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22.04.2021 #art

Guillaume Geneste

Le Tirage à mains nues

“C’est un acte amoureux, la photographie”

Il faut le voir debout sur son tabouret, devant une planche posée sur deux tréteaux. Dessus, une grande feuille de papier sensible est calée aux quatre coins par des poids. Dans la pénombre, Guillaume Geneste agite doucement de sa main droite, à la manière d’un chef d’orchestre, une baguette. Au-dessus de lui, l’agrandisseur, dans lequel est fixé le négatif. Le corps engagé, son mouvement retient l’exposition des faisceaux lumineux. Il retire ensuite le papier de la planche et le plonge dans un bac, puis deux, puis trois, puis quatre…  Geneste, qui a réalisé les tirages de grands noms de la photographie contemporaine, est l’auteur de Le Tirage à mains nues. L’ouvrage singulier et poétique compile réflexions, anecdotes et riches entretiens sur les coulisses de son métier. C’est avec générosité et délicatesse que l’artisan ouvre les portes de son laboratoire.

Qu’est-ce qui vous a mené vers le métier de tireur ?

J’ai toujours fait du tirage. Je trouvais magique que sur une même feuille de papier à lettre, on puisse déposer un écrit, et puis qu’en y fixant des éléments chimiques (gélatine, albumine, nitrate d’argent), le procédé rende le papier photosensible. Les premiers papiers albuminés étaient des papiers à lettre ! Déjà adolescent, je voulais savoir comment c’était fait, alors j’ai fait des stages. J’ai appris beaucoup avec Claudine et Jean-Pierre Sudre. Puis j’ai travaillé, de 1986 à 1990, à Sillages avec Marc Bruhat. C’était super. Il travaillait pour Viva, une agence parallèle à Magnum. Il y avait de grands photographes pour lesquels nous faisions beaucoup de tirages d’édition, du tirage de lecture, du développement film, et aussi pas mal de tirage d’exposition.

Comment démarre un projet de tirage ?

Le tirage, c’est l’accompagnement d’un projet photographique. Le photographe nous confie sa pellicule, que l’on développe pour obtenir les négatifs. Ensuite, nous faisons des planches-contacts – des vues positives, en petit format, à partir de négatifs. À partir de ces planches, le photographe sélectionne les images qu’il veut garder et peut décider d’en faire des tirages de lecture, c’est-à-dire des tirages d’essai. Cette étape permet au photographe de décider des caractéristiques qui composeront le tirage définitif. Lorsque je démarre une nouvelle collaboration, je suis souvent accompagné du photographe dans la chambre noire.

Comment se déroule une séance de tirage à l’agrandisseur ?

On fixe le négatif dans le passe-vue et on l’agrandit : l’agrandisseur projette l’image sur un papier photosensible. L’image devient alors positive. On trempe ensuite le papier dans plusieurs bains chimiques avant de le rincer et de le laisser sécher. J’utilise différents outils de masquage et je fais varier les temps d’exposition pour obtenir l’image souhaitée. On peut s’y reprendre à plusieurs fois. Le tirage à l’agrandisseur, c’est toute une gestique que l’on déploie pour obtenir les nuances souhaitées par le photographe sur les différentes zones de l’image.

Et le tirage de lecture numérique ?

Avant le numérique, beaucoup de photographes faisaient du tirage de lecture en très grande quantité, en rentrant d’un reportage par exemple. Depuis l’arrivée du numérique dans les années 2000, on peut faire des tirages de lecture en numérisant directement la pellicule. Ce sont de petits scans mais ils donnent déjà à voir la couleur, l’ambiance… Le numérique a un double-avantage : d’une part, il permet d’avoir une impression jet d’encre, donc une image positive. D’autre part, on obtient un fichier numérique qui peut être indexé dans une base de données. Ce sont des gains de temps et d’organisation énormes.

Quels autres types de tirages réalisez-vous ?

