Ronan & Erwan Bouroullec
Le nouveau visage des Champs-Élysées
Ce qui nous fascine au sujet des Champs-Élysées, c’est l’extraordinaire variété du public et des classes sociales.
J’ai rencontré pour la première fois Ronan et Erwan Bouroullec il y a environ quinze ans dans leur ancien studio à Saint-Denis, au nord de Paris. À l’époque, Ronan avait déjà été félicité pour sa « Cuisine Désintégrée » et Erwan pour son « Lit Clos ». Les deux frères n’ont pas tardé à signer des œuvres collectives et à se faire une réputation pour leurs objets de design et la micro-architecture. Aujourd’hui, c’est à Belleville que l’on peut trouver leur studio spacieux. D’un côté de la cour intérieure se trouve la partie principale, sur deux étages, où les idées sont développées et les modèles créés. De l’autre, une toute nouvelle salle de réunion expose quelques-unes de leurs maquettes et quelques-unes de leur pièces de mobilier.
Qui aurait pu imaginer qu’en 2019 les frères Bouroullec inaugureraient six nouvelles fontaines sur l’un des plus prestigieux rond-points de Paris, sur les Champs-Élysées ? Leur vision : des lignes géométriques, verticales et en rotation, des éclairages LED et des fines cascades d’eau. Un équilibre entre « le monumental et le délicat », incrusté de 3 060 cristaux Swarovski taillés en Autriche, ces fontaines sont le projet le plus important des frères Bouroullec à ce jour. Chacune d’entre elles est constituée de trois branches diagonales autour d’un mât central en bronze de 13 mètres de haut. L’eau s’élève dans le mât avant de redescendre par les branches jusqu’au bassin.
L’histoire du rond-point remonte à l’année 1670, qui correspond à sa création par André Le Nôtre. Une première fontaine, créée par Jacques Ignace Hittorff, y a été inaugurée en 1817. Le rond-point a fini par être démoli parce qu’il perturbait trop le trafic. Adolphe Alphand l’a repensé en créant six bassins accompagnés de fontaines à l’allure de roseaux en fonte. René Lalique y a ajouté des pièces en verre ornementales qui ont ensuite été remplacées par un design plus robuste signé Max Ingrand. Les fontaines ont été éteintes en 1998 après avoir subi trop de dommages à cause des célébrations de la victoire de la Coupe du Monde de football.
Le projet des frères Bouroullec a coûté 6,3 millions d’euros et a été financé par le Fonds pour Paris, une fondation créée par la Maire de Paris Anne Hidalgo visant à restaurer l’héritage parisien et à soutenir les projets d’art contemporain. Parmi les donateurs : le Groupe Galeries Lafayette, le Groupe Dassault et l’État du Qatar.
Ce projet titanesque a mobilisé 40 entreprises et plus de 250 personnes travaillant de la conception à la réalisation. Les fontaines ont été installées par Atelier Blam Lemunier & Meyer (Nantes).
Say Who s’est entretenu avec Ronan Bouroullec au sujet de l’évolution du projet, de sa décision de renverser l’idée classique de la fontaine, et de l’importance grandissante des projets publics dans le travail du duo.
Comment avez-vous été contactés par le Fonds pour Paris en 2015 pour ce projet ?
Ce projet est né après notre exposition « Rêveries Urbaines » à Rennes au sujet de la ville et des objets pensés pour la ville. Depuis, cette exposition a voyagé dans le monde entier et la commission du le Fonds pour Paris a suivi.
En quoi le projet fini a-t-il évolué par rapport à votre proposition originale ?
Au départ, je l’avais imaginé beaucoup plus imposant. Les premières maquettes faisaient 17 mètres de haut parce que je pensais qu’elles devaient se rapprocher de l’échelle des arbres. Pendant trois ans, l’échelle de la fontaine a été une véritable source de doutes, nous avons fait beaucoup d’allers-retours entre les Champs-Élysées et les maquettes de façon à comprendre comment le projet allait prendre forme. La hauteur de 13 mètres représente un mètre de plus que les lampadaires, et quelques mètres de moins que les arbres – il y a un équilibre entre les deux. Pour se rendre compte des proportions exactes et de leur harmonie, nous avons travaillé beaucoup de maquettes à petite échelle et sept maquettes à échelle 1/1 (échelle grandeur) sur les bords de Loire à Nantes où il était possible de tirer de l’eau.
