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14.01.2025 Musée de la Chasse et de la Nature, Paris #art

Edi Dubien

S’éclairer sans fin

L’univers d’Edi Dubien, qui dépeint les liens entre l’enfance et la nature, est profondément complexe et psychologique. Certaines œuvres sont belles et tendres, comme ces garçons et ces animaux qui se font face, se respirant et se touchant l’un l’autre, des enfants cherchant du réconfort en compagnie d’un ami animal. D’autres sont teintées de tristesse et de solitude, traversées par une sensation de douleur. Les dessins, notamment, dépeignent invariablement des garçons élancés aux cheveux noirs dont la fragilité suggère une innocence meurtrie.

L’exposition « S’éclairer sans fin » de l’artiste français au Musée de la Chasse et de la Nature, à Paris, est une invitation à réfléchir sur ces enjeux à travers une vaste installation de quelque 200 dessins, ainsi que des sculptures et des tableaux. L’exposition véhicule également un côté autobiographique, faisant allusion à l’histoire personnelle de l’artiste. Né en 1963, Edi Dubien s’est toujours senti masculin mais n’a été reconnu comme tel qu’en 2014, lorsque le gouvernement français l’a officiellement autorisé à changer de genre. Les souvenirs des sentiments de rejet qui ont marqué sa jeunesse, ainsi que la trajectoire traumatisante vers son changement de statut, ont alimenté son art, tout comme les expériences joyeuses de contact avec la nature.

«Je pense que la meilleure façon de transmettre des messages que tout le monde puisse entendre, c’est à travers la douceur, même si une partie de mon travail n’est pas du tout drôle»

Salle d’exposition temporaire
Temporary Exhibition Room / Foreground: Traverser le temps, boat, wood, plants, slip, plaster, resin, acrylic, 2024 / Photo: ©Musée de la Chasse et de la Nature, Aurélien Molle

 

Comment avez-vous conçu l’exposition ?

EDI DUBIEN:

Je suis allé visiter le lieu ; j’y suis resté un bon moment. Les choses m’ont paru assez évidentes. Le commissaire d’exposition, Rémy Provendier-Commenne, avait envie de faire un lien avec ce que j’avais réalisé pour le Musée d’art contemporain de Lyon [en 2020] et de faire toute une installation de dessins comme un cabinet de curiosités. Donc j’ai préparé le papier peint et après tout s’est mis en place, une installation avec plus de 200 dessins. Pour la barque, j’ai toujours dessiné des embarcations avec des animaux et un personnage, comme une traversée du temps, sur une rivière. Tout a été spécifiquement réalisé pour le Musée de la Chasse et de la Nature, ce qui représente huit mois de travail.

 

Parlez-nous de cette sculpture d’un garçon solitaire, des larmes coulant sur son visage, assis dans une barque entouré d’animaux. Ça rappelle l’arche de Noé, bien que la plupart des espèces animales ne soient pas par paires mais seules…

EDI DUBIEN:

Oui, mais ils sont tous ensemble, quand même ! C’est comme une famille recomposée. C’est lié à ma vie, et à mon enfance aussi où j’étais très seul, et ça parle de la place de chacun dans un monde assez dur. Et c’est aussi pour montrer qu’il y a des choses heureuses même s’il y a effectivement de la solitude.

 

Temporary Exhibition Room / Traverser le temps, boat, wood, plants, slip, plaster, resin, acrylic, 2024 (detail) / Photo: ©Musée de la Chasse et de la Nature, Aurélien Molle

L’exposition aborde quatre thèmes : l’enfance réparée ; l’identité en mouvement ; la force de la fragilité ; et la résilience et la renaissance grâce à la nature. Pourtant, les dessins ne sont pas divisés de manière thématique ; tout est mélangé, mettant en lumière la relation entre le garçon et la nature…

EDI DUBIEN:

Ce sont des liens réciproques – la proximité, l’amitié, les liens et l’énergie qui va de l’un à l’autre. C’est aussi une façon de donner la parole à l’enfant et à l’animal ; un peu comme un miroir entre l’un et l’autre, ce qu’on trouve pour se construire. Les images me viennent dans la tête comme une histoire, comme un livre qu’on écrit, avec tout un process de réflexion à développer. Ainsi j’ai déjà l’idée du fil conducteur avant d’aborder une idée thématique et des couleurs.

