Diana Markosian
Un langage visuel pour appréhender l’identité
« Il ne s’agissait pas de privilégier le confort mais de protéger l’intégrité de l’œuvre : c’est là que j’ai tracé la frontière entre public et privé. »
Parmi les personnalités phares de cette 56e édition des Rencontres d’Arles figure sans aucun doute Diana Markosian. Pour sa première participation au célèbre festival, l’artiste américaine présente Father, une série très personnelle qui explore sa relation avec son père et sa tentative fragile de reprendre contact avec lui. A la fois documentaire, journal intime et voyage sensible, cette œuvre poignante lui a valu le Prix de la Photo Madame Figaro Arles 2025. Nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec elle pour en apprendre plus sur les multiples facettes de ce projet remarquable.
Tout d’abord, félicitations ! En 2020, il était prévu que vous participiez aux Rencontres d’Arles avec votre première monographie, Santa Barbara, mais l’exposition a été annulée en raison du Covid-19. Cinq ans plus tard, vous êtes de retour avec la deuxième partie, Father, pour laquelle vous venez de remporter le Prix de la Photo Madame Figaro 2025. Quel effet ça fait ?
Diana Markosian :
Merci beaucoup, je suis honorée ! En effet, je n’avais pas eu l’occasion de présenter mon travail à Arles en 2020 en raison de la pandémie. D’une certaine manière, être ici aujourd’hui est un moment que j’ai longtemps attendu. Cela signifie beaucoup pour moi de pouvoir enfin participer aux Rencontres d’Arles en vrai, surtout après ces aléas initiaux.
De quelle manière votre approche (autant narrative que visuelle) a-t-elle évoluée entre Santa Barbara et Father ? Comment les deux œuvres se complètent-elles ?
Diana Markosian :
Les deux projets sont très personnels, mais les approches sont radicalement différentes. Santa Barbara raconte l’histoire de ma mère et de l’immigration de ma famille. J’ai abordé le sujet comme une reconstitution : j’ai collaboré avec un directeur de casting, un scénariste et un groupe d’acteurs pour recréer et mettre en scène des moments clés de notre passé. A l’inverse, Father évolue un espace plus ambigu, plus fragile, car je tâtonne en essayant de renouer avec un homme qui était censé être mon père.
Alors que Santa Barbara était basée sur la structure narrative et la performance, Father s’appuie sur l’immédiateté émotionnelle et la complexité de la présence et de l’absence. Les deux œuvres s’influencent mutuellement : elles sont liées par une recherche d’identité, d’appartenance et par la tentative de donner un sens à des liens familiaux fragmentés.

Qu’est-ce qui vous a motivé à partir à la recherche de votre père ?
Diana Markosian :
Je ne voulais pas être définie par l’absence de mon père, ou par des sentiments en suspens que je ressentais envers lui. J’ai fini par réaliser que j’avais besoin de confronter ce silence, pas seulement dans le but de comprendre qui il était, mais pour me réapproprier ce pan de mon histoire. J’étais prête à le rencontrer et à affronter n’importe quelle vérité à son sujet, aussi douloureuse ou libératrice qu’elle soit. Je voulais prendre le dessus sur cette expérience, plutôt que de continuer à affronter un vide.
L’appareil photo agissait-il comme une sorte de bouclier protecteur entre vous ?
Diana Markosian :
Il ne s’agissait pas vraiment d’un bouclier, mais plutôt d’une façon de nous retrouver et de combler le fossé entre nous. Cela m’a donné les moyens de le confronter directement, mais aussi de construire quelque chose ensemble. L’appareil photo a contribué à créer une expérience partagée, et nous a donné une raison de passer du temps ensemble, de parler, et d’exister délibérément à deux. Il n’était pas question de distance ou de protection : cela nous a simplement permis de trouver un langage que nous pouvions parler tous les deux.
Votre série est introduite par un court-métrage. En quoi le format cinématographique vous permet-il d’aller plus loin que la photographie seule ?
Diana Markosian :
Le cinéma donne vie à l’expérience. Il ajoute le mouvement, la voix, la respiration – des éléments qui vont au-delà de ce qu’une image figée peut contenir. Pour Father en particulier, le film a permis de renforcer la dimension émotionnelle. On perçoit les pauses, les hésitations, les petits gestes, toutes ces choses qui donnent un sens et une complexité à une relation. Cela a transformé la rencontre en un moment de partage et de vie, pour transcender le simple témoignage.

Cette série peut être définie comme un documentaire, un journal intime, un récit fictif, une œuvre artistique… Qu’en est-il pour vous ?
Diana Markosian :
Pour moi, il s’agit d’une découverte. En renouant avec mon père, j’ai trouvé quelqu’un qui portait une peine similaire à la mienne. Cette œuvre n’appartient pas à une seule catégorie : c’est à la fois un documentaire, un journal intime et une reconstruction émotionnelle. Il est moins question de définir la forme que de saisir la complexité de cette rencontre. Le processus de création m’a permis de comprendre mon père autant que de me comprendre moi-même.
Très personnelle et particulièrement touchante, cette histoire est pourtant exposée au monde entier. Comment faire la part des choses entre ce qu’il convient de montrer et ce qu’il est préférable de garder pour soi ? Est-ce une problématique que vous avez abordée avec votre famille ?
Diana Markosian :
Je voulais que ce travail soit aussi vulnérable et authentique que possible, à défaut de quoi il n’aurait aucun sens. Pour moi, la valeur du projet est liée à cette sincérité crue. Bien sûr, il y a eu des moments d’hésitation, et j’ai réfléchi à ce qu’il convenait d’inclure, mais mon instinct m’a toujours poussée à tendre vers la vérité plutôt qu’à la fuir. J’ai traversé certaines de ces épreuves avec ma famille, mais en fin de compte, il s’agissait d’une prise de conscience personnelle. Il ne s’agissait pas de privilégier le confort mais de protéger l’intégrité de l’œuvre : c’est là que j’ai tracé la frontière entre public et privé. Si quelque chose me semblait performatif ou détaché du contexte affectif, alors il n’avait pas sa place dans l’œuvre.

Le nom de votre prochain projet, The Confession, suggère une histoire remplie d’émotions. Peut-on en savoir plus ? Faut-il s’attendre à une sorte de révélation cathartique ?
Diana Markosian :
The Confession survient au lendemain d’une relation qui m’a laissée en quête de clarté, de pardon et de guérison. À la suite de cette rupture, j’ai commencé à voyager à travers le monde, entrant dans des églises et me confessant à des prêtres, pas toujours pour obtenir l’absolution, mais pour être écoutée. C’est devenu un moyen d’affronter le chagrin et la culpabilité à travers un rituel structuré et une intimité spirituelle. Mais la religion au sens traditionnel du terme ne représente pas le cœur de ma démarche. Je parle plutôt de vulnérabilité, de la recherche d’une connexion et de l’espoir que le fait de dire quelque chose à voix haute, même à un étranger, puisse offrir une forme de délivrance. Alors oui, il y a un aspect cathartique, mais il est silencieux, calme et profondément personnel.
Propos recueillis par Cristina López Caballer
Photos : Jean Picon et Michaël Huard

