Arthur Teboul
Touché par la grâce
L’insolence, l’irrévérence, la subversion m’attirent plus que la rébellion et la lutte
Arthur Teboul, auteur et chanteur du groupe Feu ! Chatterton, est de ces artistes dont chaque mot, chaque geste, s’articule avec grâce. Festif et dansant, le dernier album du groupe, « Palais d’Argile », est aussi engagé : il interroge les rouages d’un monde pris dans les flots du tout-numérique. Navigant entre candeur, mélancolie et auto-dérision, Arthur parle comme il écrit : avec une curiosité existentielle doublée d’une subtile poésie.
Comment as-tu traversé l’année 2020 ?
J’ai un caractère paradoxal : quand tout va bien je chipote, et quand ça ne va pas je relativise. C’est dangereux car il me faut parfois vivre des situations compliquées pour réaliser que la vie est belle. De manière volontaire, je me suis dit que la joie et l’optimisme se travaillent. Comme plein d’autres choses. Comme l’amour. Ce n’est pas juste une fulgurance qui te traverse. J’aime ce qui se travaille, cette forme de discipline.
Et qu’en est-il de Feu ! Chatterton ? Avez-vous été impactés ?
On a eu des peines, comme tout le monde, mais je suis chanceux par rapport à beaucoup de musiciens et de techniciens de mon métier. Quand le confinement est arrivé, on n’était pas en tournée, mais on était à une semaine de la première d’un spectacle qu’on avait monté; une création originale aux Bouffes du Nord pour laquelle on avait travaillé comme des dingues. Les six dates ont été annulées. En revanche, cette temporalité nous a permis de finir notre album, sans autre ambition que celle-là.
Peux-tu nous parler de tes premières amours musicales ?
Depuis l’enfance, la chanson est pour moi l’art qui ressemble le plus à quelque chose de magique. La musique a toujours été portée par une histoire, par une chanson racontée en français. J’ai été bouleversé par Brassens et Gainsbourg. Ils sont très éloignés l’un de l’autre, sauf peut-être pour leur malice. À 17 ans, je suis arrivé à Gainsbourg de manière un peu secrète et j’ai eu l’impression d’accéder à un trésor. Ce qui me plaît, ce sont les textes à décoder, quand il y a des énigmes qui créent une complicité avec l’auteur. Quand je comprenais un jeu de mot ou une image, j’avais l’impression que l’auteur me souriait. J’aime les choses qui caressent l’esprit; quand il y a un frisson spirituel en même temps qu’un frisson de la chair. Mon amateurisme – je ne suis pas musicien, cela fait dix ans que j’apprends tout à l’oreille – préserve peut-être une forme d’enchantement.
Comment en es-tu venu à faire de la musique ?
Ce rêve existe depuis mon enfance. Pourtant, peu de choses me destinaient à être là : j’ai fait une prépa HEC et une école de commerce, et j’ai des kystes sur les cordes vocales… Quand je chantais sous la douche on me disait de me taire (rires) ! Mais d’un autre côté, quand je suis sur scène, je me dis « je savais que je serai là ».
C’est presque mystique que tu aies pu arriver exactement là où tu devais être…
Cette mystique s’accompagne aussi d’ambition, dans le sens le plus noble. C’est seulement à partir du moment où l’on croit que c’est possible que l’on va déployer des choses pour que ça arrive.
Comment le groupe s’est-il formé ?
Au départ, on était juste un groupe du dimanche. Mais tous les groupes du dimanche n’ont pas eu cette volonté d’aller donner du sérieux à leur jeu. Au lycée, Sébastien Wolf et Clément Doumic, les guitaristes et principaux compositeurs au départ, avaient un groupe de rock. Moi, j’essayais de répéter avec eux. Ils m’ont gentiment fait comprendre que je n’avais vraiment les bases. Ils continuaient à jouer et je les voyais parler entre eux cette langue magique. Je n’avais qu’une envie, c’était d’en être. Mais ce n’était pas possible à ce moment-là. Je n’avais pas de bagage. Après le lycée, on se voyait moins, on travaillait beaucoup. Pendant ces années-là, j’ai pas mal écrit de mon côté. J’allais le mardi soir à Belleville où il y avait des soirées slam. C’était l’occasion de dire des poèmes a capella sur une scène. Cela impose des règles dans l’écriture. Il faut jouer sur des ressorts rythmiques, de l’élasticité, des assonances un peu ludiques… Et puis un soir, on a fait une fête. Comme je n’avais pas l’occasion de m’exprimer souvent sur scène, j’ai fait un truc assez lourd (rires) : pendant que la musique passait, j’ai demandé si je pouvais lire un texte. Clément était là, et m’a dit que j’avais beaucoup progressé sur le rythme. On sortait tous de prépa à ce moment-là et on a voulu recommencer à répéter ensemble. Ça s’est fait comme ça. Depuis, j’ai appris à me détacher du texte. La musique permet de se libérer des contraintes textuelles pures : on habite le texte par des mélodies.