Photo de gauche : © Claire Lavabre – Studio Bouroullec
Droite : Images préparatoires © Studio Bouroullec
C’était un processus de questionnement continuel.
Le questionnement est mon processus permanent. Je ne suis jamais sûr et certain jusqu’au dernier moment. Même maintenant je me pose des questions.
Les six fontaines ont toutes trois branches parallèles de différentes longueurs. Cependant votre idée originale était que chaque fontaine contienne cinq branches. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Jusqu’il y a un an, chaque fontaine comportait bien cinq branches. Mais je ne me rendais pas vraiment compte du résultat que donnerait cinq branches sur chacune des six fontaines. Ça aurait été trop de multiplier cinq par six. On obtient davantage de transparence avec seulement trois branches par fontaine. L’idée était d’avoir des branches souples qui pouvaient se mouvoir à la force du vent, mais nos calculs ont montré que c’était trop risqué et que ça ne respectait pas les normes. Depuis le début, on avait ces notions de verticalité et de rotation, mais elles se sont précisées avec le temps. La plupart des gens qui avaient vu les dessins m’ont confié avoir été davantage touchés par l’objet final. C’est souvent le contraire parce qu’il y a toujours cette notion d’imaginaire dans les dessins. Ce que les esquisses n’ont pas pu capturer, ce sont le mouvement et la variété des différents aspects.
Comment avez-vous appréhendé ce lieu, et quels étaient vos objectifs ?
L’objectif était d’avoir une approche mimétique, comme un caméléon, qu’à un moment donné de la journée, en dépit de leur taille, les fontaines puissent presque disparaître dans le paysage, dans le reflet des arbres et du ciel. Lorsque le temps est gris, les fontaines le sont aussi. Lorsque le ciel est bleu, elles brillent beaucoup plus. Lorsque soleil se couche, les reflets sont puissants et tout en verticalité. Lorsque l’on remonte l’avenue depuis la Place de la Concorde et que l’on voit les fontaines à distance au soleil couchant, on constate par moments des flashs éblouissants. L’idée était que la lumière se diffuse doucement, à 20% de sa puissance maximale, parce que je voulais que le miroir continue de fonctionner même illuminé. La nuit, on se retrouve dans une nouvelle configuration: les phares des voitures et les lampadaires produisent un effet de vibration et de brillance. Pendant l’hiver, les fontaines seront sèches mais continueront à tourner et à refléter la lumière le soir. Nous avons voulu redonner de la symétrie et un équilibre à ce rond-point. Ce qui frappe lorsque l’on regarde des photos des XIXe et XXe siècles, c’est que l’avenue avait une symétrie exacte et que les éclairages de rue étaient parfaitement placés. Mais lorsque l’on a commencé à réfléchir au projet, le rond-point semblait chaotique. On ne remarquait plus les fontaines à cause de toutes les fleurs plantées autour. L’idée était de retrouver une géométrie et de créer quelque chose de vertical pour une vision précise. Nous avons cherché des matériaux de qualité de façon à ce que, si les fontaines sont encore là dans 20, 30 ou 50 ans, elles puissent bien vieillir avec une belle patine, et une continuité historique.
Images préparatoires © Studio Bouroullec
Quelle a été l’importance des images d’archives dans vos choix esthétiques ?
