Gaël Charbau
Un regard sur le monde
Je suis assez solitaire, mais je crois à ces moments où l’on se regroupe autour d’une idée et d’un projet
Né en 1976, Gaël Charbau vient de diriger la Nuit Blanche, mais s’implique sur la scène parisienne depuis de nombreuses années. Il a fondé et dirigé de 2003 à 2010 le journal « Particules », et s’occupe également de plusieurs prix soutenant les jeunes plasticiens français, à l’exemple de la Bourse Révélations Emerige ou des Audi Talents Awards. Personnalité aux multiples casquettes, il est aussi commissaire d’exposition pour les résidences Hermès ou le Collège des Bernardins et a été éditeur. Aujourd’hui, il se verrait bien à la tête du Palais de Tokyo… L’occasion pour lui de combiner ses multiples expériences, mais aussi d’y réintroduire le mot parfois galvaudé de « l’engagement »…
Vous avez récemment dirigé la Nuit Blanche. Comment avez-vous conjugué votre exigence de curateur à un programme également axé vers le grand public ?
Quand j’ai été nommé, la première chose a été de me dire que cela représentait une opportunité de montrer les différents champs dans lesquels j’avais travaillé ces dernières années et de voir si cette Nuit Blanche pouvait être non pas thématique, mais autobiographique sans jamais le mentionner. Ma vie à Paris a été marquée, depuis vingt ans, par la découverte de lieux, d’institutions, d’artistes émergents et de personnalités… Donc cette Nuit Blanche représentait l’occasion de fédérer mes champs de recherche, tels que la relation avec la science, ou les transversalités avec la musique, la performance ou la chorégraphie. Je savais qu’elle aurait une dimension chaotique, au sens noble du terme, donc mon travail a consisté à délimiter des zones pour qu’elle soit en adéquation avec des lieux précis et me permette de raconter des histoires très contrastées dans Paris.
D’où une place forte accordée au spectacle vivant et une édition qui exhibait moins de grands formats dans la rue…
Oui, et j’ai souhaité aussi valoriser la production, car lorsqu’on travaille avec des jeunes artistes, on ne bénéficie pas souvent de l’infrastructure d’une importante galerie. Mais cette ligne de risque était fidèle à ma démarche et me permettait de maîtriser l’esprit de cette Nuit Blanche. Par exemple, la sculpture d’Hugo Schiavi, sur la Place de l’Hôtel de Ville, envoyait un message fort sur le triomphe de la République, quand le défilé de Maroussia Rebecq interrogeait sur le recyclage, l’écologie ou la situation des migrants. Je ne voulais pas faire une Nuit Blanche déconnectée de nos réalités politiques et, déjà, quand j’avais créé le journal « Particules« , en 2003, j’avais cherché à lutter contre une approche qui serait uniquement contestataire, pour aller au cœur des sujets, en portant des messages.
Marie de Paris, Salon d’honneur, Maroussia Rebecq 99 Vêtements populaires (le défilé), Nuit Blanche 2018
La Mairie de Paris vous a-t-elle laissé carte blanche ?
Totalement, ce qui peut même effrayer au début, car il est plus facile d’avoir une feuille de route et de cocher les cases. Je suis très fier d’avoir relevé ce défi de mélanger le populaire et l’art contemporain pointu, ce qui semble toujours impossible… Pourtant, le programme des Invalides témoignait notamment de propositions intelligentes et engagées, tout en étant festives et bon-enfant. J’ai toujours essayé de travailler dans ce sens.