Tu te considères vraiment comme un amateur ?
Disons qu’au départ, il ne fallait vraiment pas être snob pour faire de la musique avec moi. Voir un bonhomme arriver et faire n’importe quoi… Avec sans doute un peu de grâce, certes, sinon ils ne m’auraient pas gardé, mais bon ! Ils aimaient mes textes mais c’était fatigant pour eux parce que le vocabulaire musical me manquait… Je leur disais des trucs comme « cet accord, il pourrait être plus « bleu » ou « poussiéreux » (rires). Heureusement, on était portés par cette même mystique. Mais il n’empêche que cette syntaxe musicale est un outil indispensable.
Et depuis, tu as véritablement développé une approche technique de la musique ?
Je n’ai pas eu le choix. Sans ça, je n’ai aucune légitimité. Et puis j’ai une voix fragile qui se casse très vite après plusieurs concerts. On m’a conseillé d’aller au Studio des Variétés (centre de formation musicale, ndlr). Là-bas, j’ai rencontré David Féron, qui est toujours mon prof de chant aujourd’hui. C’est un spécialiste des voix saturées, donc les chanteurs de métal, de hard rock… Ça demande une technique incroyable ! Et puis chanter, c’est un métier du corps. Ce n’est pas du tout ce que j’imaginais, moi qui viens du texte. Je pensais être comme une tête sans corps. En fait, il faut être une sorte d’athlète. Je m’amuse à explorer mon corps comme un outil de plus. Mais il faut faire attention : on peut se perdre dans l’exploration pure de la technique. Quelle que soit notre technique, on sera toujours en-deçà de la maîtrise de l’outil. C’est ce qui nous permet d’avancer.
Ta grande maîtrise du langage et de l’écriture est frappante, et elle détonne un peu dans le paysage musical actuel. Ton amour des mots te vient de la musique plus que de la littérature ?
Je suis très inspiré par la poésie et par la littérature, mais mon amour de la langue est venu par la chanson. J’ai pu me faire avoir par ce quiproquo au départ : je pensais qu’une chanson, c’était un bon texte mis en musique. Je ne pense plus du tout ça. C’est une autre forme ! Je n’aurais jamais écrit certaines phrases si elles étaient destinées au papier. En fait, elles sont portées par la forme. Ça éclot avec la mélodie.
Comment se déroule ton processus d’écriture ?
J’ai plein de carnets sur lesquels je note des bouts de textes. Ils me permettent d’avoir une assise. Improviser un texte, c’est trop difficile. En tout cas, ce n’est pas mon truc. Il y a une aventure collective, celle de faire des chansons, et, pour moi, une aventure solitaire, celle d’écrire. C’est l’aventure la plus angoissée mais aussi celle que je porte le plus haut. Je suis soulagé quand j’écris quelque chose qui me convient. Disons que j’aime l’idée de métier. C’est noble. Tu le fais tous les jours. Artisanalement. Ça te ramène ta soupe. C’est cette nécessité qui donne une patine, un souffle. Je dois très souvent faire diversion avec moi-même pour que ça reste une récréation. Le risque serait de perdre cet enfantillage, cette candeur. Je théorise mais la réponse pourrait aussi être « je ne peux pas faire autrement ». Et puis une fois les textes mis en musique, c’est une libération. Il y a quelque chose de plus sauvage, d’instinctif.
Vous avez travaillé avec Arnaud Rebotini sur « Palais d’Argile ». Comment s’est passée cette collaboration ?
