Loris Gréaud, Nicolas Bourriaud, Jérôme de Noirmont
L’alchimiste qui cristallise le temps
Je suis fasciné par les matériaux complexes, et chacune de mes interventions rentre en synergie avec l’espace dans lesquelles elles s’inscrivent, Loris Gréaud
Une nébuleuse de verre accrochée au plafond comme autant de soleils noirs dont les rayons ne parviennent pas à percer l’obscurité opaque. Pour certains, cette image éveillera le souvenir lointain d’une expérience sensorielle encore inscrite à même la chair. C’était à l’hiver 2012, à la galerie Yvon Lambert. Loris Gréaud y présentait « The Unplayed Notes », une exposition d’un romantisme noir où les croyances alchimiques contaminaient les protocoles scientifiques et inversement. Dans l’une des pièces, on tombait donc sur ce plafond de 35 pièces de verre soufflé, dont on apprenait après plus ample examen que le verre avait été fabriqué à partir de sable récupéré de sabliers glanés sur Craiglist. Sur le coup, on s’était laissé imprégner de l’atmosphère stellaire sans trop se poser la question du comment – qui réussissait à se faire oublier, bien qu’on se doutait de la complexité de l’opération. Cinq ans après, changement de décor. Sur l’île de Murano au nord de Venise, en pleine frénésie des journées presse de la 57e Biennale de Venise, Loris Gréaud inaugurait un nouveau projet. Intitulé « The Unplayed Notes Factory », celui-ci aborde à bras le corps cette question auparavant laissée en suspend, qui en devient dès lors le cœur. Fermée depuis 60 ans, le projet fait revivre la verrerie du Campiello della Pescheria. Sept mois durant viendront s’y activer les maîtres verriers afin de produire, toujours à partir du sable de sabliers, plus de 1000 de ces pièces nébuleuses aperçues comme des apparitions quasi-magiques à la galerie Yvon Lambert. En marge de l’épicentre de la Biennale, le centre historique de la production verrière de Venise depuis plus d’un millénaire accueille ainsi un commentaire à la délocalisation actuelle de la production et le contrepoint cauchemardesque et troublant, comme hors du temps, du tourisme de masse qui n’épargne pas l’art contemporain. Un projet né des forces conjointes de l’artiste, de Nicolas Bourriaud, curateur du projet, et de Jérôme de Noirmont, à la tête de la société de production d’exposition Noirmontartproduction créée en 2015 avec Emmanuelle de Noirmont. Ensemble, ils reviennent pour Say Who sur l’aventure humaine derrière le projet.
Comment vous êtes-vous rencontrés tous les trois ?
Loris Gréaud: Lorsque j’étais étudiant, je lisais déjà les essais de Nicolas Bourriaud. Nous nous sommes rencontrés, et il m’a invité à participer à sa dernière exposition au Palais de Tokyo en 2005, « Notre Histoire », qui avait pour ambition de donner un reflet de la scène contemporaine française de l’époque. Plus de dix ans après, on ne peut que constater la précision de la vision des deux curateurs, Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans. Depuis, nous continuons à discuter ensemble, en pointillés certes, mais toujours pour des raisons à la fois amicales et esthétiques lorsque c’est le cas. Jérôme de Noirmont, je l’ai rencontré avant même de rencontrer Nicolas. En 2004, j’exposais à l’Institut Français de Milan, et il a poussé la porte de mon exposition, conseillé par l’artiste Fabrice Hyber. Il a trouvé ça formidable, on s’est serré dans les bras, pour ne plus se revoir avant une dizaine d’années. Ce n’est que lorsque je préparais mon exposition « Sculpt » au LACMA à Los Angeles l’an passé que j’ai reçu une lettre de la part de Jérôme et Emmanuelle de Noirmont. Ils m’apprenaient qu’ils venaient de quitter leur activité de galeristes pour se réinventer dans la production d’art. J’ai été les voir en leur parlant de l’exposition de Los Angeles, du long-métrage que je prévoyais, en expliquant clairement qu’il n’y avait rien à gagner et que c’était un projet hollywoodien voué dans sa nature même à perdre de l’argent. Quinze minutes après, ils m’ont dit qu’ils étaient partants, et on a mené à bien le projet ensemble.
