis 2014. Elles se sont fait connaître par la série de photographies « A couple of them », et travaillent aujourd’hui également sur le film et la vidéo. Dévoilées au Salon de Montrouge, elles ont récemment été honorées du Prix Picto de la Mode, pour lequel leur travail a été présenté au Palais Galliera, qui les a inclus dans sa collection. Elles sont en ce moment à l’exposition « Les Apparences » de la Graineterie – Houilles (jusqu’au 3 novembre), avant le solo-show de la Galerie La Forest Divonne – Paris, du 7 au 24 novembre. Elles y poursuivent cette auscultation du monde, entre un sens de l’observation accru du quotidien et une liberté totale qu’elles s’octroient pour se mettre en scène, exaltant un plaisir non feint du travestissement.

À la suite de toutes ces interprétations de rôles, mêlant les sexes, les genres, les milieux sociaux, les différents âges de la vie… qui êtes-vous réellement ?

Nous sommes, bien entendu, qui nous sommes, mais tellement imprégnées par nos personnages que, plus le temps passe, plus nous exprimons un mélange de ces fragments de personnalités et de caractères. À tel point que lorsqu’on nous prend en photo, dans la « vraie » vie, il n’est plus si évident de nous situer. Nous avons pris l’habitude d’être interchangeables et sommes toujours un peu quelqu’un d’autre, mais nous nous amusons de ces codes et nous constituons à présent de plusieurs…

Comment choisissez-vous vos personnages ? Tout est-il annoté rigoureusement à l’avance, tels que les costumes, les poses ou les mises en situation ?

Créer un personnage est assez instinctif, mais cela se déclenche après une longue phase d’observation. Nous le constituons par étape, par exemple avec une perruque, puis un vêtement inspiré par ce postiche, avant de penser à une paire de chaussures. Le personnage se révèle de manière assez magique. Comme nous sommes en duo se pose immédiatement la question de savoir comment nous allons l’assortir à un autre et ces rebonds nous motivent. Mais nous nous inspirons aussi de films, de séries ou de tout ce que nous voyons, constituant une banque fictive d’images et d’inspirations.

Certains interprètes reviennent-ils ?

Oui, mais jamais sous la même forme et ils accompagnent de fait nos changements physiques au fil des ans. Mais si je prends l’exemple d’El Chico, de la série « Los oyos vendados », un jeune garçon inspiré de la peinture du XXe siècle, il nous a plus ou moins inspiré notre dernier moyen-métrage, « Tres estrellas », comme s’il avait été projeté dans une autre histoire. Il revêt la même coiffure, des traits proches du premier caractère, mais porte un autre costume. Donc lui-même existe dans deux périodicités différentes, à l’image de notre travail qui parle de plus en plus du temps.

Quelle était votre première image ou votre premier personnage ?

Les premiers protagonistes sont venus d’une envie simple de faire de la mise en scène ensemble et de proposer notre expérience à ceux qui verraient nos photos. Au début, nous nous sommes laissées aller à construire des interlocuteurs très différents, tels que des adolescents, de vieux agriculteurs ou des pécheurs… une myriade de catégories pouvant être caricaturales et, à force d’en réaliser, nous nous sommes rapprochées d’une certaine vérité. Plus nos personnages rebondissent dans les histoires, plus ils deviennent nos propres icônes.

Pourquoi la photographie de couple s’est-elle immédiatement imposée ?

Premièrement, nous avions chacune autant envie de jouer que d’être derrière le déclencheur, donc de nous impliquer dans la création au même niveau. Nous n’avons jamais voulu parler de nous, mais témoigner des autres et si nous connaissions, et admirions, Cindy Sherman, nos autoportraits multiples ou autoportrait mutuel étaient une manière de nous impliquer dans cette tradition, tout en nous permettant de dépasser une certaine limite. D’être deux démultiplie les possibilités : le mensonge ou la performance et apporte encore davantage de complexité. C’est pour cela que le premier travail s’est développé durant deux ans, constituant une série. Comme nous venions de nous rencontrer, il fallait nous créer des souvenirs communs et nous avons été ensemble 80% du temps. Ce projet a pris part dans notre vie de manière complètement immersive.

Est-ce de l’autofiction en image ?

Complètement et, même, hors performance, nous parlons de nos rôles et de nos histoires. Une forme ludique réside aussi dans ce langage que nous avons créé, et il est amusant de croiser des typologies de nos personnages dans la vraie vie. Car on voit dans la rue ceux qui ressemblent aux jeunes gens que nous jouons ! Nous le voulions et, même si nous élaborons, parfois, des figures plus oniriques ou fantasmagoriques, nous cherchons toujours cette crédibilité.

Vous vous êtes connues à la School of Visual Arts de New-York. La tradition que vous développez n’est-elle pas aussi plus anglo-saxonne ?