Il y a le tirage d’édition : on tire les images en vue de l’édition d’un livre. À l’époque où je travaillais à Contrejour [laboratoire de la rue Daguerre, dans les années 1990, ndlr], sans numérique, les photographes, pour pouvoir éditer un livre, faisaient faire de simples tirages en 18×24 ou en 24×30. Pas des grands tirages… Les tirages étaient ensuite confiés à l’éditeur qui les passait directement à l’imprimeur, qui les numérisait pour les reproduire dans le livre. Depuis, on a pu reprendre la main sur cette partie du processus. Ensuite, il y a le tirage en vue d’une exposition, où je peux travailler directement avec le commissaire d’exposition. Et puis il y a le tirage de collection : ce sont les photographes qui vendent leurs photographies.

L’image photographique est devenue un véritable objet de collection… Comment expliquez-vous cela ?

Il faut comprendre que la photographie a un pouvoir énorme sur la peinture, aussi bien pour le photographe que pour celui qui collectionne. Je veux dire par là qu’un photographe peut produire ou faire tirer ses images jusqu’au bout, et il peut les vendre. Alors qu’un peintre qui n’a pas fait ses toiles… Arrivé à 80 ans, il ne peut plus rien faire ! Et du côté des collectionneurs, c’est un marché qui s’est ouvert. Tout le monde ne peut pas se payer des peintures, alors que la photographie permet à une certaine clientèle de se constituer une belle collection, qui peut valoir très cher plus tard. C’est un investissement. Amour de la photographie et investissement !

Le tirage de collection permet donc à l’artiste de garder la main sur ce qu’il expose ?

Voilà. Cela change la notion d’exposition au sens où on l’entend habituellement : l’exposition ne peut se faire que si les œuvres sont prêtées. Je travaille depuis longtemps avec la photographe plasticienne Valérie Belin [voir entretien dans le livre, ndlr]. Elle a la particularité de produire absolument tout ce qu’elle fait. Quand elle fait une série autour d’une thématique, elle peut décider d’utiliser dix ou quinze photographies, qu’elle fait ensuite tirer en six, neuf ou douze exemplaires chacune. Elle fait tout encadrer et stocker, puis c’est elle qui vend directement. Elle a fait une exposition à Beaubourg où chaque photo était étiquetée comme appartenant à « tel collectionneur », « tel musée », ou « collection de l’artiste ».

Est-ce qu’il arrive que des artistes vendent leurs négatifs ?

Il y a eu dans l’histoire de la photographie des gens qui brûlaient leurs négatifs ou les détruisaient pour les marquer comme des pièces uniques mais les vendre, non. Le négatif est un objet intermédiaire qui n’a pas de valeur en tant que tel.

Constatez-vous un retour à la photographie argentique ?

Des photographes qui créent, il y en a autant en numérique qu’en argentique. Je constate surtout un retour de l’argentique chez des gens de moins de 30 ans dont la photographie n’est pas le métier – même s’ils peuvent aller jusqu’à exposer leurs images. Ils trouvent plus ludique d’avoir un appareil photo mécanique. En revanche, au niveau du tirage, ils iront plutôt numériser le film pour le diffuser sur internet. Il y a quand même quelques jeunes puristes qui ont envie d’une autre matérialité et font leurs propres tirages, mais c’est assez rare.

Vous êtes l’un des derniers tireurs argentiques de France. Pourquoi êtes-vous si peu nombreux ?

Disons que certains ont fait des choix qui sont différents des miens. Ils sont passés au tout numérique. D’autres ont préféré dire « le tirage numérique, c’est mauvais, ça ne va pas » et se sont consacrés exclusivement à l’argentique. À mon avis, c’est une erreur. Moi, je peux dire qu’il n’y a que l’argentique de vrai… mais je peux le dire d’autant mieux que je vends du numérique à côté ! C’est très clair pour moi : un tirage argentique en noir et blanc est nettement meilleur qu’un tirage jet d’encre. Pour autant, le numérique est un outil surpuissant qui peut être très intéressant à utiliser.

Justement, quel est selon vous l’apport fondamental du numérique ?

