Laurent Grasso
A la découverte de l’exposition « Anima » au Collège des Bernardins
« Une oeuvre d’art doit produire une expérience sensorielle et cognitive nouvelle. Elle doit pousser à la réflexion, sans déclamer un message, une morale ou un jugement »
Si l’oeuvre de Laurent Grasso est une des plus prolifiques et intéressantes du paysage artistique français, c’est parce qu’elle emmène le spectateur dans un monde troublant et incertain. Films, sculptures, peintures, le travail de Grasso croise les médiums et les temporalités tout en construisant des univers fantasmés qui questionnent nos réalités. Représenté en France par la galerie Perrotin, Laurent Grasso présente jusqu’en février une exposition dans l’ancien collège cistercien des Bernardins du 5ème arrondissement de Paris. Un lieu à l’histoire forte qui se prête particulièrement bien aux propos de l’artiste. Dans le cadre de la chaire sur l’écologie, fondée aux Bernardins par Bruno Latour et assurée par Grégory Quenet, Laurent Grasso a investi la nef et la sacristie, le temps d’une exposition protéiforme intitulée « Anima ». Rencontre in situ.
Comment en êtes-vous arrivé à collaborer avec ce lieu si particulier, le Collège des Bernardins ?
Je collabore depuis plusieurs années avec un historien de l’environnement, Grégory Quenet, qui m’a notamment accompagné sur l’exposition « Soleil Double » à la galerie Perrotin, puis sur le projet « Artificialis » au Musée d’Orsay. Notre collaboration fonctionne de la manière suivante : Grégory me nourrit de nouveaux concepts, de nouvelles technologies ou de recherches encore secrètes. Quand Bruno Latour, a monté une chaire dédiée à l’écologie aux Bernardins et en a confié la direction à Grégory, il m’a proposé de devenir artiste associé et de concevoir une exposition. J’ai participé à des discussions avec différents intervenants comme Philippe Descola, Bruno Latour ou Frédérique Aït-Touati notamment. Puis, en abordant le projet à réaliser aux Bernardins, j’ai rencontré le géochimiste, Jérôme Gaillardet, qui est à l’origine d’un réseau scientifique appelé Observatoires de la Zone Critique.
C’est ce réseau qui vous a donné l’idée de travailler sur le mont Sainte-Odile ?
Ces laboratoires étudient notre monde, en particulier la fine pellicule complexe entre la terre et l’atmosphère qui concentre énormément d’échanges chimiques. En me parlant de ses recherches, Jérôme Gaillardet a fait allusion au mont Sainte-Odile, un lieu que je connaissais déjà et qui m’a semblé être un bon départ pour le projet. Je suis parti faire un premier repérage là-bas, pour y glaner quelques informations et je me suis rendu compte que plusieurs histoires, plusieurs disciplines traversaient cet endroit. Le mont Sainte-Odile est un lieu à la fois historique et fictionnel, un lieu de croyances et de pratiques particulières, comme la géobiologie. On y a découvert un mur païen, une construction de deux ou trois mètres de haut formant une enceinte de 11 kilomètres de long dont on ne connaît à ce jour ni la date ni la fonction. S’ajoute à tout cela l’histoire de Sainte Odile qui aurait retrouvé miraculeusement la vue. Elle aurait aussi fait jaillir une source d’eau qui aurait guéri un aveugle, et dans laquelle les pèlerins sont ensuite venus se soigner pendant des siècles, espérant, eux-aussi, retrouver la vue. La géobiologie qui est assez présente dans ce lieu n’est pas une pratique scientifique. Elle repose sur une croyance qui considère la terre comme un réseau avec des influences et des forces, qui produirait des énergies cosmo-telluriques. J’ai toujours eu un intérêt pour ces pratiques qui paraissent scientifiques mais qui sont en réalité para-scientifiques. Cette dualité m’intéresse beaucoup car ce sont des champs d’expérimentation qui peuvent donner lieu à des applications validées scientifiquement.
Comment passe-t-on, ensuite, de la théorie à la pratique artistique ?
