Charles Pépin
La possibilité d’une rencontre
La rencontre est une possibilité; liée au hasard, certes, mais que l’on peut provoquer un peu.
Dans son dernier ouvrage La Rencontre. Une philosophie (Allary, 2021), le philosophe et écrivain Charles Pépin livre des outils philosophiques, des anecdotes pop’ et des expériences de vie pour apprendre à aller à la rencontre de soi et de l’autre. De David Bowie à Levinas, et en faisant quelques détours nocturnes par le Palace et le Rex, il décortique la mécanique de la rencontre et en souligne le caractère décisif. À condition de savoir ne pas passer à côté…
Comment s’est passée l’année 2020 ?
J’ai trouvé cette crise violente mais j’ai réussi à surfer dessus et à rebondir. J’ai eu beaucoup de propositions de conférences. J’ai eu à cœur de réinventer un art de la conférence à distance. Je ne fais pas le vieux sage seul chez moi devant mon écran ! Et j’ai écrit une série de podcasts diffusés sur Spotify, qui devaient être à l’origine des captations de mes conférences au Mk2. C’est un rythme hebdomadaire assez soutenu. Tout ça avec trois enfants ! Bref, j’ai plutôt bien vécu cette période. Tout en ayant la chance que mes proches soient épargnés.
Vous conceptualisez la rencontre à l’heure où c’est justement l’autre qui nous est interdit. Pourquoi maintenant ?
La vraie trame philosophique est antérieure à la crise. Je travaillais déjà autour d’une thèse : on ne se rencontre pas assez. Je m’intéressais aux logiques d’entre-soi, aux habitudes, aux certitudes, aux préjugés, aux algorithmes… Et à tout ce qui nous empêche de nous rencontrer. Et puis la crise est arrivée et j’ai été étrangement confirmé par l’actualité. Cela a renforcé la thèse : sans rencontre, nous sommes coupés de nous-mêmes. C’est une vie de merde, rétrécie, diminuée. On trouve des pis-aller mais ce n’est pas une vraie vie.
Pourquoi le besoin de rencontrer ce qui n’est pas soi pour devenir soi ?
C’est la vraie question philosophique. La première lecture est anthropologique. Nous sommes des animaux inachevés. Prématurés. Si nous étions déterminés, complets, avec un instinct naturel très solide, nous n’aurions pas besoin de rencontrer les autres. On se suffirait naturellement à nous-mêmes. Mais il y a d’autres lectures plus intéressantes. En rencontrant quelqu’un – une culture, un paysage, une musique, un livre, un animal –, il y a une sorte de choc d’altérité, d’électricité, de trouble aussi. Ce contact donne une idée de ce que l’on pourrait devenir. Cela révèle des choses de soi. Notre lieu d’habitation naturelle n’est pas le « chez soi», refermés sur notre identité ou nos certitudes. Ça, c’est que j’appelle une vie étriquée. Or nous habitons le vaste monde.
Et qu’en est-il dans le domaine amoureux ?
La partie principale du livre, c’est l’amour et le couple. Il n’y a rien de plus faux que d’affirmer « Je sais avec quel genre d’homme ou de femme je vais être heureux ». C’est assurément une attitude qui s’oppose à la rencontre. Il y a même là toutes les raisons de se tromper.
Pourquoi ?
Parce que notre désir est obscur. La surprise surgit au contact de quelqu’un. On le voit bien sur le plan sexuel ou sensuel. C’est parfois très surprenant comme ça se passe mal, alors que l’on attendait quelque chose de génial. Et puis la rencontre prouve que non. C’est une thèse presque élémentaire que de dire qu’il faut aller voir : « j’y vais, je vois ». On est obligé de se mettre en mouvement et de sortir de chez soi; de soi, de ses croyances, de ses préjugés.
Notre époque est marquée par les crispations identitaires, et par l’affirmation tous azimuts de nos singularités. Dans son ensemble, votre œuvre oppose à chaque tentation de repli sur soi des moyens d’ouverture. Vous luttez contre ce qui enferme ?
Je suis exaspéré par cette crispation identitaire de tous les côtés. Tout le monde veut être ceci ou cela et parler en tant que ceci ou cela. Évidemment, je ne suis pas né à la bonne époque. Notre époque est une époque de peur; le repli est une tentation légitime. Mon idée est claire : de livre en livre, je combats la crispation identitaire, et même l’identité tout court. Je pense que l’identité est un leurre. Il y a évidemment de bons côtés à l’affirmation de soi. Mais l’effet pervers est énorme. Caricaturons : si je suis sûr de moi, je sais qui je suis. Si je suis fier de moi, si tout va bien, si je n’ai aucune incertitude, je n’ai qu’à rester tranquille avec moi-même toute ma vie, sans jamais rencontrer les autres. Je combats cette vulgate de psychologie selon laquelle il faut d’abord s’aimer soi-même et savoir qui on est pour pouvoir aller vers les autres. La vraie vie, ce n’est pas ça. C’est même l’inverse : je ne sais pas qui je suis, et je compte sur toi pour l’apprendre. Ou alors : je sais un peu qui je suis mais cela ne me suffit pas. Cela ne me satisfait pas. Je ne suis pas défini par mes attributs sociaux, quels qu’ils soient. Je suis plus complexe que ça, et surtout plus ouvert.
