Balice et Hertling
La galerie au coeur du renouveau artistique français
Nous avions dès le début l’envie de créer une communauté internationale à Paris.
Certains soirs, il suffit d’emprunter la rue Ramponneau de Belleville pour être catapulté dans un microcosme bariolé, arty et turbulent. Ça rigole, ça boit, ça fume, ça se montre – et en se rapprochant, sans doute captera-t-on des bribes de conversation, cultivées, amicales et légères. En présence de ces paramètres, on peut être sûr d’une chose : c’est soir de vernissage à la galerie Balice Hertling, et la bande des habitués est au rendez-vous. En une petite dizaine d’années, la galerie a su canaliser autour d’elle une énergie cosmopolite et dynamique, tout se positionnant comme l’une des galeries françaises à la programmation la plus excitante. D’abord parce que c’est ici que l’on a découvert des artistes comme Will Benedict (nominé cette année au Prix Ricard), Alexander May, Puppies Puppies ou Buck Ellison (l’exposition de photos en cours). Ensuite parce qu’autour de la galerie s’est cimentée une scène d’artistes français que l’on s’arrache maintenant à l’étranger : Neil Beloufa, Camille Blatrix ou Julie Beaufils. Conciliant émergence et radicalité, la galerie, qui vient d’ouvrir un nouvel espace, a également été le pivot du développement de la scène artistique de Belleville. Derrière cette énergie, un duo complémentaire, l’italien Daniele Balice et l’allemand Alexander Hertling, bien décidés à ouvrir Paris sur l’international – et inversement. Rencontre.
Parler de la galerie Balice Hertling, c’est d’abord parler du duo que vous formez tous les deux. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Daniele Balice – Avant d’ouvrir la galerie, nous étions ensemble. De mon côté, j’ai fait mes études à Paris, avant de déménager à New York, puis de revenir en France en 2006. Je travaillais alors comme directeur de la galerie Art:Concept. Au fil de rencontres, nous sommes devenus proches de Castillo/Corrales, un project-space monté par deux curateurs et un artiste à Belleville. Ce sont eux qui nous ont proposé de partager l’espace avec eux. Nous avions l’espace à disposition un mois sur deux, et c’est ainsi que nous avons commencé à concevoir des expositions – un peu par accident.
Alexander Hertling – Pour ma part, j’ai fait une école de mode, et avant d’ouvrir la galerie, je travaillais pour le bureau de presse Totem. Lorsque Castillo/Corrales nous ont offert cette opportunité, nous avons tout de suite accepté, sans réfléchir ni faire de business plan. Deux mois après, à l’automne 2007, nous avons montré notre première exposition. Puis les choses ont très vite pris de l’ampleur, et nous avons naturellement décidé de nous y consacrer à plein temps.
Aviez-vous déjà chacun déjà le rêve d’ouvrir une galerie ?
Alexander – Si l’on ne s’était pas rencontrés, je ne pense pas que j’aurais ouvert une galerie. D’ailleurs, ce n’était pas forcément notre ambition première même lorsque nous avons commencé à organiser des expositions. Nous étions plutôt dans une démarche curatoriale, mais comme nous avons programmé des expositions personnelles d’artistes qui n’étaient pas encore dans des galeries, ceux-ci nous ont considérés comme leurs représentants. Disons que nous voulions monter un projet ensemble, et que les rencontres ont fait le reste.
Daniele – De mon côté oui, parce que je travaillais en galerie. J’ai fait des études d’art plastique avant de travailler pour le magazine Flash Art, donc j’ai toujours été dans le milieu de l’art. Forcément, l’envie d’avoir une programmation à soi finit par arriver. Mais ç’aurait certainement été sous une forme différente. Travailler en duo, c’est doubler l’énergie, dans un milieu qui parfois peut être très dur. Pour moi, une influence évidente lorsque j’ai décidé de sauter le pas et d’ouvrir la galerie, c’était Colin de Land, qui a ouvert l’espace Vox Populi dans le East Side à New York dans les années 1980 – et lui aussi travaillait en duo, il était marié à la galeriste Pat Hearn.
Quelle était votre première exposition ? Comment a-t-elle été accueillie ?
Daniele – La toute première était un group-show tout simplement intitulé « Exposition n°1 », alors que nous avons ensuite surtout conçu des expositions monographiques. Dans cette expo, il y avait entres autres Oscar Tuazon, co-fondateur de Castillo/Corrales, Kerstin Brätsch, Falke Pisano, Pernille Kapper Williams, Bernhard Brungs, Nick Mauss ou encore Reto Pulfer. L’exposition a reçu beaucoup d’attention de la part de titres internationaux comme Artforum, Flash Art ou Frieze, qui ont donné des reviews de tonalités très diverses, à la fois positives ou négatives. Et Falke Pisano a tout de suite été invitée à la Biennale de Venise curatée par Daniel Birnbaum en 2009. Il y avait de la peinture, de la vidéo et de la sculpture : un panorama de pratiques et de nationalités élargi, mais tous des amis. Comme nous étions tous les deux étrangers, nous avions dès le début l’envie de créer une communauté internationale à Paris.
Cette idée de communauté semble être un aspect essentiel de l’identité de Balice Hertling…
Alexander – Absolument. Ce qui m’a excité le plus lorsque nous l’avons ouverte, c’était de faire venir mes amis artistes à Paris. Ça a tout de suite marché, et en grande partie grâce au mélange d’artistes, de curateurs et de galeristes qui composait Castillo/Corrales. Encore aujourd’hui, nous passons beaucoup de temps avec nos artistes, d’abord parce qu’ils sont très demandeurs, et aussi parce que nous n’avons ni l’un ni l’autre d’autre famille. Daniele a une chambre d’ami dans son appartement qui permet d’accueillir chaque semaine un nouvel artiste.
