Julien Creuzet
« Attila cataracte ta source aux pieds des pitons verts finira dans la grande mer gouffre bleu nous nous noyâmes dans les larmes marées de la lune”
Julien Creuzet représente cette année la France à la 60e Exposition Internationale d’Art à La Biennale di Venezia. Artiste franco-caribéen né en 1986, il vit et travaille à Montreuil. A travers plusieurs médiums, il crée un monde polyforme englobant vidéos, installations et sculptures, mais aussi poésie, musique et cinéma. Il y parle, notamment ici, des échanges postcoloniaux transocéaniques dans leurs multiples temporalités. Il place son héritage au cœur de sa production, pour témoigner de réels problèmes, mais qu’il ne divulguera jamais de manière frontale. Au contraire, par la mélodie de ses récits et la douceur enveloppante de ses œuvres plastiques, Julien Creuzet nous happe, nous fait rêver, voire danser, avant que le débat ne commence…. Nous avons rencontré l’artiste lors du vernissage le 17 Avril dernier à Venise.
« La technologie ne représente pas pour moi un sujet. C’est un outil qui doit rester à sa place, mais qui permet de pousser un peu plus loin la question de la beauté et des formes. »
Ce pavillon est très riche, visuellement et formellement, mêlant des installations et sculptures à de la vidéo, des compositions sonores, mais aussi olfactives. Comment l’avez-vous conçu ?
Julien Creuzet :
Les œuvres d’art revêtent toujours plusieurs entrées et l’une d’elles a été pour moi une question sur ce que représente Venise. Je me suis interrogé, en premier lieu, sur mon rapport à cette ville et comment je pouvais me contextualiser en tant qu’individu vis-à-vis de ce lieu. Comment je me sentais dans ses ruelles… Quels signes je voyais… observant des grandes sculptures aux plus petites effigies. Par exemple, les motifs de décoration qu’on peut retrouver sur des ponts me fascinent, car Venise est une ville qui a décidé de pousser très loin l’utopie, celle de pouvoir vivre sur l’eau et avec l’eau. D’une certaine façon et depuis très longtemps, elle doit demander une sorte de clémence qui se répercute dans des symboles que l’on voit en ville ou dans les peintures des musées, comme au Palazzo Ducale, où des représentations fantastiques témoignent de ce rapport à Venise.
Pour autant, ce pavillon fait aussi échos à votre propre histoire et à vos origines, très présents dans votre travail. D’ailleurs la conférence de presse inaugurale eut lieu en Martinique et dans la maison d’Edouard Glissant. La question s’est-elle posée de combiner ce retour nécessaire aux sources à des considérations d’ordre écologiques ?
Julien Creuzet :
Devrait-on s’arrêter de prendre l’avion quand on habite à 8000 kilomètres ? Ces départements d’outre-mer n’appartiennent-ils pas à la France ? Que fait-on de ces deux millions d’habitants qui vivent là-bas et ont besoin de produits de nécessité pour vivre… sans avoir notamment tous les outils médicaux ? Comment sont traités les jeunes ou les artistes là-bas ? Toutes ces réflexions font également partie de mon œuvre et, en effet, j’ai voulu débuter la présentation de mon travail à la Biennale en embarquant des journalistes sur place. Plus globalement, l’idée était de débuter une réflexion réparatrice et salvatrice.
Dans vos vidéos, on vous entend chanter, en français et en créole, parfois dans une forme de mantra. La poésie permet-elle de faire passer plus facilement des sujets d’aujourd’hui très anxiogènes et de revenir sur le passé, notamment de l’histoire coloniale ?
