Daniele Buetti
Portrait, identité et utopie collective
La façon dont nous considérons nos rêves et nos désirs a été transférée à des personnages que l’on ne connait que par l’image
Kate Moss et Laetitia Casta sont tatouées de noms de marques (Cartier, Gaultier…) sur leur poitrine. À leurs côtés, Grace Jones, Madonna et Prince ont été privés de visages, remplacés par un miroir encadré par des morceaux d’image. Les deux séries ont été réalisées par Daniele Buetti, qui a gagné reconnaissance pour ses modifications apportées à des images tirées de magazines de mode des années 1990. Fasciné par la culture populaire, l’artiste suisse de 63 ans basé à Zurich, intervient sur les images, poussant la mythification des mannequins et célébrités représentées. À Paris Photo, le travail de Buetti a été intégré à la nouvelle section « Curiosa » illustrant une sélection de photographies érotiques, sous la direction artistique de Martha Kirszenbaum. Y étaient présentées des photographies datant de 2008 à 2018 tirées de ses séries « Looking for Love » et « Are You Talking to Me? » (2018).
Vous avez débuté « Looking for Love », votre série d’images de mode retravaillées, dans les années 1990, une période où l’appropriation (citons Richard Prince photographiant à nouveau les campagnes publicitaires de « l’homme Marlboro ») était très répandue. Vous trouvez-vous des affinités avec cette pratique?
On peut dire qu’il y a une affinité dans le sens où le concept d’appropriation était très répandu dans les 1980. C’était dans l’air ! Avant de m’approprier des images, j’ai mené un projet pendant cinq ans, “Flügelkreuz”, pour lequel je répétais le symbole d’une croix dans différents contextes, un peu comme un logo. Puis j’ai obtenu une bourse pour travailler à New York pendant un an. J’ai installé un petit stand dans plusieurs rues de la ville, et j’y proposais de tatouer au stylo BIC les noms des douze entreprises les mieux cotées en bourse sur le bras des passants. Sur mon stand, on pouvait voir des photographies de « tatouages « Coca-Cola, IBM, General Electric ou Philip Morris. J’offrais mes services pour 1$. À cette époque, plus personne n’avait d’utopies, les religions étaient devenues privées et le gens avaient commencé à considérer leur corps comme une surface sur laquelle ils pouvaient représenter leurs utopies privées. Se tatouer, se percer ou avoir recours à la chirurgie esthétique était devenu des pratiques courantes, comme une utopie collective tournée vers le corps. C’est à ce moment que j’ai commencé à acheter des vieux numéros de magazines de mode, comme le Vogue. J’ai progressivement pris conscience que les logos n’étaient pas seulement l’incarnation de produits mais aussi la représentation de concepts d’identité. Comme si porter une marque permettait de faire partie d’une communauté et de prendre part à quelque chose de plus important que sa propre personne.
En tatouant vos modèles, leur permettez vous d’adopter un style de vie au lieu de les proclamer en tant que victimes de la mode?
En créant un tatouage Dior sur ces top models, je n’avance pas qu’elles sont des victimes de la mode, mais je crée une unité et je cherche un consensus. J’ai pris conscience qu’en prenant ces images où la personne était représentée avec un regard perdu dans le vague, introverti, mélancolique (un peu à l’image d’un tableau de Gauguin), et en intervenant en créant des blessures à l’aide des signes, on prenait vraiment conscience de leur présence, comme si les tatouages n’étaient pas présents.
Considérez-vous que votre travail prend une nouvelle dimension maintenant que beaucoup de célébrités ont véritablement des tatouages?
C’est très étonnant ! Je n’aurais jamais pensé à mes débuts en 1994 que cette tendance du tatouage et de la modification corporelle tiendrait si longtemps, et prendrait même de l’importance. Il s’agit d’un phénomène datant de la fin du siècle, pourtant nous sommes toujours en plein dedans. C’est cette célébration du narcissisme, de l’égo et du corps (toujours « moi! moi! moi!) que l’on observe avec l’arrivée du smartphone. Généralement, lorsque les enfants arrivent à l’adolescence, ils veulent se différencier de leurs parents. On pourrait penser qu’ils seraient répugnés par les tatouages de leurs aînés, pourtant c’est un phénomène qui dure depuis des générations.
Quel rapport ont vos images avec les scarifications et rites de passage des tribus africaines?
Dans les tribus, un homme n’est considéré adulte que lorsqu’il a été marqué de scarifications. Depuis des millénaires, la biographie d’une personne se résume à un arbre généalogique ou à un village. Mais depuis l’apparition des média de masse, la façon dont nous considérons nos rêves et nos désirs a été transférée à des personnages que l’on ne connait que par l’image. C’est le rôle que les saints occupent dans l’Église, un lien entre le croyant et Dieu. Si l’on prie devant eux, la prière prend plus de sens. Tous ces personnages présents sur les couvertures de magazines et les panneaux d’affichage incarnent ce rôle. Dans le même temps, ils nous permettent en quelque sorte de nous échapper. On en vient à la question de l’existence, de ce qui reste après que la beauté a disparu. Pourquoi n’ai-je aucun problème à écraser un cafard alors qu’il m’est impossible de faire de mal à un papillon ? Nous avons une profonde affinité envers la beauté.
Dans quel cadre s’inscrit votre nouvelle série « Are You Talking to Me?” ?
Lorsque je travaillais sur les pseudo scarifications, je ne prenais pas en compte le nom des mannequins, simplement parce qu’elles ne sont pas connues pour ce qu’elles « font », mais plutôt parce qu’elles sont victimes de leur beauté. Je me suis demandé ce qu’il se passerait si je prenais l’image de quelqu’un de connu pour sa musique, pour son jeu d’acteur, et si j’utilisais cela comme une projection tout en l’effaçant. Lorsque je me trouve devant eux, je n’essaie pas d’entrer dans leur tête. Il reflètent l’espace et, à cause de ce grand néant, je supprime toute possibilité d’entrer en connexion avec le personnage, de rêver d’eux et de les admirer.
Quel procédé utilisez-vous pour créer ces portraits sans visage de Grace Jones, Madonna et Prince? Qui d’autre peut-on trouver dans cette série?
Je trouve les images dans les magazines ou sur Internet. Je retourne le papier et, sans regarder, je coupe le visage. Puis je découpe le morceau de visage en des petits filets que je colle autour du vide. Quand on retourne le portrait, tous les filets sont superposés. L’image du personnage est toujours présente mais tous les traits du visage ont été poussés vers l’extérieur. Je pose la question suivante: combien de matière puis-je me permettre d’enlever sans pour autant provoquer la perte de l’image de ces personnages que l’on idolâtre comme des dieux ? Ces images emblématiques font partie de notre mémoire collective. J’ai aussi fait les portraits de la Princesse Diana, d’Elvis Presley, des artistes Marina Abramovic, Damien Hirst et Jeff Koons. Des sportifs, aussi. Il y a une continuité avec le culte des marques, avec l’assimilation et l’idée de devenir quelqu’un à travers une forme particulière de beauté.
Interview: Anna Sansom