Vous avez également eu un espace à New York. En comparaison, quelle serait la spécificité de la scène française ?
Alexander – Notre ancrage, c’est avant tout Belleville. Lorsque nous y avons ouvert, il n’y avait pas autant de galeries qu’aujourd’hui. A l’époque, il y avait seulement la galerie Jocelyn Wolff et la Cosmic Galerie – qui s’appelle aujourd’hui Bugada & Cargnel. Certes, il y avait l’énergie du FRAC Le Plateau dirigé par Caroline Bourgeois qui faisait venir un certain public, mais pas encore de véritable parcours pour les collectionneurs et les amateurs d’art.
Daniele – Belleville me rappelait le Lower East Side de New York par son énergie cosmopolite, qui n’est pas la même que celle du Marais. L’espace à New York, nous l’avons ouvert ensuite. C’était plutôt un bureau, relativement petit et excentré, motivé avant tout par la volonté de rester proche de nos artistes, dont pas mal habitaient à un moment à New York. Pour rester, il aurait fallu grandir, car le public n’est pas du tout le même qu’à Paris : ils accueillent très bien la nouveauté, mais se lassent tout aussi vite.
Alexander – Nous nous sommes surtout rendus compte de notre attachement à Paris. On entend parfois dire que la scène est un peu en marge du circuit de l’art, mais il n’en reste pas moins que le public ici est sophistiqué et fidèle. Du point de vue des collectionneurs, il faut plus longtemps avant qu’ils ne commencent à acheter hors des valeurs sûres des institutions. Mais c’est plus sain, ils sont plus fidèles. A Londres ou à New York, l’enthousiasme est immédiat, mais la scène est aussi beaucoup plus consumériste. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’espaces y ferment actuellement – même si la presse le cache très bien. A l’inverse, à Paris, tout le monde grandit progressivement et se porte bien.
Vous représentez à la fois des artistes étrangers, une nouvelle garde française et quelques figures plus âgées, qui tous se retrouvent dans l’idée de scène émergente. Comment s’est constitué ce groupe ?
Alexander – Dès le début, nous avons travaillé avec Stephen Willats, effectivement plus âgé, et aujourd’hui avec Simone Fattal. Mais si la mixité entre les générations a toujours été là, il nous manquait à un moment le lien à la scène française.
Daniele – Effectivement, à un moment donné nous avons voulu trouver un groupe d’artistes français. C’est le curateur italien Massimiliano Gioni, directeur artistique du New Museum, qui m’a orienté vers Neil Beloufa, un jeune artiste dont il avait vu le travail à l’école d’art Cal Art à Los Angeles. C’est grâce à lui que nous avons ensuite rencontré sa bande, avec qui nous travaillons aujourd’hui : Camille Blatrix et Julie Beaufils, qui avaient étudié avec lui aux Beaux-Arts de Paris. Ensuite, ces artistes français ont pu bénéficier de notre orientation internationale pour faire leurs premiers pas hors de la scène hexagonale. Neil Beloufa a exposé au MoMA à New York cette année, Julie Beaufils a trouvé une galerie à Los Angeles et Camille Blatrix vient d’exposer au Wattis Institute à San Francisco. Je pense que l’une des choses dont nous sommes le plus fiers aujourd’hui, c’est que notre communauté de Français est reconnue à l’étranger – comme une manière de redonner à Paris ce que la ville nous a donné.
La galerie a effectivement l’air de bien se porter : cet été, vous venez d’inaugurer un nouvel espace qui jouxte la galerie principale…
Alexander – Nous avons eu la chance d’avoir le lieu par la Ville de Paris : nous avons décidé de profiter du loyer accessible pour faire un projet généreux qui mettrait en visibilité de nouvelles scènes. En ce moment, nous invitons le project-space Full House de Los Angeles, qui agrège une scène typique de l’underground angeleno. Une manière d’inviter d’autres communautés tout en renforçant l’esprit de la galerie.
Si vous deviez ouvrir une galerie en 2016, que feriez-vous différemment ?
Alexander – Sans les erreurs, nous n’aurions pas la même identité. Nous nous sommes sans doute parfois engagés avec trop d’enthousiasme dans des projets un peu fous.
Daniele – Le succès a sans doute été un peu rapide. Présenter tout de suite Falke Pisano à la Biennale de Venise a nécessité de trouver tout de suite des fonds pour produire, tout comme le fait d’avoir été à Art Basel dans la partie Statement dès les premières années. Nous y avions montré des solo-shows avec une grande pièce : pas forcément vendeur, mais une opportunité géniale pour nos artistes, et profitable à long terme.
Avec le recul, quelle a été votre bonne intuition ?
Daniele – Ouvrir à Paris, sans hésitation. Notre ambition est vraiment de casser le cliché qui veut que les loyers sont trop chers pour les artistes. Ce n’est pas vrai, car il y a aussi une forte solidarité à Paris. Comme nous venons tous deux d’ailleurs, nous le percevons peut-être d’autant plus. D’ailleurs, parmi nos artistes internationaux, de plus en plus déménagent à Paris : c’est le cas d’Alexander May et de Will Benedict, qui étaient auparavant à Los Angeles. Ce qui est un message très positif. Maintenant, il faut que les musées et les institutions captent à leur tour cette énergie et se positionnent en relais.