Il y a là quelque chose de thérapeutique, d’un point de vue individuel et collectif: établir ou restaurer des liens rompus…
Je suis à la frontière du développement personnel et de la philosophie, ce que certains philosophes me reprochent, d’ailleurs. Qu’importe. Je suis pour le décloisonnement. Je suis pour tout prendre, ou pour prendre ce qu’il y a de bon à prendre. Plus généralement, je suis un enfant de la philosophie sceptique. C’est-à-dire que je ne sais pas. Le scepticisme est aussi une philosophie esthétique. Quand on ne sait pas trop de quoi est fait le monde ni qui on est, on peut profiter des lumières, des beautés, des rencontres. J’essaie à ma petite échelle d’apporter un antidote. Dans La Rencontre, j’invite à aller à la rencontre du monde, du vivant, des animaux ! Cet hiver, par exemple, j’ai observé mon chat découvrir la neige pour la première fois. C’est une petite expérience philosophique par laquelle on apprend à disparaître, à ne plus être soi. Il en va de même lorsqu’on a une forte émotion devant un film ou au cours d’un moment sensuel qui fait que l’on s’oublie; les frontières s’effacent un peu.
Vous évoquez souvent David Bowie. Pourquoi est-il important pour vous ?
Parce qu’il dit « je vais jouer, je vais me travestir ». Bowie était mime. Comme lui, je vais jouer avec les autres en moi, avec mon identité multiple, et pas mon identité monolithique et parcellaire. Et puis Bowie rencontre tout un tas de gens. Quand Lou Reed, arrogant introverti intello, rencontre le glam étincelant de Bowie, ça produit quelque chose de fou. Il raconte que c’est sa force, au-delà de son talent à lui. Il montre plusieurs visages de lui-même. De ce point de vue-là, c’est un philosophe que j’aime bien.
Selon vous, la disponibilité précède la rencontre. Qu’est-ce que cela signifie ?
Dans une vie qui fut autrefois la mienne, j’aimais vivre la nuit. Je me couchais quand le jour se levait. J’aimais même m’endormir en boîte, ce qui m’a d’ailleurs valu quelques réveils désagréables, notamment par une femme de ménage au Rex ! J’aimais aller aux Folie’s Pigalle, au Palace… Je ne cherchais pas tellement les rencontres amoureuses ou sexuelles, et encore moins à être « là où il fallait ». Je n’étais pas un mondain qui avait ses entrées partout. J’étais même gêné par un certain entre-soi. Je me suis longtemps demandé ce qui m’attirait. En fait, je voulais avoir le temps. Perdre mon temps. Sans contrainte. Pour être disponible à ce qui pouvait surgir. Cette vie de noctambule dit que la rencontre est une possibilité; liée au hasard, certes, mais que l’on peut provoquer un peu. Pour rencontrer quelqu’un, il ne faut pas être pressé. Il faut avoir du temps à perdre avec quelqu’un. Ce temps permet de le rencontrer vraiment.
Et les attentes, dans tout ça ?
La méthode que je défends dans le livre est celle d’un aller-retour dialectique. Je sors de chez moi parce que j’ai une attente. Mais ensuite, je passe en mode observation et relâchement; je me rends disponible à l’inattendu. Et c’est dans cette alternance des deux qu’une thèse philosophique un peu plus précise se dessine : soit un utilitarisme mystique, soit une mystique utilitaire. C’est faire la synthèse entre le cadre posé de l’action volontaire et le lâcher-prise nécessaire à la disponibilité de l’observateur. C’est ma ligne philosophique. C’est très occidental d’opposer d’un côté le volontaire proactif qui poursuit un but, une target et, de l’autre côté, le renonçant, le zen, le bouddhiste, l’esthète, le dandy qui contemple.Je ne suis ni dans le volontarisme occidental, ni dans le lâcher-prise bouddhiste. C’est une synthèse des deux.
Vous évoquez la nécessité d’approfondir les liens et les choses. Plus loin, vous développez l’idée d’une responsabilité morale qui découle de la rencontre. Pensez-vous que notre époque favorise une forme de frénésie ?
