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08.01.2019 #lifestyle

Alexander Keyes Rash

Café, cocktail, pyjama

Tous les projets sont ici traités comme s’il s’agissait de projets d’art

Sortir à Paris, c’est un état d’esprit, et Alexander Keyes Rash l’a bien compris. Américain installé à Paris après quelques pérégrinations dans le Sud de la France, cet ancien collaborateur de maisons de ventes aux enchères et proche de Binoche & Giquello est d’abord passé par les squats d’artistes de la capitale avant d’organiser des expositions et de participer à des ventes. Depuis avril dernier, on lui doit le nouveau lieu préféré des bons vivants Parisiens : le Serpent à Plume. Ovni posé sur la Place des Vosges, bar à cocktails aux allures de speakeasy habillé d’œuvres de l’art précolombien, lieu de concerts ayant déjà accueilli Claire Laffut ou le groupe Minuit, le Serpent à Plume est aussi un café donnant sur une boutique où l’on peut faire l’acquisition de pyjamas haut de gamme. Avant la réouverture d’après-fêtes ce 9 janvier, Alexander Keyes Rash revient sur les rencontres qui ont fait son succès – et sur son expérience « café cocktail pyjama »…

Comment est né le Serpent à Plume ?

Le lieu a ouvert ses portes le vendredi 13 avril dernier ! On n’est pas superstitieux, c’est aussi un peu le jeu du Serpent à Plume, qui est le dieu précolombien de l’inframonde, aussi appelé « Quetzalcoatl ». Le projet est né il y a sept mois, et c’est un bon terrain d’entraînement pour moi parce que je ne viens pas de la restauration. Le produit du Serpent à Plume n’est pas quelque chose que je peux vraiment déterminer parce qu’il évolue constamment. Notre produit, c’est l’expérience que l’on fait ici, c’est un « moment in time ». Il y a évidemment le bar et les soirées qu’on y organise, mais le Serpent à Plume c’est aussi un café, une boutique où on vend des costumes et des pyjamas.

Était-ce une volonté d’avoir un lieu aussi versatile ?

Le propriétaire des murs, Jean-Claude Binoche, voulait louer l’espace à une grande marque de pâtisserie. J’ai par le passé beaucoup travaillé avec lui sur des expertises d’objets d’art à l’occasion de ventes aux enchères, et j’ai gagné sa confiance peu à peu. Je l’ai persuadé de créer quelque chose de différent d’une galerie d’art ou d’un lieu à vocation purement commerciale.

Un établissement comme le Serpent à Plume est unique sur la Place des Vosges.

J’étais certain de vouloir créer un bar, mais je voulais aussi avoir une sorte de galerie, une destination qui ne soit pas juste liée à la vie nocturne. J’ai toujours aimé ce paradoxe entre le « leisurewear » pendant la journée, et l’esthétique très « soirée ».

Il y a aussi un côté très dandy chez toi.

C’est surtout le fait de mon ami Fred Castleberry qui m’aide beaucoup avec les visuels. Je vends aussi ses vêtements dans la boutique. Il y a effectivement cette identité dandy, mais aussi un peu punk avec cette phrase : « the better you dress, the worst you can be ». Castleberry est un très bon ami que je connais de New York. On voulait créer un speakeasy, pourtant le bar n’est pas vraiment caché, il suffit de parcourir les espaces pour s’y retrouver. On peut dire que le café et la boutique sont notre vitrine parce qu’ils donnent sur la rue. Mais c’est aussi parce que l’on trouve dans la boutique à la fois les vêtements de Fred et les travaux d’une maison d’édition, Croatan Edition, dont je fais partie et qui travaille sur les « hobos », les graffitis, la vie subversive à Paris. C’est une sorte de vitrine de curiosités.

Quel a été ton parcours avant de créer le Serpent à Plume ?