L’arrivée du numérique a permis aux photographes de s’emparer de la couleur. Pour citer François Hébel, qui dirigeait les Rencontres d’Arles en 1987, « l’arrivée du numérique ne signe pas la fin de l’argentique mais la fin du noir et blanc ».

Pourquoi ?

Le numérique offre une extrême précision en couleur, que l’on ne pouvait pas obtenir avec un tirage argentique. Cela a complètement changé la donne. S’en est suivie l’arrivée du papier tirage jet d’encre mat. Cela a plu à beaucoup d’artistes. Les photographes se sont alors complètement emparés de la couleur.

Du noir et blanc à la couleur, de l’argentique au numérique… Avez-vous une préférence ?

En tant que laboratoire, non. J’aime le noir et blanc, parce qu’il y a beaucoup d’abstraction. Mais on a aussi, par exemple, tiré Lartigue en couleur pour la Maison Européenne de la Photographie. C’était fabuleux ! C’est vrai que la chimie – le processus photographique humide – permet un pouvoir de création plus fort en laboratoire, dans le sens où l’on peut un peu plus bidouiller. Alors qu’avec une cartouche jet d’encre, je n’ai jamais vu quelqu’un prendre un papier, le tirer, le froisser… On n’est pas là-dedans.

Vous avez été le compagnon de route des plus grands photographes. Comment se forment ces collaborations ?

Le seul créneau que je me sois fixé, et depuis longtemps, c’est de travailler pour des auteurs. Je ne travaille ni en pub, ni dans la mode. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de créativité dans ces domaines-là… il y en a, bien sûr. J’ai même travaillé pour Newton ! Mais la production est énorme. On pouvait tirer cent, cent-cinquante films d’une jeune femme qui pose sous tous les angles possibles… Je ne voulais pas tirer ou produire ça. Je voulais tirer pour des auteurs.

Vous écrivez que « le numérique, c’est de la reproduction plus que de la création », puis que le monde actuel « se pense plus qu’il ne s’éprouve ». Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Je dis ça de mon point de vue de tireur. Le numérique est un outil d’une extrême précision qui, pour fidéliser quelque chose, permet de le faire formidablement bien. Mais on est perçu comme des techniciens en numérique. De la même manière, on appelle « chromistes » les gens qui travaillent la couleur, comme s’il y avait des spécialités. C’est bizarre. Quand on fait du tirage couleur, on est avant tout un tireur. On est tireur en numérique aussi bien qu’en argentique. C’est ridicule. C’est le même procédé, la même destination : c’est une feuille de papier, une œuvre d’art, qui est exposée et mise au mur.

Vous citez le photographe et théoricien Arnaud Claass, qui décrit le tirage comme un « calvaire qu’il ne confierait à personne ». Quand vous travaillez, éprouvez-vous une forme d’anxiété à l’idée de ne pas réussir à traduire l’image ?

Ah non, pas d’anxiété ! Uniquement de l’intérêt. C’est tout l’enjeu ! Quand un photographe vient ici avec un tout petit morceau de film 24×36 transparent et qu’il doit repartir avec un beau tirage bien fait, c’est excitant !

Vous écrivez qu’être tireur, « c’est ne pas avoir de style, c’est savoir adopter celui du photographe ». Faut-il résister à la tentation d’ajouter son interprétation ?

Mais je ne résiste pas ! Je suis l’interprète de quelqu’un. C’est le cœur de mon métier. Je ne suis pas un artiste. Le photographe sait exactement ce qu’il veut. À la rigueur, certains photographes plus jeunes peuvent être demandeurs de mon expérience, mais ça se fait très naturellement. Ce qui est intéressant, quand on travaille avec un auteur, c’est qu’il faut savoir regarder à travers ses yeux. Je suis en empathie avec un photographe. Le but n’est pas que le tirage me plaise, ou ne plaise qu’à moi, mais qu’il plaise au photographe. Si je peux amener quelque chose, modestement, je l’amène avec le temps, au fil de la relation que je tisse avec l’auteur. Sabine Weiss, par exemple, qui est venue me voir à près de 90 ans, m’a demandé si elle pouvait me donner des modèles. J’ai pu lui proposer des choses sur certaines photographies mais c’est tout. Elle a tiré ses photos pendant 50 ans ! Je suis évidemment là pour faire exactement ce qu’elle veut. Qu’est-ce que j’aurais à faire à arriver en disant « Ma petite dame, cette image, je la sens comme ça ! »

Vous dites travailler « trop » bien. Qu’est-ce que cela signifie ?

