Elfie Semotan
Au-delà du glamour : repenser la mode à travers l’objectif
« J’avais envie d’aller au-delà de tout ce luxe et ce glamour, de me détacher de cette esthétique adoptée par tous. »
Nous l’avions rencontrée en juin dernier, alors qu’elle participait à l’exposition collective inaugurale de BASTIAN Paris. Ce mois-ci, Elfie Semotan est de retour dans la capitale française pour son premier show individuel, dans la même ville où elle avait brièvement débuté une carrière dans le mannequinat avant de se consacrer entièrement à la photographie. Désireuse de s’affranchir des conventions des mondes de la mode et de la publicité, elle devient dans les années 60 l’une des photographes les plus convoitées de son époque, dont le travail trouve encore un écho aujourd’hui. Nous l’avons rencontrée peu avant le vernissage de son exposition, pour découvrir les anecdotes autour de ses réalisations, mais aussi pour parler d’improvisation, de l’art de bousculer les codes, et de la nécessité de prêter attention à ce que l’on a sous les yeux.
Il s’agit de votre première exposition individuelle à Paris, la ville dans laquelle vous avez débuté votre carrière de mannequin. Quel effet cela fait-il d’y revenir, cette fois-ci derrière la caméra ?
Elfie Semotan:
C’est formidable ! Je n’ai jamais aimé être devant l’objectif, mais lorsque je suis arrivée à Paris, le mannequinat était une solution facile pour gagner rapidement de l’argent. Dès que j’ai pu me consacrer entièrement à la photographie, je n’ai jamais pensé en refaire.
Comment cette expérience a-t-elle influencé votre pratique de la photographie ?
Elfie Semotan :
Ce que j’ai réalisé, c’est que les photographes étaient pour la plupart des hommes qui n’avaient aucune idée de ce qu’ils demandaient aux mannequins de faire. Je me retrouvais donc là, debout, à me demander comment poser. Faut-il que je saute ? Que je reste immobile ? Et puis, de quoi ai-je l’air ? J’ai donc beaucoup appris sur le mannequinat, la photographie et bien d’autres choses.
Je sais ce que ça fait de se retrouver dans cette position, c’est pourquoi j’essaie toujours de rassurer les gens que je prends en photo. Je leur parle et je les aide à oublier leur nez, leur menton ou tout autre chose qui les préoccupe. Sinon, cela les gêne et les rend rigides. La beauté est de toute façon subjective ; chacun en a sa propre conception. À l’époque, cependant, les critères étaient beaucoup plus restreints.
Cette exposition révèle la beauté sous toutes ses formes, des éditoriaux de mode aux projets personnels, en passant par de saisissants portraits. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet ?
Elfie Semotan :
La curation a été entièrement confiée au commissaire d’exposition Sebastian C. Strenger. Bien qu’il n’ait pas une connaissance particulièrement approfondie de mon travail, ses choix étaient motivés, et cela m’a beaucoup plu. Il était intéressant de voir ce qui a retenu son attention et je suis très satisfaite du résultat, car il a choisi ces œuvres pour la raison pour laquelle je les ai réalisées.

La curation a donc révélé des liens dans votre travail que vous n’aviez pas vus auparavant ?
Elfie Semotan :
On peut le dire, oui. L’exposition témoigne également de l’improvisation et de l’esprit ludique de mes photographies. Pour BGLD par exemple, tout est parti d’un simple manteau de fourrure que nous transportions dans une camionnette pleine de palmiers un peu kitsch. En roulant dans la campagne, j’ai repéré un champ magnifique et j’ai pensé à mettre en scène une prise de vue. Mon styliste a apporté un petit meuble, qui contrastait fortement avec l’arrière-plan, puis le chien de la mannequin est soudainement entré dans le champ de la caméra. Tout s’est enchaîné : il avait l’air d’être parfaitement à sa place, ce qui rendait l’image encore plus abstraite, mais aussi plus légère. Ce sont souvent des imprévus de ce genre qui font qu’une image fonctionne.
Ces imprévus et la libre improvisation ont-ils été des outils dont vous vous êtes servi pour remettre en question la photographie de mode traditionnelle ?
Elfie Semotan :
A l’époque où je travaillais dans la mode, ce qui n’est presque plus le cas aujourd’hui, je voulais révolutionner l’industrie. J’avais envie d’aller au-delà de tout ce luxe et ce glamour, de me détacher de cette esthétique adoptée par tous.