J’ai travaillé avec quelques maisons de ventes aux enchères, notamment Drouot et Binoche & Giquello. Avant ça, je travaillais avec Croatan Edition, on auto-produisait des livres. Le projet a été découvert par un commissaire-priseur lors de plusieurs de nos expositions. Il a vu que je parlais bien français et il voulait se rapprocher des clients américains. Pendant les ventes, j’étais à côté de lui, en contact avec les clients américains par téléphone. J’ai aussi travaillé avec lui sur ses catalogues. Et j’ai grandi dans ce milieu de l’art africain et précolombien.

Quand t’es-tu installé à Paris ?

Je suis arrivé à Paris il y a cinq ans, et j’ai fait mes études à Sciences Po à Aix-en-Provence. Marseille était une ville très attrayante pour moi parce qu’elle était capitale européenne de la culture cette année-là. À l’époque j’étais un peu « anti-Paris », je voulais être en dehors de ça. J’ai tout de suite rencontré des graffeurs, des gens qui avaient des styles de vie alternatifs. Très vite, je me suis accroché à ce mouvement. Après cette première année entre Aix et Marseille, j’ai plus ou moins « squatté » à Paris pendant deux ans – dans l’Hôtel des Arts et Métiers qui était un ancien squat ! J’avais un rythme très différent. À l’occasion d’expositions, j’ai pu rencontrer quelques bonnes personnes du milieu de l’art. C’était curieux de passer du statut d’étudiant à celui d’organisateur d’expositions, de rave parties, et puis d’entrer tout de suite dans le marché de l’art. Il y a beaucoup de paradoxes. En créant cet espace qu’est le Serpent à Plume, il y a évidemment cette plateforme qu’est la Place des Vosges, mais pour moi c’était toujours une façon de casser les codes.

Qui vient au Serpent à Plume ? Avais-tu déjà une typologie de clients en tête avant d’ouvrir le l’établissement ?

J’ai passé ma vie à m’incruster dans des soirées, des évènements, à monter sur des échelles… Je n’ai pas vraiment voulu qu’il y ait de sélection à l’entrée. Ce que j’aime, c’est ce côté familial. Beaucoup de gens sont des collectionneurs de 50 à 70 ans, beaucoup sont aussi de jeunes artistes qui n’ont pas forcément les moyens de se payer des verres. Certains viennent parfois avec leur propre flasque, et ça ne me dérange pas. Je suis peut-être mauvais capitaliste sur ce coup. C’est important d’avoir des clients qui achètent, mais ça l’est aussi d’avoir une population qui assure l’ambiance, le « mood ».

Le Serpent à Plume, c’est aussi de très bons cocktails…

On a réussi à créer quelque chose de bon, mais c’est parfois un peu trop élaboré surtout pour les soirées où l’on a beaucoup de monde. Nos cocktails ont des noms un peu funky comme « Fac de droit », « Edgar ne me trompe pas », « Never keep a lady waiting »… Mes deux barmen Théo et Omar finissent les cocktails avec des ingrédients très pointus. Les gens viennent pour la musique mais aussi pour la véritable expérience qu’on leur offre au niveau des cocktails. C’est le cœur du Serpent à Plume. On va d’ailleurs sortir un nouveau menu avec des dessins faits à la main.

Qui réalise tous ces dessins qui servent d’annonce pour vos événements ?

C’est Téa, qui est une fille mythique et aussi une de mes associées avec Cesio The Cat, notre ami capitaliste qui aime bien le pouvoir et l’argent ! Téa, elle, s’occupe du côté artistique. On est tous les trois au cœur du Serpent à Plume.

La phrase « la lutte continue » revient souvent sur tes publications sur Instagram notamment. Peux-tu nous l’expliquer ?

Ça vient de nos projets de fêtes avec mes amis, on organise beaucoup de « free parties » à Paris. On utilise le slogan « rien n’est réel, tout est permis » qui est issu de l’infiltration du graffiti. Ces phrases nous rappellent qu’on est certes dans un endroit chic, mais qu’il y a toujours ce côté un peu punk. Tous mes amis qui m’aident à faire la direction artistique sont des anciens du graffiti, du squat.