Nicolas Bourriaud: Pour moi, deux grands thèmes se dégagent dans son travail. Le thème de la production en tant qu’intimement lié à la destruction. Et la recherche du réel, un sujet peut-être moins évident au premier abord. Non pas la réalité, puisque la réalité se constitue aussi d’un mille-feuille de semblants, d’images, d’illusions et d’idéologies, mais le réel et sa porosité constitutive avec l’imaginaire. On peut regarder l’ensemble des œuvres depuis dix ans, et cette thématique sous-jacente sera toujours présente.
Jérôme de Noirmont: Après l’avoir aidé sur « Sculpt », Loris m’expose son nouveau projet pour Venise, et qui rejoignait vraiment l’idée de notre société de production, Noirmontartproduction, montée il y a trois ans. Il y avait l’idée du temps, de prendre le temps, essentielle, et le goût du risque, que j’apprécie toujours chez les artistes.
Comment est né l’idée d’implanter le projet précisément à Murano durant la Biennale de Venise ?
Loris Gréaud: Je ne suis pas spécifiquement fasciné par le verre mais je suis fasciné par les matériaux complexes, et chacune de mes interventions rentre en synergie avec l’espace dans lesquelles elles s’inscrivent. Il y a un vrai paradoxe avec le verre, qui est à la fois un matériau complexe et délicat, et qui est un enfer à produire. À Venise, on m’a invité à voir différents espaces, des églises dans le centre-ville notamment, qui auraient sans doute été plus fédérateurs. Mais ici, lorsque j’ai vu l’espace, les fantômes du passé et cette chaîne de production à réactiver, il était évident qu’il fallait que le projet ait lieu dans cette ancienne usine, et j’ai tout de suite pensé à Nicolas pour curater le projet.
Nicolas Bourriaud: Cette ancienne usine qui ne fonctionne plus, c’est l’essence même de la Biennale. Historiquement, l’épicentre de la création à Venise se situe à Murano, où sont installés les meilleurs artisans verriers depuis 1201, gardant jalousement leur secrets de fabrication. Quand Loris vient ici remettre en marche une chaîne de production, c’est réveiller ce fantôme là. De même, les sabliers qui ont fourni la matière première ont souvent été produits à Murano – le cycle est complet.
Loris Gréaud: Pour récupérer ces 9000 sabliers, j’ai passé vingt mois sur Craiglist. Dans ce processus, il faut lire rencontre de l’artisanat et de l’art conceptuel. En revanche, pour les maestros, il a fallu du temps afin de comprendre pourquoi nous investissions autant de temps et d’efforts pour récupérer le sable de sabliers non pas à la sortie de l’usine, mais déjà utilisé par des personnes pour mesurer le temps, faire bouillir un œuf ou tout autre activité quotidienne. Pour moi, c’est une idée duchampienne et quasi alchimique : l’utilisateur a regardé ce sablier ; il a au préalable projeté son idée du temps sur la matière. Le sablier sert à être vu ; toute la poésie du projet est contenue dans l’idée de cette mesure invisible, ainsi que dans l’idée de sa destruction, le cycle du verre qui se casse puis se remet en marche.
Nicolas Bourriaud: Je ne pense pas que l’on puisse parler chez Loris Gréaud d’un retour à quoi que ce soit. Il s’agit d’un travail qui va de l’avant sans revendication d’un « fait main » comme valeur suprême de l’art – même si c’est une valeur qui existe bel et bien actuellement, et à laquelle je consacre d’ailleurs une exposition à La Panacée à Montpellier qui ouvre cette semaine. À Murano, toute une quantité d’activités sont recyclées au sein d’un cycle production bien plus large qui inclut aussi bien l’artisanal, l’industriel et le technologique.
Loris Gréaud: L’une des performances de cette œuvre est que nous ne sommes pas inclus à la Biennale officielle, mais en synergie compétitive avec elle. Sept mois durant, l’œuvre sera activée en permanence. L’usine ne sera jamais ouverte sans que les maestro ne soient là en train d’officier ; leur présence fait partie intégrante de l’œuvre. Je pense aussi que la trajectoire pour venir jusqu’ici participe de l’idée de ralentir le tempo et vivre une expérience autre que l’hystérie qui est celle de la Biennale. Nous sommes dans un lieu touristique à souhait, et pour en réinventer l’idée, il était nécessaire de faire un pas de côté – physiquement autant que mentalement.
Say Who s’est infiltré au dîner Loris Gréaud à la Campiello della Pescheria,
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
Portraits: Jean Picon
Photos d’ambiance: Michaël Huard