Prenez la série Life Moves Fast, New York (1999/2008). Je l’ai réalisée pour le magazine i-D qui, à l’époque, proposait quelque chose de très novateur en matière de thèmes et de photographie. Le concept de l’éditorial était « le mouvement », mais au lieu de faire bouger la mannequin, je l’ai fait s’asseoir, et j’ai animé l’environnement autour d’elle. Nous avons utilisé toutes sortes de choses, un sac en nylon, une voiture de course jouet, et même un chien qui se trouve dans l’un d’entre eux.

Votre travail démontre d’une véritable volonté d’aller à l’encontre des critères de beauté stéréotypés et de la façon dont les femmes sont représentées.
Elfie Semotan :
La mode a toujours été un environnement très… spécifique. J’accorde beaucoup d’importance à la représentation des femmes dans l’industrie de la mode et de la publicité. Les normes traditionnelles ne me plaisent absolument pas, et je ne voulais pas perpétuer ces stéréotypes. Proposer des photographies à l’esthétique uniquement luxe ou “sensuelle” n’est pas pertinent, et je ne dis pas cela seulement en tant que femme, mais en ma qualité de photographe.
C’est la raison pour laquelle j’avais volontairement dissimulé le visage d’une mannequin lors d’un shoot joaillerie pour Vogue Gioiello en 2023. Je me suis inspirée du travail de Roy Lichtenstein, que j’admire beaucoup, et j’ai utilisé un plastique jaune pour créer une sorte de perruque avec une queue de cheval. J’ai pris la photo de dos, de façon à ce que la seule peau nue visible soit l’épaule de la mannequin avec le collier.
Les possibilités sont infinies, et le résultat peut être tout aussi élégant et raffiné tout en s’affranchissant du cadre visuel habituel. Évidemment, il est impératif de continuer à penser en termes d’esthétique, mais il est possible d’utiliser des histoires et des décors singuliers. Il en existe tellement, c’est bien plus stimulant !

Je suppose qu’il y a également beaucoup à dire sur la série Hysteria…
Elfie Semotan :
Une belle histoire, en effet. Tout a commencé avec la lecture d’un livre écrit par un auteur français qui évoquait le soi-disant traitement des “femmes hystériques”. Il y nommait les différentes postures qu’elles adoptaient pendant leurs crises, et a théorisé leur maladie. Je me souviens avoir pensé : “quelle chance formidable pour un homme médecin d’avoir toutes ces femmes hystériques à disposition, et de pouvoir les diagnostiquer comme telles !” Alors moi aussi, j’ai voulu apporter ma vision sur le sujet. J’avais également vu une exposition en Autriche avec des archives photographiques de femmes malades, et j’ai pensé à introduire le thème dans le monde de la mode.
Après avoir réalisé cette série d’images, j’ai lu une biographie de Louise Bourgeois et des ouvrages de deux autres femmes, qui connaissaient toutes les théories sur cette soi-disant hystérie. Comme moi, elles semblaient être d’avis qu’il était facile pour cet homme d’imaginer des théories à propos de ces femmes angoissées sans vraiment les comprendre. Cela m’a amené à réaliser une deuxième série d’œuvres sur le sujet.
À côté, une grande photographie représente sept femmes à l’air rebelle, comme un écho aux séries Hysteria…
Elfie Semotan :
Oui, il s’agit de The Magnificent Seven +. Lorsque la galerie Bastian préparait l’exposition inaugurale de son nouvel espace parisien, le commissaire d’exposition Sebastian C. Strenger a émis l’idée de mettre en scène une version féminine d’un western des années 1960, Les Sept Mercenaires. Il voulait représenter sept femmes qui révolutionnent le monde de l’art aujourd’hui, et a suggéré que je sois la huitième, d’où le + dans le titre.
Le concept était formidable, mais difficile à mettre en œuvre sur le plan logistique. Son idée initiale était de shooter les sept femmes et les cinq chevaux dans la galerie BASTIAN à Berlin. Il s’agit effectivement d’un grand espace, mais pas assez pour un projet d’une telle ampleur. Nous avons donc dû nous adapter : J’ai fini par photographier les femmes séparément et par travailler avec seulement trois chevaux. Plus tard, nous avons rassemblé toutes les images pour créer le portrait final.

Travailler avec le digital ou des outils de post-production tels que Photoshop a-t-il changé votre approche de la photographie ?
Elfie Semotan :
Photoshop n’est pas mon domaine d’expertise, alors mes assistants m’ont aidé à combiner les images pour créer The Magnificent Seven +. Dans ce cas, les outils de post-production m’ont été bien utiles. Cela aurait été impossible de rassembler les sept femmes et leurs chevaux dans un espace si restreint, alors je les ai photographiés séparément. Mon assistant m’a ensuite aidé à réaliser l’œuvre finale.