En effet, certains pensent d’ailleurs que nous ne sommes pas Françaises et si nous nous étions rencontrées à Paris, nous n’aurions jamais travaillé autant sur ces questions. Nous aimions beaucoup la photographie américaine, notamment de Diane Arbus ou de Bruce Wrighton, mais aussi l’univers de Gregory Crewdson ou de Philip-Lorca diCorcia. Nous sommes fascinées par ce genre d’images où l’humain est travaillé dans un décor précis et qui tient de la tradition picturale. Ce médium peut également nous inspirer. Par exemple la dernière exposition de David Hockney au Centre Pompidou nous avait renvoyée vers d’autres voies de la photographie. Notre série « Los ojos vendados » vient ainsi directement de portraits peints du XXe siècle représentant des figures anonymes dans des paysages grandioses. À la différence d’avec « A Couple fond Them », qui s’inscrivait davantage dans le portrait de rues, nous avons été plus sensibles au fait que le personnage pictural planté dans un décor imaginaire du sublime voit son identité suspendue et figée, comme s’il gardait en lui un secret jamais révélé.

Vous affichez une production assez fournie. Qu’apporte la série et la multiplicité dans votre œuvre ?

Nous avons une manière d’aborder le médium qui est très narrative. L’histoire peut aussi être racontée par les paysages ou les décors, mais de manière naturelle, nous pensons toujours aux liens entre les images et comment pénétrer une psychologie ou la vision globale d’une scène. Nous n’avons jamais pensé une photographie seule et, les fois où nous avons tenté de le faire, nous avons tout de suite imaginé une série de dix. De nombreuses images n’ont d’ailleurs jamais été montrées. Comme nous travaillons dans l’improvisation, également pour la performance, la mise-en-scène ou le film, nous nous laissons l’ouverture d’un cadre très libre, même quand on nous demande de réaliser des clips.

Vous avez notamment collaboré à ceux de Blow, LenParrot et Schérazade…

Nous réalisons ces vidéos comme nos séries de photos, c’est-à-dire qu’une idée et une esthétique nous inspirent, puis des couleurs nous viennent selon les musiques et aboutissent à des sensations et des personnages. Ensuite, nous trouvons un lieu, nous enfilons des costumes et nous nous laissons jouer. Puis, à cette partie très performative, s’ajoute le montage qui est aussi fort important. Une grande porosité demeure entre les photographies et les vidéos, qui s’inspirent les unes-les autres, mais ne disent jamais la même chose. En parallèle, nous avons travaillé avec le musicien Breno Viricimo pour votre dernière vidéo.

Que ces groupes ou chanteurs vous contactent vous donne-t-il l’impression de vous inscrire dans un travail générationnel ?

Notre première collaboration avec LenParrot a été cyclique, sur une durée de deux ans, et nous a permis de nous plonger dans un univers plus étrange et surréaliste que nos propres images. Même si ce n’était pas la volonté initiale, notre réflexion s’inscrit en effet dans une génération puisque l’on joue un ensemble de jeunes personnages appartenant à notre quotidien. D’ailleurs, nous observons que les critiques sont assez radicales, soit on aime notre travail dans sa totalité, soit pas du tout… Mais nous avons refusé de développer un univers monomaniaque qui aurait pu être, par exemple : « les jeunes un peu crades », qui jouissent d’un phénomène de mode, mais ne nous intéressent pas, car nous tendons à être moins classifiables.

D’ailleurs, votre esthétique mêle une ambiance contemporaine à un style un peu 60-70 pouvant aussi évoquer Courrèges…

Complètement. Et nos images nous ressemblent. L’actualité nous plaît sans nous séduire et nous ne voulons pas concevoir des images actuelles. Beaucoup, au cœur de « A Couple of them », nous ont dit : « Vous vous inscrivez dans la mode des portraits, des gueules, des identités et ce côté un peu gris, urbain, américain, banlieusard… » Mais nous ne voulions pas nous cantonner dans un dogme, alors nous nous sommes tournées vers autre chose. Nous demeurons dans le mouvement et l’exploration d’un rôle qui va être photographié au sein de multiples décors. Quand un personnage est joué pendant douze heures, il va lui-même développer plusieurs facettes, justifiant, s’il fallait le faire, la sérialité de notre travail, qui s’inscrit dans l’action.

Acceptez-vous, néanmoins, une lecture féministe de vos images ?

Oui, même si nous n’avons jamais souhaité nous inclure dans un projet engagé, nous défendons naturellement le féminisme, en tant que femmes ou actrices qui ont joué des hommes. Ce qui nous a aussi catégorisé et a entrainé beaucoup de questions à savoir si nous étions en couple et traitions de l’homosexualité ou de la bisexualité. Nous en parlons, comme nous mentionnons l’ensemble du monde qui nous entoure. Il est également passionnant d’observer qu’un travail vit dans son contexte et n’est pas perçu de la même manière selon l‘époque à laquelle il se dévoile.

Interview : Marie Maertens

Photos : Michaël Huard

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