Il ne faut pas non plus trop charger la barque sur l’époque. Je pense que c’est un invariant de l’espèce humaine : on a une possibilité, une fibre morale, en soi. Simplement, l’égoïsme et l’individualisme sont plus forts. La morale chrétienne, la morale kantienne, enjoignent à être responsable des autres et à en prendre soin. Mais cette injonction est trop abstraite, trop générale. Cela ne marche pas. Nous sommes trop autocentrés. Concrètement, il m’est difficile d’établir un lien moral avec celui que je ne connais pas. Peut-on sincèrement affirmer que l’on se sent responsable de l’inuit qui vit sur la banquise ? C’est dur. D’ailleurs, nous consommons des choses qui menacent directement sa vie. Mais il suffit d’avoir rencontré un inuit une fois, et de comprendre que sa survie est mise en péril par notre propre consommation, pour se sentir responsable. Du coup, on arrive à une thèse ultra-simple : un des signes objectifs de la rencontre, c’est la responsabilité morale. Quand on se sent responsable de l’autre, on peut affirmer que la rencontre ne va pas s’évaporer du jour au lendemain. C’est aussi un signe qui permet de savoir si on aura une histoire de couple qui va s’inscrire dans la durée.
Il ne peut pas y avoir de responsabilité abstraite ?
Il y a bien sûr des belles âmes engagées, plus généreuses, qui sentent une responsabilité universelle. Mais c’est à mon avis, toujours enfanté par les rencontres. Le débat que l’on aborde oppose Kant et Levinas. Kant dit que l’on a une responsabilité abstraite. Levinas répondra un siècle et demi après par la négative. Pour lui, c’est uniquement quand il voit le visage qu’il prend la mesure de sa responsabilité. L’homme est vulnérable. C’est toute cette vulnérabilité que le terme « visage » désigne. Quand l’autre est en face, on comprend que sa vie dépend de soi. C’est la même logique qui se produit face à un SDF. On comprend qu’il peut mourir de froid cette nuit. C’est possible. Par contre, je ne me sens pas responsable avant la rencontre. En tout cas, c’est ma thèse, reprenant Levinas.
Vous puisez dans la philosophie pour en extraire des moyens de vivre mieux. D’où vous vient cette envie d’aider ?
Je ne sais pas. Cela doit sans doute venir d’un désir de réparation. Comme beaucoup de gens, je pense que j’ai eu, enfant, des moments de timidité ou de solitude mal vécus. J’ai aussi été très sensible à certaines figures de jeunes isolés ou rejetés en raison de leurs différences. Mais je ne me voyais pas comme ça. J’avais a priori une autre culture de la philosophie, plus intellectuelle, orientée vers la recherche, moins psy. J’ai commencé par être romancier. Ensuite, je me suis mis à faire des livres de philo et à me tourner de plus en plus vers la philosophie pratique, existentielle. Et puis j’ai été prof de philo pendant 20 ans; aider les élèves faisait partie de mon quotidien. Ce rapport « aidant » à la philosophie, que d’ailleurs j’avais aussi trouvé chez mon prof de philo au lycée, je n’en étais pas conscient. Je ne me sentais pas l’âme d’un thérapeute.
Et maintenant ?
J’ai changé. J’accepte ce retour, et j’en suis même très touché. En tant qu’Hégélien, je pense que ce que les gens nous renvoient est en partie vrai. J’ai d’ailleurs été tenté, après une très longue analyse, par l’idée de devenir psy. En fait, je me suis toujours pensé par rapport à mes amis et à mes enfants. J’ai même écrit des paroles de chanson sur ce sujet, comme quelqu’un qui aime apporter du bien autour de lui. Et finalement je me retrouve à faire ça avec mes livres. Alors j’assume de plus en plus de faire des livres qui « font du bien », même si je trouvais au départ l’expression ridicule. Et puis j’aime aussi l’idée de ne pas trop mentir. Ça aide les gens de leur dire qu’ils ont le droit d’avoir des blessures, de se tromper. Je ne sais pas trop répondre à cette question, en fait !
Pensez-vous que l’on sortira indemne, sur le plan relationnel, de cette crise ?
Je ne sais pas. J’hésite. Je vois deux forces. La première est celle du « putain, on veut vivre, ça suffit », et qui préfigurerait des sortes d’Années Folles. On serait boulimiques de rencontres, de vie audacieuse… C’est celle que j’appelle de mes vœux. Mais en face, il y a une contre-force : celle du repli, de la peur. Beaucoup d’individus ont pris goût à cette vie de merde. Ils n’aiment pas sortir. Ils n’aiment pas la rencontre. Ils aiment le petit confort, le petit vase clos, le petit univers fermé. Et voilà que l’humanité doit vivre comme eux. Cette vie étriquée est soudain légitimée. Je ne sais pas ce qui va l’emporter. Peut-être qu’il y aura deux mondes antagonistes. Mais étant de nature optimiste – et puis aujourd’hui il fait super beau ! –, j’ai envie de croire que l’ensemble du pays va être gagné par le désir de la vraie vie et de l’autre.
Interview : Marie Cheynel
Photos : Jean Picon