Nous nous en sommes beaucoup inspiré sans pourtant nous laisser écraser par le poids de l’histoire. Nous avons été influencés de manière organique, en isolant certains éléments pour comprendre pourquoi ils ne fonctionneraient plus aujourd’hui. Les fontaines d’Adolphe Alphand ont été conçues comme des roseaux petits et fragiles. Lalique a conçu quelque chose de très beau, en verre, avec des pigeons et des écureuils au milieu des jets d’eau. Puis Max Ingrand a fait une proposition en bronze. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi le bronze et le verre. En temps normal, les fontaines sont petites et l’eau en sort vers le haut. Ici, on a l’inverse : les fontaines sont imposantes et l’eau coule vers le bas. C’est une remarque que je me suis faite avec le recul. On n’avait pas pour idée de tout inverser, mais cette nécessité verticale nous a semblé évidente de manière à retrouver une certaine élégance sur laquelle on a vraiment dû convaincre. Je n’ai jamais autant fait de présentations et de maquettes que pour ce projet ! Il faut faire preuve d’audace pour choisir de faire l’inverse de ce que l’on attend de vous. On aurait très bien pu créer une fontaine classique et tout le monde aurait été content. Aujourd’hui nos fontaines sont installées, et j’ai l’impression qu’elles ont toujours été là.
Quels sont les obstacles que vous avez dû surmonter ?
Nous avons dû concevoir le projet comme un iceberg parce que chaque axe de la fontaine est implanté sous un bassin. Les obstacles et les complications ont été nombreux. Chaque mât est fait de six portions de bronze, et nous avons dû créer des brevets pour la solidité du cristal et la manière dont il est attaché à la structure.
Avez-vous réfléchi à l’éventualité de critiques, notamment dans le contexte des manifestations des “gilets jaunes” sur les Champs-Élysées ?
C’est toujours assez difficile de faire de nouvelles propositions à Paris, elles sont souvent rejetées. À l’époque, tout le monde voulait que la Tour Eiffel soit démontée. On s’est aussi opposé à la Pyramide du Louvre de Ieoh Ming Pei. Même aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, chaque nouveauté était considérée comme une “agression” envers la ville. Je suis presque déçu qu’il n’y ait pas vraiment eu de critiques ! Bien sûr, certains n’ont pas aimé notre projet, et je le comprends tout à fait. Les critiques ont surtout porté sur la pureté et la simplicité associée à une idée de la modernité. Mais le projet a globalement bien été accepté. L’intention était de trouver une solution qui soit agréable à regarder et apporte de la joie, tout cela dans le but d’embellir le lieu. Il ne s’agit pas de me procurer un plaisir égoïste. Ce qui me fascine au sujet des Champs-Élysées, c’est l’extraordinaire variété du public et des classes sociales. On y compte 300 000 passants par jour. C’est presque un million de personnes tous les trois jours – c’est fou ! J’ai passé trois semaines sur place pour l’installation des fontaines. Dès que les fontaines ont commencé à fonctionner, les gens se sont mis à prendre des selfies, certains y réalisaient même leurs photos de mariage. Pour moi, c’est ça le succès populaire.
Photo de gauche : Images préparatoires © Studio Bouroullec
Droite : © Claire Lavabre – Studio Bouroullec
Avez-vous eu des désaccords avec Erwan au sujet su projet ?
C’est notre processus de travail. Il y a toujours des désaccords, sur tous les points. Je m’intéresse beaucoup aux projects publics alors qu’Erwan préfère la mécanique et à d’autres types de projets.
Quels autres types de projets en plein air avez-vous déjà réalisés ?
Nous avons également réalisé un project à Miami et pour le campus Vitra à Weil-am-Rhein, en Allemagne. Le projet à Miami est une canopée au dessus d’une avenue du Design District qui a été inaugurée en décembre 2017. Le projet pour Vitra est une fontaine très basse de 13 mètres de long qui s’étend comme un courant et qui a été inaugurée l’été dernier. Nous préparons également une réalisation pour la ville de Rennes : un belvédère sur la rivière auquel on peut accéder par un ponton.
Peut-on voir dans votre intérêt pour les réalisations citadines, en plein air, un changement de direction pour vous ?
En effet, après vingt ans de travail, je suis assez frustré que notre travail ne s’adresse pas à un public plus large. Les pièces de design créées pour des entreprises [de mobilier notamment], s’adressent à une catégorie bourgeoise, aisée. Les projets « pour tout le monde » me manquent, et je pense que les villes ont besoin de projets qui peuvent leur apporter une valeur ajoutée, une certaine poésie. Plus je vieillis, plus je me rends compte que j’ai besoin de créer des choses qui ont une existence physique.
www.bouroullec.com
Interview : Anna Sansom
Portrait : Michaël Huard