Untitled, 2024, 50 x 60 cm, Watercolour and pencil on paper, © Edi Dubien, ADAGP, Paris, 2024 / Photo: ©Aurélien Mole

Les dessins évoquent une liberté d’expression et une dissolution des genres, comme les garçons portant des coccinelles en boucles d’oreilles ou les animaux vêtus de robes et de talons hauts. Pouvez-vous nous parler de la façon dont vous utilisez ces codes ?

EDI DUBIEN:

Je m’amuse avec tous ces codes pour créer quelque chose de joyeux et de grave, pour montrer aux gens l’identité autrement, pour rendre les choses plus fluides et accessibles. On pourrait rire ou sourire quand on voit un animal avec des talons, et en même temps, cela dit beaucoup de choses. Il s’agit de donner une place à l’animal et à l’être humain dans leur liberté, toute une gamme d’idées que je traduis à ma manière pour parler du genre et de la liberté d’être soi-même, ainsi que d’une enfance et d’une adolescence marquées par des manques qui m’ont empêché d’exister.

 

Untitled, 2024, 21 x 29.7cm, Watercolor and pencil on paper © Edi Dubien, ADAGP, Paris, 2024 / Photo: ©Aurélien Mole

 

Votre travail traite également de la tristesse et de la violence, comme le garçon tenant une affiche avec l’inscription « Boys Don’t Cry », en référence à l’album de The Cure…

EDI DUBIEN:

The Cure, mais aussi le film [du même titre, avec Hilary Swank] sur un garçon trans qui meurt à la fin. C’est une histoire vraie, très dure. Cela parle de l’adolescence, quand on se sent seul face à ce monde un peu intransigeant et dur. C’est une façon d’évoquer des choses que j’ai vécues, en fait, et de donner du courage aux autres. Ce ne sont pas seulement des autoportraits, mais c’est souvent lié à moi et à une partie de ma vie de jeune garçon, une partie qui m’a été un peu volée.

Comment décririez-vous votre enfance et votre rapport à la nature ?

EDI DUBIEN:

Je suis né à Issy-les-Moulineaux, mais j’ai grandi à Paris, dans le XVe arrondissement. J’allais passer les vacances chez mes grands-parents en Auvergne ; c’étaient des Catalans qui ont quitté l’Espagne sous le régime de Franco pour venir se réfugier en France, loin du fascisme. Je me rappelle quand mon grand-père venait me chercher quand j’étais petit, je disais « Bonjour » à la nature. J’étais très heureux [à la campagne] ; j’avais l’impression qu’il y avait des écureuils partout et d’avoir fait un pacte avec la nature. C’était beaucoup plus sauvage qu’aujourd’hui. Mais mes parents me voyaient comme une fille et moi je me sentais comme un garçon, même quand j’étais tout petit. J’avais toujours l’impression d’être un peu travesti et j’étais maltraité à cause de ça.

 

Blue Living Room / Réincarnation, plaster, engobe, resin, 2024 / Photo: ©Musée de la Chasse et de la Nature, Aurélien Molle

Votre travail est très autobiographique…

EDI DUBIEN:

Oui, bien sûr. Tout est autobiographique et affectif. Absolument. Il y a des choses que je dénonce, comme la violence envers le monde animal, la nature, l’enfance, les femmes. Je dénonce aussi un pouvoir financier, comme celui de Trump, et la violence du pouvoir sur une partie du monde plus vulnérable. L’écologie et le monde animal ont de moins en moins de place partout dans le monde, et on ne parle pas assez de la maltraitance des animaux, comme on ne parle pas assez de la maltraitance de l’enfant. Tout ça fait partie de mon discours.