On a d’abord travaillé longtemps dans notre coin : l’esprit électronique cold wave un peu technoïde était déjà dessiné. On s’est dit qu’on avait besoin de quelqu’un qui ait une casquette rock, un son plutôt Sixties-Seventies, mais qui ait aussi une connaissance des synthétiseurs analogiques. On a réfléchi longtemps parce que c’était une déchirure de ne plus travailler avec Samy Osta, qui avait réalisé tous nos disques jusque là. Et puis quand on a pensé à Arnaud, ça a été une évidence. Il a eu l’intelligence de s’entourer d’un ingénieur du son allemand, Boris Wilsdorf, un orfèvre. Ensemble, il nous ont beaucoup aidé à mêler les éléments. Sur la fréquence et le timbre de ma voix, ce sont des hauteurs où il y a beaucoup d’autres instruments qui jouent. Arnaud nous a aidé à mettre une voix et un instrument à la même hauteur, sans qu’ils se mélangent ou que l’un prenne le dessus sur l’autre.
Votre dernier album traite de l’hyper-digitalisation de nos rapports humains. Quel regard portes-tu sur tout ça ?
Ça me fait rire parce qu’en ce moment j’apprends l’humilité. Il faut bien se garder de donner des leçons ! Je dis ça parce que j’ai écrit tous ces textes sur l’emprise des écrans dans nos vies, et depuis que l’album est sorti, je suis devenu community manager, je passe ma vie sur les réseaux sociaux ! Je ne suis plus du tout à l’abri (rires). À vrai dire, j’y trouve plus de joie que je l’imaginais. Blague à part, ce qui m’inquiète, c’est que l’outil digital n’est pas neutre. Il est façonné par des gens qui ont des intentions particulières. Je n’apprends rien à personne : le but est de capter l’attention pour vendre de la publicité. Donc on s’accommode d’un outil qui pourrait être bien plus beau et épanouissant. L’idée de partager via messagerie des images, des phrases, des sons, c’est merveilleux. Ça ne va pas à l’encontre de se retrouver en vrai. Ce qui est dérangeant, c’est que lorsqu’on veut profiter de cet usage-là, on est détournés. Même avoir conscience du stratagème ne nous libère pas. Donc c’est une drogue. Mais je suis prêt à me battre, y compris avec les armes de l’ennemi. Je vais m’intoxiquer, mais aussi y trouver des joies inattendues. L’insolence, l’irrévérence, la subversion, m’attirent plus que la rébellion et la lutte. Pour subvertir les règles, il faut les habiter, les connaître.
Tu es inquiet pour notre avenir en tant que génération ?
Je suis d’un naturel très inquiet et angoissé. J’habite en face d’un cimetière ! En réalité, c’est un très beau symbole, car qu’est-ce qu’on y voit ? Rien d’autre que de très grands arbres qui ont l’occasion de pousser au cœur de la ville. On le dit dans le disque d’ailleurs : « Là-bas, espère ce qui t’attend, c’est sous l’hiver que couve le printemps » (dans « Laissons Filer », ndlr). L’hégémonie des écrans dans nos vies nous déconcentre. C’est le constat de départ. Mais une fois que c’est dit, qu’est-ce qu’il faut faire ? Retrouver les choses qui nous animent. Ce sont des choses simples : l’amour, les éléments, une certaine transcendance… Sur la boue de toutes les guerres, la plupart du temps, les fleurs repoussent. C’est un chemin que j’ai fait moi-même ! Je suis habité par une grande mélancolie. Plutôt que de regarder la beauté d’une fleur avec tristesse en sachant qu’elle va faner, je préfère la contempler. Et par le simple fait que cette beauté passe, je m’en réjouis. Mais c’est du travail, une discipline. Il faut parfois forcer un peu. Mais je suis convaincu qu’on peut provoquer la grâce.
Le monde réouvre petit à petit. À quoi va ressembler cette année pour Feu ! Chatterton ?
On repart enfin en tournée ! On va faire tous les festivals d’été, et une quarantaine de dates en France, en Suisse et en Belgique. On a aussi créé treize chansons pour le prochain film de Noémie Lvovsky, une comédie musicale avec Denis Podalydès, Judith Chemla et Sergi Lopez.
Photos : Jean Picon
Arthur porte des souliers Solovière
Décoration d’intérieur: Megane Servadio