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05.01.2017 #média

Lauren Bastide

La nouvelle « Jacques Chancel » du podcast

Cette forme d’élégance et de pudeur où l’on ne coupe pas la parole, où l’on respecte les silences

Après avoir longuement éprouvé le poids des rédactions hiérarchisées au sein de la presse écrite avec le magazine Elle ou à la télévision en tant que chroniqueuse sur Canal+, Lauren Bastide a puisé dans la fraîcheur d’un média digital sachant concilier flexibilité et profondeur pour lancer « La Poudre ». L’émission se présente sous la forme d’une série d’interviews en podcast produites par Nouvelles Ecoutes, son studio co-créé ex-nihilo avec le journaliste Julien Neuville. Bien développé aux Etats-Unis, encore méconnu en France, le format audio longue durée du podcast est perçu par certains comme l’avènement de la radio 3.0. Pour Lauren, il signe aussi le retour à un certain classicisme qui rappelle l’époque radiophonique à la « Jacques Chancel » grâce à son ton intimiste et à son respect de l’interviewé. Il capitalise moins sur les chiffres d’audience que sur l’accumulation d’une communauté attentive et fidèle. Celle-ci recherche le plus souvent une forme d’engagement que la journaliste et entrepreneuse exprime pleinement à travers le parti pris radicalement féministe de « La Poudre ». N’y sont accueillies que des femmes, qu’elles soient artistes, intellectuelles ou politiques afin de partager, avec bienveillance mais sans complaisance, leur parcours de femme au XXIe siècle. Rencontre.

Quels sont les contours des activités de Nouvelles Ecoutes ?

Notre studio de production digitale a pour modèle Gimlet Media aux Etats-Unis. Comme eux, nous allons proposer plusieurs podcasts avec des contenus éditoriaux riches et indépendants dans la mesure où Julien Neuville et moi sommes journalistes. Deux d’entre eux ont été lancés le 1er décembre : « La Poudre », mon émission féministe, et « Banquette », des discussions sur le monde du football présentées par Selim Allal. Le démarrage fut dingue avec des chiffres que je ne m’attendais pas à atteindre. Co-diriger Nouvelles Ecoutes pousse également à porter d’autres casquettes comme l’élaboration de projets de brand content, l’accompagnement d’autres podcasts. C’est une fonction de productrice à part entière.

Donnes-tu davantage libre-court à tes ambitions journalistiques qu’auparavant ?

C’est la première fois que je suis mon propre chef ! Au sein du Elle, j’occupais un poste de Rédactrice en chef, mais son appartenance à un groupe en faisait une machine lourde à bouger. Au sein de Nouvelles Ecoutes, entre l’idée et la réalisation, il n’y a que moi et je l’apprécie.

N’as-tu pas le sentiment de poursuivre un parcours médiatique inversé en passant d’activités établies et grand public à des formes plus indépendantes et alternatives ?

Je n’aurais pas pu lancer Nouvelles Ecoutes il y a 10 ans. Il m’a fallu ce temps pour comprendre ce qui résonnait avec mes valeurs. A 25 ans, je confondais ambitions professionnelles et accomplissement personnel. Aujourd’hui, j’ai l’impression de reprendre les choses à zéro dans une start-up où je ne gagne pas ma vie, mais je vais là où j’ai envie d’aller, où je pense servir.

Avec Julien Neuville, vous constituez un binôme à part entière ?

C’est un journaliste brillant que j’ai rencontré lorsqu’il était jeune journaliste au Figaro. Il a réussi parce que c’est quelqu’un de travailleur, qui absorbe vite les codes des milieux qu’il pénètre. Il est devenu une signature incontournable de M Le Monde, du Elle, et de l’Equipe en étant capable de mener une enquête de fond sur l’industrie du luxe comme l’interview passionnante d’un patron de club de football. Nous étions dans la même perspective de créer un podcast. Nos univers d’émissions féminisme vs. football peuvent paraître antinomiques mais nos démarches sont quasi-identiques dans la manière de mettre l’humain en avant. L’équipe comporte aussi Zisla Tortello que j’ai recrutée il y a 5 ans. C’est à la fois mon bras droit, ma confidente.

Un podcast sert à découvrir un parcours de vie, pas à faire le buzz ou à créer la polémique

Ton réseau professionnel d’avant trouve-t-il écho au sein de Nouvelles Ecoutes ? Je pense à d’anciennes co-équipières comme Sophie Fontanel.

Je ne répèterai jamais assez ce que ce que le Elle m’a apporté. Je le considère comme une famille. Mais comme dans toutes les familles, j’en ai gardé les valeurs pour mieux m’en affranchir. C’est un processus de maturité normal. On épouse corps et âme les enseignements d’un endroit, et puis on les remet en cause en grandissant. Avec Sophie Fontanel, on a créé le DailyElle qui a bien marché. On ne travaille plus ensemble mais on est devenues amies. J’ai un profil moins artistique, je me découvre plus entrepreneuse. Par contre, je me rends compte à quel point les milieux de la nuit et de la création m’ont nourri. Je suis restée engluée dans la bande du Baron pendant 4 ans comme la « journaliste de service » qui les suivait à Miami Art Basel, aux festivals de Cannes ou Cabourg. Ce noyau drainait artistes, femmes muses, une véritable Movida. Aujourd’hui, je me retrouve enfin les mains libres pour créer des choses avec des personnes comme Maroussia Rebecq au sein de son project space Le Coeur. Lionel Bensemoun m’a demandé d’intervenir au Consulat en septembre. On a spontanément monté une émission de radio féministe et c’était génial. Je l’ai mise en ligne le 24 décembre.