Mon studio et moi avons donc commencé à travailler avec des biogéologues pour comprendre quels outils ils utilisaient, et fait des repérages pour voir comment aborder le paysage. Nous avons ensuite fait des recoupements avec les idées des scientifiques de la Zone Critique, mais aussi avec l’histoire du mont Sainte-Odile du mur païen et du crash d’avion qui a eu lieu dans la zone en 1992. Ces réflexions ont été à la genèse du projet et nous ont donné l’idée d’élaborer un film dans cette forêt énigmatique qui constituerait une sorte d’écosystème dans lequel se croiseraient différentes trajectoires, humaines, non-humaines, vivantes ou non. Je m’appuie sur mes expériences sensibles et ressentis personnels pour construire mes projets, et si recherches sont souvent intuitives, elles recoupent souvent des théories préexistantes. J’aimais l’idée qu’un arbre, un animal ou une roche puisse avoir, dans le film, une intériorité propre, comme une forme d’intelligence méconnue. Ce sont des phénomènes qui traversent mon travail et viennent créer une intrigue dans ces lieux particuliers.
C’est donc ainsi qu’est né le film présenté ici dans l’ancienne sacristie ?
Certains lieux ont une importance ou une force plus grande que d’autres. Le film est né de ces repérages et de ces réflexions. Nous sommes partis avec une trentaine de personnes à Sainte-Odile pour une semaine de tournage. Quant à la musique, j’ai une nouvelle fois travaillé avec Warren Ellis.
Vous avez pensé ce projet et ce film au cours des deux années de « résidence » aux Bernardins. Ces oeuvres forment un écho au film projeté directement dans la sacristie. Comment conçoit-on un projet ancré dans un lieu aussi fort que celui-ci ?
Quand j’ai visité le lieu, j’ai pensé tout de suite au projet final, mais surtout au fait qu’il y avait en réalité, non pas un mais deux lieux à prendre en compte. La nef, d’abord, même si elle n’est à mon sens pas toujours respectée à sa juste valeur, et la sacristie. Ce bâtiment, qui est un ancien collège cistercien, possède une vraie force dont la forêt de colonnes, construit à la fois la perspective et la singularité. J’ai volontairement installé le film dans l’espace de la sacristie pour que forêt de colonnes et forêt du film, se répondent. J’ai travaillé sur l’idée d’un couloir temporel qui partirait de ces peintures représentant des intérieurs d’églises dans le style des peintures flamandes du 17ème siècle. Les phénomènes que l’on voit apparaître dans mes films comme les flammes en suspension ou le nuage au milieu des arbres traversent l’écran pour s’installer ailleurs sous d’autres formes.
L’exposition se construit autour de la sculpture d’une chouette installée au bout de la nef à gauche. Mais aussi des peintures accrochées sur les colonnes et encadrées par des sculptures aux murs des deux côtés de la nef. Et enfin le film dans la sacristie, à droite. Pourquoi l’articuler de la sorte?
Je manipule depuis longtemps la fiction, notamment celle du voyage dans le temps et je voulais l’aborder une nouvelle fois ici. La sculpture de la chouette est positionnée à gauche de l’exposition, avec une dimension totémique, voir animiste. Elle ouvre le cheminement de l’exposition sur les peintures, accrochées sur les colonnes – comme l’étaient les tableaux au 17ème siècle – et sur les Schumann Spheres installées à gauche et à droite de la nef, qui émettent des ondes de la fréquence de la terre, 7,38 Hz et apportent ainsi ce rapport à l’invisible que j’aime intégrer à mes expositions. Finalement, j’aborde le mont Sainte-Odile comme une sorte de Stonehenge français.
Vous vous intéressez à la figure de l’oeil, ici sur les sculptures. Comment ce symbole omniprésent s’est-il intégré à ce projet en particulier ?
