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05.12.2018 #art

Philipp Kaiser & Tim Griffin

La performance au cœur d’Art Basel Miami

Les modèles sont en train de changer très rapidement, et le monde de l’art, quel qu’il soit, doit s’adapter

La dernière édition de la foire Art Basel Miami a été l’occasion pour Philipp Kaiser, directeur du secteur Public, et Tim Griffin, directeur de The Kitchen à New York, de présenter une performance de l’artiste mexicain Abraham Cruzvillegas. Portant sur les questions migratoires et de reconstruction de l’habitat dans des conditions précaires, cet événement présenté au public deux fois par jour, était l’une des actions les plus engagées de la foire. Fort de leur longue expérience dans ce domaine, Philipp Kaiser et Tim Griffin en confient l’origine et analysent le marché de la performance.

Philipp Kaiser, pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet, la performance Autorreconstrucción d’Abraham Cruzvillegas, qui a eu lieu au Grand Ballroom du Miami Beach Convention Center ?

Philipp Kaiser : J’avais été appelé en 2016 par Art Basel pour gérer le secteur Public sur Collins Parc, où nous avions présenté un peu moins de sculptures en 2017 qu’auparavant. Pour cette nouvelle édition, j’ai souhaité développer d’autres projets et quand j’en ai parlé à Marc Spiegler (directeur général d’Art Basel) et à Noah Horowitz (directeur d’Art Basel Miami), ils ont attiré mon attention sur cette toute nouvelle salle de très grande dimension où nous avons décidé d’organiser un évènement pour la rendre visible. J’ai ressenti l’envie d’y créer quelque chose qui soit à la fois performatif et sculptural. Connaissant par ailleurs Tim Griffin depuis un moment, et ayant un grand respect pour son travail à The Kitchen, je l’ai sollicité. L’an dernier, j’avais travaillé avec Abraham Cruzvillegas, que Tim avait également montré, ce qui s’est révélé une heureuse coïncidence. Nous avons donc demandé à l’artiste s’il pouvait activer à nouveau cette performance pour le public d’Art Basel Miami.

Justement, Art Basel est une foire, alors pourquoi est-ce si important d’y faire entrer la performance, soit quelque chose qui ne se vend peut-être pas ? On observe d’ailleurs le même phénomène dans les autres grandes manifestations comme la Fiac ou Frieze…

Philipp Kaiser : Pour moi ce n’est pas une question de l’objet contre le non-objet et il me semble que le travail d’Abraham Cruzvillegas se situe davantage entre la performance et la sculpture. Cette œuvre Autorreconstrucción témoigne particulièrement de cette relation entre le sujet et l’objet. Les danseurs tournent autour de  l’installation, constituée d’objets trouvés, impliquant un rapport de force entre eux et essayant de construire une dialectique. Complexe, elle ne constitue pas une déclaration contre le marché de l’art et le but n’est pas de faire le procès de la marchandisation. Mais, j’ai eu l’impression que c’était la bonne action à mener, à l’aide d’un discours puissant et modeste à la fois.

Le choix de cet artiste mexicain est d’autant plus pertinent aujourd’hui, dans le contexte politique des États-Unis. La pièce a été en outre inspirée de l’expérience de ses parents qui devaient toujours reconstruire leur maison au grès des migrations. La performance est-elle un médium qui permet d’être plus engagé et plus signifiant ?

Tim Griffin : On peut voir de la performance dans tous les musées, où elle revêt un rôle de plus en plus important. À tel point que les institutions sont en train de revoir leurs espaces pour en donner une meilleure visibilité. En dehors du fait qu’elle soit liée, ou non, au marché, il est largement admis que les conventions artistiques ont changé. La manière dont les spectateurs regardent, que ce soit un objet physique statique ou une pièce performative – qui peut également être vue comme une sorte d’objet -, a évolué, car l’intuition est devenue plus importante. Abraham Cruzvillegas l’a réellement saisi et a créé une performance dialoguant de manière active avec l’objet. Le fait qu’il soit mexicain est une coïncidence mais dans le contexte actuel, tout prend davantage de sens. Pour moi, il est avant tout un artistique fantastique qui sait s’impliquer dans un monde de l’art assez restreint, avec son langage très spécifique, et a réussi à dialoguer avec une population n’ayant pas forcément l’habitude de ce monde. Quand Philipp m’a invité pour ce projet, c’est le premier artiste qui me soit venu à l’esprit et je n’aurais pas pu imaginer un meilleur contexte pour travailler avec lui.

Aviez-vous déjà travaillé, Tim Griffin, dans le contexte d’une foire ?

Tim Griffin : The Kitchen ne l’avait jamais fait, mais beaucoup d’artistes ayant collaboré avec nous avaient déjà travaillé dans ce contexte. Cette plateforme qu’est Art Basel a permis de donner plus de visibilité à The Kitchen et cela démontre une grande ouverture de la part de la foire. C’est aussi une façon de créer des liens avec les institutions locales, tout en emmenant, pour nous, une nouvelle population.