 

Untitled, 2024, 29.7 x 21 cm, Watercolour and pencil on paper, © Edi Dubien, ADAGP, Paris, 2024 / Photo: ©Aurélien Mole

Diriez-vous que votre exposition est politique ?

EDI DUBIEN:

Oui, exactement. Mais je ne veux pas parler de politique d’une manière politique. Je veux m’adresser aux gens. Et je pense que la meilleure façon de transmettre des messages que tout le monde puisse entendre, c’est à travers la douceur, même si une partie de mon travail n’est pas du tout drôle. Mais j’essaie de faire passer les choses de manière à toucher un maximum de personnes.

 

Vous avez parlé de votre « deuxième naissance » quand vous avez été officiellement reconnu en tant qu’homme en 2014. Comment cette « deuxième naissance » a-t-elle impacté votre travail ?

EDI DUBIEN:

Ça a tout changé ! C’est vraiment une naissance quand vous attendez vos papiers d’identité, que vous êtes reconnu, que vous allez à l’hôpital [pour la chirurgie de transition de genre]. Ce fut très long et il a fallu beaucoup d’années de psychanalyse pour faire face à mon enfance. Quand j’ai eu mes papiers d’identité, c’était comme si j’avais tout d’un coup l’autorisation d’exister. J’ai pu m’affirmer et montrer aux gens qui j’étais ; un coming out très clair, net et précis, qui m’a fait me sentir légitime.

J’ai toujours été un artiste. Avant, j’étais dans la rue, mais j’ai toujours eu beaucoup de collectionneurs. J’ai exposé au Palace, dans les boîtes gay parisiennes et dans d’autres endroits. Mais je n’étais pas comme aujourd’hui dans les milieux de l’art contemporain. J’ai eu beaucoup d’articles [sur mon travail dans la presse] mais on parlait de moi au féminin et ça ne me plaisait pas. Grâce à la reconnaissance [de mon changement de sexe à l’état civil], on me voit.

Temporary Exhibition Room / Résistant, Acrylic on canvas, 2024 / Photo: ©Musée de la Chasse et de la Nature, Aurélien Molle

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’avoir désormais des institutions qui soutiennent votre travail ?

EDI DUBIEN:

Franchement, ça me donne envie de pleurer. Quand on a passé sa vie [à essayer] d’être vu comme un homme et qu’on est enfin reconnu après un parcours difficile […], voir les gens m’apprécier et m’envoyer des messages d’amour chaque jour à propos de mon travail au Musée de la Chasse et de la Nature, c’est très touchant. Ça me donne énormément de confiance, c’est formidable.

 

J’ai lu que vous vivez à la campagne et que votre atelier est dans une ancienne grange. Qu’est-ce que vous pouvez nous en dire ?

EDI DUBIEN:

Mon atelier est effectivement dans deux grands bâtiments datant du XVIIIe siècle, vers Blois, au bord de la Loire. Des tracteurs y étaient entreposés auparavant. Ça fait 8 mètres de haut ! Ce n’est pas loin de Paris par le TGV. J’avais envie de vivre dans une grange et de me reconnecter à mes vacances d’enfance en Auvergne. J’ai également un petit atelier à Paris.

Family Portrait Room, acrylic on canvas, 2024 (foreground: Benjamin Graindorge, Fallen tree / background, right: Eva Jospin, Forêt, Adagp, 2024) / Photo: ©Musée de la Chasse et de la Nature, Aurélien Molle

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

EDI DUBIEN:

Ce matin, j’ai commencé une grande peinture de deux mètres de haut que mon galeriste montrera à Art Paris. Je crois que je vais faire un mix entre les trois grandes peintures que j’ai exposé à la Biennale de Lyon et ce que je montre au Musée de la Chasse et de la Nature. Je vais de nouveau représenter un garçon lié à la nature et à l’animal, mais différemment.

 

« Edi Dubien : S’éclairer sans fin » est au Musée de la Chasse et de la Nature jusqu’au 4 mai 2025.
https://www.chassenature.org

 

Interview par Anna Samson

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