J’ai déjà fait beaucoup de projets autour de l’oeil et de la surveillance, mais là j’ai décidé de croiser deux motifs: l’arbre carbonisé dans ces sculptures en bronze et l’oeil. Dans le monastère dédié à Sainte Odile on trouve partout le symbole de l’oeil puisqu’elle y aurait retrouvé la vision. Le monastère a été fondé pour célébrer ce miracle. J’ai voulu donner aux arbres une forme de sensibilité en mettant des yeux sur les branches et retrouver l’idée de l’intelligence du végétal. C’est un croisement finalement assez simple.
Vous travaillez fréquemment avec des scientifiques, c’est notamment le cas pour cette exposition. La discussion se fait-elle tout au long du projet ou sert-elle simplement de base au projet ?
Je n’aime pas trop le lien entre art et science, que je trouve en fait assez inintéressant. J’utilise la science comme un peintre utilise des motifs, c’est-à-dire que je me détache rapidement de mes sources d’inspiration pour créer un projet avec son autonomie propre. Je nourris ma recherche avec des éléments historiques et culturels qui me permettent d’être stimulé, mais le projet n’est en aucun cas l’illustration d’une théorie scientifique. Dans le cas des Bernardins, par exemple, je ne souhaite pas que le film devienne l’esthétique d’un message écologique que tout le monde connaît déjà. Il y a déjà toute une littérature autour de Sainte Odile qui raconte son histoire. Selon moi, une oeuvre doit produire une expérience à la fois troublante et nouvelle. Elle ne doit pas chercher à vérifier une théorie que l’on aurait lue, mais bien à produire une nouveauté. Les oeuvres doivent pousser à la réflexion et questionner, sans être porteuses d’un message, d’une morale ou d’un jugement. Pour finir, elles ne doivent pas non plus citer, ni une théorie, ni une pensée.
La représentation picturale de vos recherches vous a mené à utiliser un scanner qui permet, dans le film, de voir à travers les objets. Comment s’intègre-t-il dans vos travaux ?
Il s’agit en effet d’un scanner lidar qui permet de scanner un paysage et de voir les objets en transparence. J’utilise la caméra comme une présence qui a sa propre intériorité et son propre fonctionnement. L’idée est de se détacher de la vision humaine pour créer un point de vue nouveau.
Cette exposition se caractérise, comme souvent dans votre oeuvre, par la multiplicité des techniques. On passe de la peinture, à la sculpture pour arriver finalement au film. Faisons un rapide tour d’horizon des oeuvres…
La chouette s’inspire de la figure de Minerve. Elle est composée de trois cercles en onyx et rappelle la figure du soleil. Les peintures sont elles tirées d’une série appelée « Studies into the Past », qui rejoue des motifs de mon travail dans des décors historiques ou des univers passés. Elles sont réalisées de manière quasi-scientifique et il est du coup impossible de savoir s’il s’agit d’un tableau trouvé dans un musée ou d’oeuvres nouvelles. Avec les sculptures et les sphères de Schumann, ces peintures ont vocation à amener subtilement vers le film, comme une porte. Le film qui se trouve donc dans l’ancienne sacristie fait entrer le spectateur dans un territoire imaginaire avec des feux en suspension, des nuages, des caméras hypnotiques. Les catégories y sont déconstruites. Il vaut mieux le voir que l’écrire…
Vous avez organisé ici un dîner à l’occasion de l’ouverture de la foire Paris + par Art Basel. Est-ce que cette foire vous paraît différente de la FIAC ?
Nous avons organisé avec Emmanuel Perrotin un grand dîner avec plus de 200 personnes réparties dans les espaces d’exposition. Dîner entre les oeuvres et dans cette architecture forte était un moment très particulier. Je pense qu’il y a, avec Art Basel, une ambition nouvelle et une audience plus internationale, ce qui nous a permis de réunir des personnes venant de partout dans le monde, notamment des américains, des chinois et des coréens.
Quels sont vos projets à venir ?
Nous aurons à la galerie de Séoul une exposition en mai prochain, puis une autre à Paris en octobre, au moment de Paris +. Sinon, je prépare une exposition avec le MASS MoCA, dans le Massachusetts, à quelques heures de New York. De beaux projets donc, et cette exposition-ci se termine le 18 février prochain.
Propos recueillis par Pauline Marie Malier
Photos: Jean Picon