Même si, en vous voyant collaborer avec des maisons comme Hermès et des entreprises telles qu’Emerige ou Audi, certains ont pu vous accuser d’un manque d’indépendance…
Souvent, les fondations construisent leurs bâtiments pour ensuite se concentrer sur leur lieu et se révéler moins présents dans l’aide publique. Hermès a fait le choix inverse, en n’ayant pas de structure fixe, pour s’associer avec le Centre Pompidou, le Palais de Tokyo… ou d’autres institutions publiques ayant besoin de ressources extérieures. Cela représente, à mes yeux, tout ce que l’on peut attendre du lien entre privé et public. Quand je travaille avec eux, je ne lâche rien sur mes exigences et les messages que je veux faire passer, à savoir de faire confiance à cette jeune génération d’artistes et d’avoir le courage de les soutenir. Les expositions de la Fondation Hermès ne cherchent pas à mettre un logo en avant, mais un état d’esprit… Quant à Emerige, Laurent Dumas m’a confié il y a cinq ans les clefs de la Bourse Révélations, que j’ai développée et dans laquelle je présente des plasticiens, sans que cela s’accorde toujours à ses choix. C’est un projet d’une liberté totale et où de nombreux artistes revendiquent des pratiques très peu commerciales. Regardez Vivien Roubaud, notre premier lauréat, Louis-Cyprien Rials, Lucie Picandet ou Edgar Sarin… Ils auraient dû être soutenus d’abord par l’institution. Là est le vrai sujet, et si mes projets portent souvent le nom du mécène, le contenu essaye de mettre en œuvre ce que les institutions devraient faire en soutenant juste l’émergence.
C’est aussi ce que vous aviez voulu faire en accompagnant Stéphane Corréard dans la direction du Salon de Montrouge en 2009 ?
Même auparavant dans « Particules« , pour lequel l’idée était également de faire rentrer des jeunes critiques. Je suis resté fidèle à ces ambitions, sans porter, me semble-t-il, le maillot du Tour de France des mécènes. J’arrive d’ailleurs à convaincre des marques comme Audi – qui pourraient espérer au départ des réalisations plus spectaculaires ou orientées vers la communication – de soutenir Eric Minh Cuong Castaing, travaillant avec des enfants handicapés, ou une installation d’Emmanuel Lagarrigue, qui est complexe et liée au théâtre. Ils recherchent du sens et mon rôle est de faire la jonction entre ceux qui ont envie de venir vers l’art contemporain et la programmation que j’aimerais, personnellement, voir dans les institutions. Cette marque ne serait pas non plus allée spontanément à La Friche Belle de Mai, à Marseille, qui est totalement le genre d’endroit ayant besoin de ce financement…
Jardins des Champs-Élysées, Morgane Tschiember – « Epiphanie » – Installation et performance de Aziyadé Baudoin-Talec
À droite : Sous-sol de l’esplanade des Invalides, Félicie d’Estienne d’Orves, Musique : Franck Vigroux – Sun (8mn)
Emerige est aujourd’hui l’un des plus gros promoteurs immobiliers de Paris qui inclut, dans ses nouvelles réalisations, des œuvres in situ d’artistes contemporains. Est-ce-que cela donne des idées à la Mairie de Paris ?
Le programme « 1 immeuble, 1 œuvre » a été réalisé en 2015 sous l’égide de Fleur Pellerin, alors Ministre de la Culture et de la Communication. L’idée, très simple, est d’analyser comment l’ensemble des constructeurs immobiliers, et pas seulement Emerige, peuvent financer des œuvres, permettant, d’une certaine manière, aux artistes de communiquer avec la population et de faire un projet spécifique pour un site, souvent relié à son histoire. Cela n’est pas lié spécialement à la Mairie de Paris, me semble-t-il, et même si une vraie volonté de rafraîchir le paysage urbain existe, elle est complexe à mettre en place. Mais je ne travaille pas sur ce projet au sein d’Emerige où je m’occupe de la Bourse Révélations, qui est mon seul bastion et mon bébé.
Pour rester dans cette idée de « famille », considérez-vous que votre rôle auprès des artistes est de les suivre sur du long terme ou de les faire émerger avant que d’autres s’en occupent ?
Si l’on prend l’exemple d’Edgar Sarin, que personne ne connaissait avant Emerige, je l’ai ensuite invité au Collège des Bernardins, puis je lui ai confié l’Ile Saint-Louis pour la Nuit Blanche. Donc l’idée est bien que ces plasticiens soient diffusés et que tout le monde s’en emparent, moi le premier en poursuivant les aventures avec eux. Ce qui me fait aussi plaisir est l’exemple, chez Emerige, de la performance « Slow » de Célia Gondol, qui consistait à faire danser les gens avec des feuilles de bananier. C’est juste très doux et montre qu’on peut aussi proposer, en sus du politique ou du post-genre, des moments de grâce et de poésie. Elle avait ensuite été programmée au Palais de Tokyo et cela m’avait ravi.