Ça veut dire que je ne peux pas prendre des chemins de traverse. Certains photographes, notamment ceux que je cite dans le livre, sont des photographes qui découvrent, qui explorent. En passant sous l’agrandisseur, ils vont expérimenter et faire des choses qui leur sont propres. Alix Cléo Roubaud, par exemple, ré-interprétait énormément son travail au moment du tirage. Elle avait des lampes de poche, elle voilait… Ces artistes se permettent des choses que je ne peux plus me permettre. C’est là où je ne suis pas créateur. Je suis dans un processus d’artisanat reproductible au niveau du geste. Ça veut dire que je peux refaire deux, trois, cinq fois la même chose.

Mais votre travail de composition au moment du tirage nécessite un engagement, à la fois physique et sensible…

Il y en a, du sensible. Évidemment. Mais je me méfie terriblement des gens qui me disent « Ah, c’est toi l’artiste. Tireur, c’est comme photographe ». Ça n’a aucun sens. Non, justement, tout l’intérêt de mon métier est d’accompagner l’artiste. J’ai à ma disposition des compétences techniques, des outils, qui me permettent d’aider le photographe à composer ou à restituer son image, exactement telle qu’il la désire. Ce n’est pas de l’humilité. Je veux bien mettre en valeur ce que je fais. Mais c’est mon métier. Tout simplement.

Vous écrivez que « Toute photographie est autobiographique ». Pourquoi ? 

Une photographie parle nécessairement de soi. Denis Roche disait souvent « Une photographie, ce n’est pas « ça a été », c’est « j’y étais ». Un jour, Cartier-Bresson lui a demandé « Ah bon ? Et moi aussi ? » et il lui a répondu : « Oui, vous aussi Henri, vous étiez à l’endroit où vous photographiez. Donc toute photographie, même la vôtre, est autobiographique ».

D’ailleurs, vous vous apprêtez à publier votre propre série de photographies autobiographiques ?

Patrick Le Bescont, des éditions Filigranes, a publié mes « Autoportraits de famille », qui représentent vingt-cinq ans de photographies. C’est un coffret de quatre livres d’autoportraits que je prends à bout de bras, avec un petit appareil que j’ai toujours dans ma poche et que je retourne vers moi. C’est une pure chronologie, sans mise en page, dans l’ordre de la vie. Au départ, j’ai commencé quand j’ai rencontré Colette, ma femme. Puis j’ai continué avec mes enfants. C’est un acte amoureux, la photographie. J’aime : je photographie.

Beaucoup de photographes font de l’autoportrait ?

Tous les photographes l’ont fait. C’est un geste avant tout. Ils ne montrent pas nécessairement les photos qu’ils ont prises mais ils l’ont tous fait. Avec un ami, leurs enfants, leurs parents, leur amoureuse… C’est un geste d’amour. Pour garder l’instant. C’est ça la photo : une sorte de leurre qui fait croire en permanence que l’on a arrêté le temps. Ça soulage un moment. Et puis bien évidemment… c’est faux ! Mais je le vois comme ça.

En quoi l’autoportrait se distingue du narcissisme du selfie ?

Mes photos ne sont pas sur internet. Je ne suis pas sur les réseaux sociaux. C’est la destination qui fait toute la différence. Ma femme et mes enfants sont exposés en photo. Mais dans ce livre, ils sont à l’abri, réfugiés. Le livre, c’est un espace intime…

« Le Tirage à mains nues », publié par David Fourré, éditions Lamaindonne.

Interview: Marie Cheynel

Photos: Jean Picon

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