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03.04.2017 #art

Estelle Hanania

A la découverte des cycles du merveilleux

J’essaie de toujours garder un projet ouvert, je n’aime pas quand ça se termine

C’est à la galerie Le Cœur que Say Who a rencontré Estelle Hanania. La photographe y participait à l’exposition “My Body My Choice”, manifeste féministe en résonance au mouvement des femmes américaines contre l’administration Trump. Une exposition sur le nu féminin où Estelle Hanania présente une photographie symbolique représentant une femme sortant d’un fond rouge. La photographe, révélée il y a maintenant dix ans par le prix de la photographie au Festival de Hyères, mène une recherche photographique motivée par l’instinct, dans la lignée d’explorateurs comme Jean Rouch ou Les Blank qu’elle aime à citer, et va chercher le merveilleux dans le quotidien, les rites et les rituels. À l’écoute des cycles de la nature, elle mène, involontairement peut-être, une génération d’artistes à l’approche naturaliste et constitue une œuvre transversale qui, au-delà de dresser le portrait de communautés, raconte son histoire.

J’ai connu ton travail grâce à ta collaboration avec Christophe Brunnquell. Comment vous êtes-vous rencontrés?

On a travaillé ensemble pour la première fois à Berlin dans le cadre d’une résidence-workshop pour Sang Bleu, un magazine qui sortait son deuxième numéro à l’époque. On a tout de suite accroché même si on est très différents. J’aimais son esthétique, son travail du dessin. Il était à la fois peintre, dessinateur, il faisait aussi des collages, des choses déformées… Et mon travail est souvent lié aux masques, à la peinture corporelle, aux choses qui déforment un peu le corps humain. Son travail a déclenché beaucoup de choses dans mon imaginaire. Ce projet nous a fait du bien à tous les deux : il construisait des formes, un peu comme de la sculpture, que je me réappropriais avec mon objectif. C’était de l’ordre de l’échange.

N’y avait-il pas chez-toi une vocation de peintre qui a ensuite évolué vers la photographie ? Je pense notamment à des artistes comme David Lynch, qui est un peintre devenu réalisateur.

Je me suis essayée à la peinture, mais c’est surtout le dessin que j’ai toujours pratiqué. Je me suis aussi rendue compte de certaines limites, et j’ai trouvé dans la photo une sorte d’efficacité qui permet quand même de garder une certaine exigence. J’ai une sœur jumelle qui dessine et peint énormément. Dans mes réflexions sur le dessin, la peinture et la photographie, je me suis aperçue que mon plaisir, en tant que photographe, n’est pas la lumière. Ce qui prime quand je crée une image, c’est le sujet, la forme, la composition.

« Happy Purim », 2011

L’essence de ton travail est dans la composition, dans la narration.

C’est vrai, et pourtant je n’y avais jamais vraiment réfléchi. Je n’ai pas vraiment de formation photographique, j’avais été acceptée aux Gobelins mais étant donné que j’étais déjà aux Beaux-Arts, j’ai décidé de ne pas faire deux écoles. Ainsi je n’ai pas été influencée par la technicité, et je me suis concentrée sur ce que je photographiais. Mes sujets ont souvent déjà quelque chose d’énigmatique, je n’ai pas envie d’y ajouter une patte artificielle qui viendrait brouiller la lecture. Le sujet parle déjà de moi, et ce sera toujours le cas sur la durée : je vais dresser un portrait de moi-même sans le vouloir. C’est ce que je me dis depuis le début.

Ton approche naturaliste me fait penser à d’autres photographes, un peu de ta génération, je pense à Camille Vivier et Cécile Bortoletti… Ne peut-on pas dire qu’il y a là une école générationnelle liée à un certain naturalisme ?

Je pense que les photographes que tu cites sont assez différents. Ma rencontre avec Camille a été déterminante. Elle a commencé à être publiée très jeune, et je connaissais déjà son travail quand j’étais au lycée. Je l’ai rencontrée il y a plus de dix ans et je la trouve toujours vraiment atypique dans le milieu de la photographie. Toujours présente mais fidèle à son esthétique et énormément copiée. Je ne pense pas qu’il y ait une “école”. La photographie est une pratique assez solitaire en ce qui me concerne et je n’ai pas fait d’études de photographie donc je n’ai jamais appartenu à un groupe de photographes en particulier ou n’ai jamais eu à subir l’influence d’un professeur ou d’un certain type d’images.

« Parking Lot Hydra », 2009

Tu te rends souvent sur des “territoires peu explorés”, à la découverte de cultures ou de communautés qui n’ont pas ou peu fait l’objet d’un travail artistique. Si l’on prend l’exemple de la série « Parking Lot Hydra », on pourrait y voir une démarche d’exploratrice à part entière.

J’aimerais bien ! Quand j’étais plus jeune, je rêvais de voyager, de découvrir de nouvelles choses, et en quelque sorte c’est ce que je fais par d’autres biais. Chaque série est un voyage, je pense notamment à tous mes projets en Europe. Des artistes comme Cameron Jamie, plus dans l’art contemporain qu’en photographie, avaient commencé à explorer ces territoires. En 2005, lorsque j’ai entrepris des recherches pour mes voyages, ce n’était pas si simple. Puis on a vu une déferlante d’intérêt pour “l’exploration”. L’exotisme m’a toujours fait peur, c’est pour cela que je me suis toujours rendue dans des endroits qui peuvent certes paraître surnaturels mais qui se placent dans un contexte que je reconnais. J’adore le travail de Les Blank, un réalisateur de documentaires américain qui est mort il y a peut-être deux ans. On le connaît pour avoir réalisé un documentaire sur Werner Herzog pendant le tournage de “Fitzcarraldo” dans la forêt amazonienne. Il a réalisé beaucoup de documentaires comme celui-ci mais aussi certains sur des sujets comme les femmes avec les dents de devant écartées, ou sur l’ail à la Nouvelle-Orléans. Il trouve toujours le moyen de rendre ses sujets passionnants et fait partie de ces gens qui explorent des univers proches d’eux mais qui font découvrir des choses incroyables. En ce sens, je suis dans la découverte permanente. Je travaille instinctivement, donc en effet il y a une part d’exploration des choses, et de moi-même.