Essayez-vous également de montrer ces artistes Français à l’étranger? C’est toujours l’écueil de notre scène hexagonale…
Bien sûr, et quand j’ai conçu la première Nuit Blanche à Riga, j’ai exposé de nombreux artistes français, en association avec l’Adiaf, et puisé parmi la jeune génération avec Neïl Beloufa ou Tarik Kiswanson. À Séoul, j’avais organisé « The French Haunted House« , qui montrait en quoi l’esprit surréaliste et Dada, donc une certaine pensée française, irriguait encore les œuvres, avec Théo Mercier ou Julie Béna… Le programme des résidences de la Fondation Hermès me permet en outre de montrer cette nouvelle génération à Tokyo. Mais je ne me limite pas aux plasticiens « juvéniles ». L’exposition de Gilles Barbier, que j’avais conçue pour la Friche la Belle de Mai à Marseille, a été présentée ensuite au MMCA de Séoul. S’intéresser aux nouveaux artistes ne veut pas dire délaisser ceux qui sont en milieu de carrière ou plus âgés…
Oui, ils méritent tout à fait d’être portés et défendus, mais s’attarder sur les jeunes artistes est aussi une manière de s’inscrire davantage dans son monde…
Oui, notamment en portant un regard sur les questions politiques et écologiques. Dans l’art, l’écologie est un sujet très important et pas tant traité, notamment en France, alors que nous jetons énormément de déchets lors des expositions. Quand j’avais monté « Condensation« , au Palais de Tokyo, j’avais imaginé une scénographie faite de planchers en chêne, qui avait été ensuite donnée et recyclée. Nous avons une vraie responsabilité quand nous abandonnons des tonnes de cimaises, ce qui est vrai aussi pour le monde de la mode, et sommes dans des métiers très consommateurs. C’est un enjeu auquel il faut réfléchir.
Marie de Paris, Salon d’honneur, Maroussia Rebecq 99 Vêtements populaires (le défilé), Nuit Blanche 2018
Y-a-t-il un style Gaël Charbau ?
J’espère qu’il s’est encore davantage dessiné dans cette Nuit Blanche, car mon problème, à présent, est de tenter de fédérer tout ce que j’ai mis en place. Je ne renie rien depuis « Particules » et l’énergie que cela avait donné, car je soutiens le collectif. Je suis assez solitaire, mais crois à ces moments où l’on se regroupe autour d’une idée et d’un projet. Chacun y trouve sa place et je pense que je suis un bon fédérateur et aujourd’hui je cherche à rassembler tout ce que j’ai construit.
Vous ne cachez pas que vous briguez le poste de directeur du Palais de Tokyo… Quelle ligne aimeriez-vous y impulser ?
Aujourd’hui, notre génération ne peut pas se dire concernée par l’écologie ou le politique sans agir. Nous avons des signaux d’alarme partout et, à mon sens, le Palais de Tokyo doit en témoigner. Il doit se révéler audacieux, quitte à ne plus être en phase avec une certaine élite et le marché de l’art. Quitte à ne pas répondre à une demande s’accordant aux salles de marché ou aux foires, mais dont le Palais de Tokyo ne peut se faire l’écho. Nous avons des devoirs et un autre sujet important est l’éducation artistique. Nous ne pouvons demeurer dans notre micro-milieu et notre bulle de l’art contemporain sans nous poser la question de la manière dont nous parlons aux jeunes. Comme des élèves que j’ai pu rencontrer il y a vingt ans, quand j’étais professeur d’art plastiques en banlieue. Il fallait alors invoquer Gustave Eiffel, Pablo Picasso ou l’art contemporain par le prisme d’exemples très simples. Mon problème n’est pas de plaire à l’élite de l’art, mais de voir comment maintenir une exigence intellectuelle, une poésie et un regard sur le monde, tout en tendant la main à ceux qui ont moins accès à la culture. Je pense que le Palais de Tokyo est l’un des endroits pour cette prise de parole.
Portrait : Michaël Huard
Images Nuit Blanche 2018 : Michaël Huard & Jean Picon