De la même manière, j’avais adopté la photographie digitale dès son apparition. Les débuts étaient un peu hasardeux car les couleurs ne rendaient pas très bien, mais les progrès ont été très rapides et maintenant, ça marche du tonnerre. Ce qui est formidable, c’est que la photographie est aussi devenue plus accessible pour les gens. Cela dit, certains ont tendance à l’utiliser de manière très inconsidérée, je trouve ça dommage.
Selon vous, en quoi consiste une utilisation irréfléchie de la photographie ?
Elfie Semotan :
Les gens photographient n’importe quoi. Peu importe s’il s’agit d’un fruit, d’un chien, d’un chapeau ou du repas qu’ils s’apprêtent à manger, ils le partagent avec d’autres personnes. Non seulement ils prennent des photos sans réfléchir, mais ils les partagent également à n’importe qui. Je n’ai pas envie d’être assaillie de photos de gens avec leurs amis ou de voir ce qu’il se passe dans leurs assiettes. N’ont-ils donc rien de mieux à faire ? Quelque chose de plus intéressant à montrer ? (rires)
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Comment savoir si ça vaut vraiment la peine d’appuyer sur le déclencheur ?
Elfie Semotan :
Si le sujet est pertinent, alors ça vaut le coup. En ce sens, commencer avec la photographie analogique permet d’apprendre à aiguiser son regard. A une époque où l’on peut photographier tout et n’importe quoi, la photographie analogique est contraignante et nous oblige à faire le bon choix.
Être exposé aux écrans dès le plus jeune âge est à proscrire, sous peine de mauvaises habitudes. Cela empêche les enfants de prêter attention au monde qui les entoure, leurs cerveaux se développent différemment, et ils passent à côté de certaines choses.
J’en déduis que vous n’êtes pas une grande fan de l’intelligence artificielle…
Elfie Semotan :
C’est intéressant lorsqu’on recherche une information ou que l’on souhaite comparer quelque chose. En tant que moteur de recherche, c’est fantastique, cependant l’IA ne peut rien inventer de nouveau. Elle reprend simplement des fragments du travail d’autres personnes et les compile.
Certains aiment ça et s’en amusent, mais je ne suis personnellement pas intéressée. Moi aussi, je peux assembler des choses ! Et en plus, mon travail est unique, car je transforme et m’approprie les éléments que j’utilise.
Dans ce cas, le public est-il assez perspicace pour partager ce point de vue ?
Elfie Semotan :
C’est là tout le problème, mais peut-être qu’ils finiront par le comprendre par eux-mêmes. Parfois, on réalise des œuvres que la majorité des gens trouve ennuyeuses, mais il y aura toujours quelques personnes pour les apprécier.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune photographe ?
Elfie Semotan :
Je pense qu’il est très difficile de trouver ce qui nous anime et nous différencie des autres. Il faut observer, et s’interroger : qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce qui me paraît intéressant ? Quand on prend quelque chose en photo, il faut comprendre pourquoi on a choisi ce sujet et pas un autre. Est-ce parce qu’il est beau, intéressant, intriguant ?
Les possibilités sont infinies, mais il faut trouver un sujet qui nous est personnel. C’est difficile, parce qu’aujourd’hui, il suffit d’appuyer sur un bouton pour prendre une photo. Les gens ont besoin de remarquer immédiatement ce qui différencie une image d’une autre.
Avez-vous récemment été inspirée par certaines œuvres ?
Elfie Semotan :
Pas plus tard qu’aujourd’hui, je suis allée voir l’exposition de Wolfgang Tillmans au Centre Pompidou. C’est un photographe formidable et un excellent professeur, dans le sens où il transforme tout ce qu’il prend en photo en une œuvre pertinente. C’est un vrai tour de force : il parvient à donner du sens à ses sujets et nous donne envie d’admirer son travail. Pour lui, appuyer sur le déclencheur est une finalité en soi : c’est là qu’il fait la différence.
Là encore, il faut savoir ce que l’on photographie et pourquoi. Vous pouvez très bien choisir une lumière horrible qui déforme complètement votre nez et ne l’embellit pas. Mais si vous en êtes conscient et que vous le faites quand même, alors il y a un sens. On peut tout faire, à condition de savoir ce que l’on fait. Ce n’est pas évident, mais ça s’apprend.
Propos recueillis par Cristina López Caballer
Photos : Jean Picon