Julien Creuzet :
Il est vrai que je parle non seulement d’une France, mais de plusieurs France. Je parle de la langue avec des particularités. Puis, des vrais problèmes tels que les lobbys dominant les questions énergétiques. Nous ne pouvons pas avoir un regard presque hypocrite sur la question de l’écologie, donc je crois qu’il faut accepter le monde dans lequel nous vivons, avec ses paradoxes. Cette interview est faite avec un smartphone doté d’une batterie au lithium, peut-être ramassé dans des mines au Congo par des enfants qui vont sans doute mourir beaucoup plus jeunes que nous parce qu’ils ont été abîmés et empoisonnés d’une certaine façon. Dans cette réflexion sur l’écologie, qui est à mi-chemin entre des questions de radicalité ultra-droite et des paradoxes ultra-gauche, une grande vigilance est à avoir. Une espèce d’enfermement est en train de se mettre en place. Mais si on veut profondément vivre ensemble, est-ce le voyage ou le déplacement que l’on doit arrêter ou doit-on remettre en question les lobbys énergétiques ? Et que fait-on de l’éloge de la lenteur que nous avions tentée de mettre en place durant et après le covid ?…
Pour les œuvres vidéo, mais aussi vos sculptures de matériaux et typologies différents, vous semblez avoir aimé jouer avec la technologie et mêler virtualité et artisanat…
Julien Creuzet :
La technologie ne représente pas pour moi un sujet. C’est un outil qui doit rester à sa place, mais qui permet de pousser un peu plus loin la question de la beauté et des formes. Avec ces outils, aujourd’hui, on peut déplacer virtuellement un vieux monument du fin fond du jardin du Luxembourg et l’emmener avec nous jusqu’à Venise… Ainsi, j’ai pu rapporter ici cette statuaire que Carpeaux a dessinée avec ses allégories des continents… presque comme par téléportation et je trouve cela fantastique. Je peux figurer les allégories de l’amour et les chérubins du Pont Alexandre III ou les lampadaires avec des bateaux de la place de la Concorde. Très simplement, je peux venir questionner notre histoire ou notre centre névralgique économique et politique. Pour mes vidéos et mes sculptures, j’ai pu travailler des détails, les amplifier, les donner à voir autrement, puis les plonger dans la forêt ou dans l’eau. J’ai vraiment voulu créer une exposition qui serait à vivre, un lieu où l’on pourrait se remettre en question et y ressentir des choses.
Votre travail porte aussi sur une critique implicite de la figure de l’autorité. Avez-vous l’impression que l’artiste endosse à nouveau un rôle que l’on pourrait qualifier de plus « engagé » qu’il y a quelques années ?
Julien Creuzet :
Je pense que l’artiste n’a jamais perdu son rôle, mais il faut bien faire une distinction entre l’art et le marché de l’art. Ce sont deux éléments différents et il est important pour nous de pouvoir passer d’un monde à l’autre, d’un espace à un autre. Je n’estime pas qu’il y ait un art contemporain, mais des arts contemporains, au pluriel, et l’idée est de pouvoir traverser ces scènes. Puis la question de la mode et du goût changent constamment.
Y-a-t-il un endroit du pavillon français que vous préférez ? Une pièce que vous aimez particulièrement ?
Julien Creuzet :
Rien n’y est dissociable, alors je pourrais dire tout… J’ai vraiment eu envie que cela soit une expérience complète pour le visiteur, même si certaines œuvres peuvent se détacher. Je l’ai pensé en différents points de vue et cette question de l’exposition, dans sa globalité avec le son et l’image, m’intéresse énormément. Le corps est amené à pouvoir déambuler comme il le souhaite, à se mouvoir, se reposer et peut-être même danser. Puis, par le catalogue, qui est un ensemble de textes dans différentes langues, avec des imaginaires communs poétiques, littéraires ou cinématographiques, nous avons voulu aller vers ceux qui ne pourront pas voir l’exposition ou qui la prolongera. Le sonic reader rassemble aussi des capsules audio qui sont partagées sur les réseaux sociaux. Que ces émotions de la mer et de l’eau soient diffusées et multipliées… à l’infini.
Interview réalisée par Marie Maertens
Exposition « Attila cataracte ta source aux pieds des pitons verts finira dans la grande mer gouffre bleu nous nous noyâmes dans les larmes marées de la lune” au Pavillon Français, Venise
Photos : Ludovica Arcero & Michael Huard