 

Philipp Kaiser : Il est intéressant également d’offrir au public une opportunité de réfléchir différemment. Certains ne connaissaient pas du tout The Kitchen, ou pouvaient nourrir une image préconçue, donc cela permet de voir cet espace non-profit d’une autre manière. Tout comme de faire découvrir la performance d’un autre point de vue. Les modèles sont en train de changer très rapidement, et le monde de l’art, quel qu’il soit, doit s’adapter.

Aviez-vous  déterminé les attentes du public ?

Philipp Kaiser : J’étais vraiment très heureux car il y a eu, le jour du vernissage, beaucoup de monde et des spectateurs très touchés. Souvent, quand une foire organise une programmation de performances, on peut se dire que c’est uniquement pour faire bonne impression. Mais mon but était de présenter une seule œuvre dans de parfaites conditions et certains galeristes m’ont dit avoir été profondément émus et trouvaient formidables que le Grand Ballroom ait ouvert avec une œuvre aussi pertinente. The Kitchen a été l’un des premiers espaces alternatifs et de subculture à New York, ayant vu passer beaucoup de monde, mais aujourd’hui il ne reste plus vraiment de lieux dans cet esprit, car ils ont été absorbés par le capitalisme. C’était donc d’autant plus important d’emmener The Kitchen au sein de la puissance de la foire. Quant à Abraham, il est Mexicain, j’habite à Los Angeles et nous nous retrouvons ici, à Miami. Cela fait partie de la réalité et de la globalisation du monde, mais je ne voulais pas en faire juste une illustration. Je souhaitais utiliser cette opportunité pour apporter du contenu.

Peut-on le voir aussi comme la continuité de votre travail au sein de l’espace Public ?

Philipp Kaiser : Tout à fait et dans la continuité d’une volonté de clarté, allant un peu à l’encontre du parcours dans une foire où l’on passe parfois son temps à courir d’une œuvre à une autre. C’est pourquoi l’année dernière j’ai pris de la distance avec ce phénomène de multiplicité. Mon prédécesseur, Nicolas Baume, impliquait nombre d’artistes et, même si je comprends les contraintes du marché de l’art où les galeries veulent présenter l’ensemble de leurs plasticiens, je ne souhaitais pas me retrouver avec 45 artistes dans le parc de sculptures… En 2017, pour ma première curation du secteur Public, j’avais juste invité onze d’entre eux à présenter quelque chose de précis, des plasticiens confirmés ou émergents, tels que  Yto Barrada, Daniel Buren, Philippe Decrauzat, Noël Dolla, Cyprien Gaillard… ou déjà Abraham Cruzvillegas.

Ce parcours en extérieur témoigne-t-il également d’une volonté éducative ?

Philipp Kaiser : L’an dernier, j’ai mené des dizaines de visites guidées et c’était épuisant mais également génial ! Des bus scolaires sont venus avec des élèves n’ayant pas forcément l’habitude de voir de l’art. C’était donc une vraie opportunité pour eux et certaines sculptures ont, de ce fait, été montrées plus longtemps que prévu.

On parle d’ailleurs, d’un marché de l’art naissant pour la sculpture de très grand format. Quel est, selon vous, le marché de la performance ?

Philipp Kaiser : Ces quinze dernières années, on s’est beaucoup posé la question de la place de la performance au sein des arts visuels, comprendre les propriétés de la performance et réussir à les mettre en avant de manière bénéfique. On a pu observer des artistes ayant commencé à modifier leur pratique ou des institutions transformer leur structure. La nouvelle génération peut répondre à ces questions sans vraiment de problème et il serait donc absurde de dire qu’il ne peut y avoir de marché. Les artistes ont toujours essayé de vendre leurs performances et les marchands de capturer ces performances pour qu’elles puissent être achetées ou circuler, même si cela voulait dire rédiger des instructions ou une licence, un peu comme dans l’industrie de la musique, dotée de royalties… Je pense que de nombreux changements formels accompagnent la performance et les arts visuels, tandis que, d’un autre côté, des transformations économiques touchent le marché de l’art…

 

Tim Griffin : Le marché de l’art a toujours été très inventif sur le fait de tout absorber pour en faire des œuvres commercialisables. Le travail d’Abraham Cruzvillegas est justement intéressant par sa façon de se placer entre la sculpture, l’architecture et la performance. Je le vois ainsi dans la lignée de Gordon Matta-Clark et dans un contexte « d’architecture activée », incluant des questions sociales dans l’art. Même si cette pièce a beaucoup à voir avec la chorégraphie, et bien entendu, la performance, la pratique de l’artiste a toujours porté sur sa propre construction et l’endroit où il a grandi. C’est la métaphore d’une sculpture que l’on peut constamment construire, en lien avec la maison on l’on passe nos vies. Je pense que son travail dépasse en réalité la catégorie de la performance.

Cela pourrait rappeler la période Dada, mouvement né durant la Première Guerre Mondiale…

Bien-sûr, dans la mesure où les artistes s’attaquaient aussi à des problèmes sociaux. Ils ne créaient pas seulement une performance qui avait vocation à être immatérielle, mais une action qui se devait d’être efficace, à force d’insister… comme le mentionne ici le sous titre d’Autorreconstrucción, qui est : To Insist, to Insist, to Insist…

Interview : Marie Maertens
Images : Art Basel
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