L’instinct est un mot assez juste. Quel est ton rapport à la nature, au sens très large, que l’on retrouve à la fois dans l’érotisme de tes photos, dans la présence de la nature dans tes sujets, dans les rituels que tu illustres ? On dirait presque qu’elle est présente de manière mystique.

La nature est bien présente dans mon travail, presque malgré moi à vrai dire. Les sujets vers lesquels je vais ont souvent un lien avec le cycle des saisons. C’est plus précisément le cas des costumes ou des rituels que j’ai pu photographier. Je fonctionne dans ce sens là, avec la nature, et je dirais même avec le mouvement du monde. Je ne lutte pas contre. Par exemple, les événements costumés se passent au solstice d’hiver, et j’y vais quasiment tous les ans. Je me fonds dans ces cycles liés au monde. Ils valsent avec les saisons, les époques, et j’essaie de puiser mes sujets dans des choses existantes qui sont forcément liées à des calendriers.

Arrives-tu à trouver un nouvel intérêt à ton travail à chaque nouveau cycle dont tu fais l’expérience ?

C’est un travail sur la durée. J’essaie de me nourrir d’autre chose constamment. C’est comme si j’avais plusieurs rails, tout ce travail sur les traditions que j’ai entamé et que je continue parce que c’est agréable et varié, il y a eu d’autres sujets comme Happy Purim, plutôt ponctuel mais qui s’est fait sur trois ou quatre ans. J’essaie de toujours garder un projet ouvert, je n’aime pas quand ça se termine. J’essaie de faire en sorte que les séries puissent se rencontrer, même sur dix ans. Dans une exposition, je peux très bien mélanger une photo récente avec la nature morte que j’avais présentée au Festival de Hyères. Et ça me rassure, je me sens bien de pouvoir faire ça parce que je me dis que mon travail a un sens. J’essaie de faire en sorte que ce soit un tout cohérent.

C’est vrai qu’il y a une véritable intemporalité dans ton travail.

C’est un peu l’idée. Même si j’adore faire de la mode, il y a quand même un côté éphémère, périssable, qui, je trouve, est angoissant. Tu produis des choses pour qu’elles passent ensuite aux oubliettes. J’essaie de me défaire d’une esthétique trop figée dans une époque. Même s’il y a des esthétiques que j’adore, je ne me verrai pas les reproduire. Par ailleurs, mon idée est qu’il y ait toujours une part de réel.

Il y a cette dualité entre un travail très réaliste et cette attirance pour les costumes, les masques, le monde imaginaire.

Une attirance pour le merveilleux. Je me suis aperçue de ça il y a peu. C’est quelque chose qui vient de l’enfance, cette fascination pour des films comme “Le Magicien d’Oz” ou “L’Histoire sans fin”, qui commencent dans un monde banal, ennuyeux, basculent soudainement dans quelque chose de complètement fantastique produit par l’imagination de l’enfant. C’est la définition du merveilleux : une irruption du surnaturel dans le réel. Je me suis aperçue que c’est souvent ce que je recherche.

On parlait tout à l’heure du Festival de Hyères, ça a été un événement important pour toi.

Ça a été très important parce que j’ai été sélectionnée juste après avoir obtenu mon diplôme des Beaux-Arts. J’ai eu l’opportunité d’exposer mon travail dans un lieu où il y avait du monde et de rencontrer un jury composé de gens que l’on n’avait pas l’occasion de rencontrer facilement. Et puis j’ai remporté le prix de la photographie cette année-là (en 2006, ndlr.) avec Jaap Scheeren, ce qui m’a permis d’avoir une visibilité énorme. J’avais vingt-cinq ans, j’étais aux prémices de mon parcours, et le prix m’a permis de continuer dans cette voie.

Pour en revenir à ton image exposée au Cœur dans le cadre de l’exposition “My Body My Choice”, quel est ton rapport à la féminité, au nu ?

Je ne fais pas énormément de nu, ça me sert parfois à servir un propos, quand une image me traverse l’esprit. À l’époque, le magazine L’Imparfaite m’avait demandé de faire une série pour eux et j’avais commencé à élaborer avec mon amie Sandra Berrebi une série très personnelle. Dans cette série il y avait cette image du peintre Lucio Fontana, qui fait des entailles dans des tableaux monochromes. J’ai voulu recréer cette image et faire émerger une femme sortant du papier.

Mais ton discours n’est pas forcément féministe.

Pour moi, le féminisme est l’égalité absolue entre hommes et femmes. On en a discuté avec les filles du Cœur, et elles me disaient que pour en arriver là il fallait passer par des actions, des expositions comme celle-ci, consacrées aux femmes. Personnellement, je suis vraiment pour ne faire aucune différence et s’appuyer uniquement sur le travail pour déterminer s’il est bon. Les femmes peuvent aussi créer des images dégradantes pour les femmes, et les hommes peuvent être très respectueux. Je n’aime pas trop catégoriser. Je suis quand même très contente de faire partie d’une exposition comme celle-là qui se pose toutes ces questions, parce qu’elles sont primordiales.

Propos recueillis par David Herman et Maxime Der Nahabédian

Portraits: Virgile Guinard

Merci à la galerie Le Cœur

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