Le Serpent à Plume à une identité forte, et tu comptes de nombreux contributeurs. Tu as notamment travaillé avec Vincent Darré pour l’agencement de l’espace au sous-sol. Peux-tu évoquer ces collaborations ?

La carcasse du lieu a été réalisée par un ami argentin, Patricio Elliff, qui a notamment créé l’escalier en verre. Personnellement, je n’aime pas les choses neuves, j’aime les objets qui ont de la personnalité, et c’est un goût que j’ai développé en passant du temps à Drouot. La première pièce que j’ai achetée a été le grand canapé blanc De Sede. J’ai rencontré Vincent Darré au même moment, au cours d’une soirée donnée par des amis communs. C’est lui qui m’a aidé à déchiffrer l’espace, et il a bien réussi à le mettre en valeur. Il a aussi évidemment créé l’espace « vert » au dessus du bar, qui est peut-être l’endroit le plus photogénique, ainsi que le bar et le coffee shop. C’était une belle collaboration, et j’avais vraiment besoin de lui, de sa personnalité ! Je m’inspire beaucoup de ce côté Wes Anderson, le staff porte d’ailleurs un uniforme turquoise créé par la marque Palomo Spain. Je leur avais confié le premier étage de l’immeuble pour un défilé, et en retour il m’ont donné ces uniformes. Ce sont toutes ces petites rencontres qui ont modulé l’espace et créé ce qu’est aujourd’hui le Serpent à Plume. Le produit n’est pas totalement défini, mais on décerne les inspirations, les influences, le dandysme… Il faut dire que je suis très à cheval sur la charte graphique. Tout doit être fait à la main, notamment les dessins. Tous les projets sont ici traités comme s’il s’agissait de projets d’art. Il ne s’agit pas seulement de « balancer » une invitation Facebook pour parler d’un événement, il faut aller plus loin que ça.

Le petit plus du Serpent à Plume, c’est son jacuzzi !

Le jacuzzi a toujours existé, c’était une fontaine à l’origine. En construisant les escaliers, il était plus facile de garder la fontaine que de la détruire. D’ailleurs, si le jacuzzi pouvait parler, il aurait des histoires à raconter… J’ai deux règles : la première est qu’on ne peut pas venir avec son maillot de bain. Sans inviter à la nudité, le bain doit être quelque chose de spontané. La seconde, on ne peut pas être plus de vingt dans le jacuzzi ! Et c’est déjà pas mal.

Parlons de l’esthétique du pyjama !

Les pyjamas que l’on trouve ici sont évidemment faits pour la nuit, mais ce sont aussi des habits de fête. J’ai remarqué que même si les boutiques restent fermées la nuit, les gens aiment bien regarder (et acheter) les pyjamas après avoir bu deux ou trois cocktails. Et ils finissent la soirée en pyjama, ce qui est assez drôle. L’idée du pyjama est venue de l’envie de mélanger les genres, et de ne pas trop se prendre au sérieux. Il y a aussi ce côté « uniforme ». C’est un ensemble, on n’achète jamais le haut du pyjama sans le bas. Je pense que la mode pour homme n’est pas si compliquée que ça. Quelque part, je suis aussi là pour aider les hommes à trouver leur style, à « dress up » ou « dress down » mais toujours à s’habiller pour une occasion.

À quoi s’attendre en 2019 au Serpent à Plume ?

Très bonne question… J’aimerais organiser davantage de soirées « inattendues ». J’ai déjà organisé une soirée de musique classique, le vendredi soir, qu’on a appelé le « Midnight Classic ». À minuit, quand tout le monde s’est un peu « chauffé », on coupe tout et un quartet vient jouer un morceau de musique classique pendant vingt minutes – c’est la limite de ce que les clients peuvent supporter ! C’est très inattendu, et les gens aiment bien. Je voulais aussi promouvoir plus de techno, plus de live. La programmation musicale fait beaucoup partie de l’espace – tout autant que la carte des cocktails !

Interview : Maxime Der Nahabédian
Portraits : Jean Picon
Photos d’ambiance : Woody Van Tassel et Cecile Goudan
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