En somme, tu puises dans tes réseaux d’amis d’une autre époque et tu t’ouvres à de nouvelles figures ?

Complètement. La partie qui m’excite le plus, c’est de dénicher les talents. Recruter, former, transmettre. Aujourd’hui, je vois d’anciennes stagiaires de mes services au Elle qui s’épanouissent ailleurs. Et je lis chaque mail que je reçois afin de trouver les voix de demain.

Où se situe l’attrait du public pour le podcast ? Est-ce une question de ton ?

« Here’s the Thing » d’Alec Baldwin [sur wnyc.org] fait partie de mes podcasts de prédilection. Il y reçoit des personnalités du monde des arts, des médias ou de la politique. Les interviews y sont puissantes et profondes, sans tabou. Parfois on connaît l’invité, d’autres fois pas du tout. Mais on est en confiance, car c’est Alec Baldwin. Il impose son intonation avec sa voix grave et son humour noir. Finalement, quel que soit l’interlocuteur, on est au rendez-vous car le podcast, c’est un rendez-vous !

Cela repose donc sur la personnalité de l’hôte ?

L’hôte doit donner tout ce qu’il est. Dans « La Poudre », je mets mes tripes sur la table. Je suis face à mes invitées en les interrogeant sur leur vécu, comment elles se sont construites, les obstacles qu’elles ont rencontré en tant que femmes, leur rapport à l’utérus, à la maternité. Des questions qui m’animent ! C’est sans doute pour cela que les auditeurs ont spontanément compris ce qu’était mon émission. Même si le titre est mystérieux ou la démarche peu explicitée en page d’accueil, on écoute une fois et on comprend le concept.

Pour construire ta démarche personnelle, de quelles figures emblématiques du journalisme ou de la culture t’es-tu inspirée ?

J’aime cette question car personne ne me la pose alors que j’ai une réponse claire là-dessus. Mon envie provient de « Radioscopie » de Jacques Chancel dans les années 60. Je suis tombée sur des émissions avec Brigitte Bardot, Arletty, Simone Veil, Françoise Giroud, toutes ces icônes de mon panthéon personnel. Cela avait une autre gueule à l’époque avec cette forme d’élégance et de pudeur où l’on ne coupe pas la parole, où l’on respecte les silences. Le rythme est beaucoup plus lent. On est loin du ton frénétique de la génération Cyril Hanouna. Je citerais également Laure Adler, l’une de mes figures tutélaires. Il y est question d’une grande préparation aux interviews, digne d’un profond respect journalistique. Concernant mes invités, si je n’ai pas vu tous leurs films, lu tous leurs livres ou leurs interviews, je ne me sens pas prête. En matière de podcast, mes références sont la radio historique Fresh Air animée par Terry Gross, Woman of the Hour de Lena Dunham ou encore Oh Boy animé par Jay Buim sur le site Man Repeller fondé par la blogueuse Leandra Medine.

Tes choix d’invitées sont-ils liés à l’actualité ?

Je me libère de ces contraintes. On est sur du temps long, du contenu impérissable. Un podcast sert à découvrir un parcours de vie, pas à faire le buzz ou à créer la polémique. Pour la première émission, j’ai opté pour la scénariste et réalisatrice Rebecca Zlotowski qui est une amie. Certes, j’étais angoissée et je voulais quelqu’un de bienveillant face à moi, mais je la trouve aussi foisonnante et je voulais entendre sa voix sur mes questions. Par la suite, je ne connaissais pas mes interlocutrices. Je les ai invitées parce que je les admirais. Mes choix sont purement intuitifs.

Ce qui est toutefois intéressant dans le choix de Rebecca Zlotowski, ce sont vos liens amicaux. Ne renforcent-il pas le climat de complicité propice à l’ambiance de ton émission ?

Oui mais étrangement cette complicité s’installe même lorsque je ne connais pas la personne. D’abord, les interviews se passent dans une chambre d’hôtel, et c’est délibéré. On se retrouve dans un espace confiné et neutre, à la fois impersonnel et familier. Ensuite le podcast réclame une production légère, moi et mon micro, sans contraintes de maquillage ou de caméras. Contrairement à la télé, ma démarche est plus « nue », d’autant que la mise en ligne se fait quasiment à l’état brut. Et puis on prend le temps, une heure avec des questions sur l’enfance, sur les moments clés qui forgent une vie. Mes invitées confient des choses très intimes, elles se font du bien. A la fin, on se prend dans les bras et elles me remercient quasi-systématiquement.

Continues-tu d’exercer d’autres activités ?

J’écris un livre avec Jeanne Damas sur les Parisiennes qui sortira chez Grasset en octobre 2017, une série de portraits, c’est très en résonance… Et j’ai repris mes études. Je me suis inscrite en Master Etudes sur le Genre à Paris 8, un champ universitaire qui est très étendu aux Etats-Unis depuis une trentaine d’années, avec de nombreuses enseignantes féministes.

Ton milieu familial était-il imprégné de cet engagement féministe ?

Je ne viens pas d’un milieu profondément intellectuel. Le féminisme a davantage trait à mon histoire personnelle que je ne veux pas commenter. Ce que je veux avec « La Poudre », c’est ne pas reproduire des stéréotypes. Je veille à représenter des femmes qui proviennent de milieux et de cultures différentes, avec des conceptions du droit des femmes totalement hétérogènes.

Ce podcast pourrait-il intégrer la vidéo à terme ?

Jamais je ne pourrai obtenir un résultat similaire avec l’image. Le podcast reste le podcast!

 

Propos recueillis par David Herman
Portraits par Alexandre Guirkinger
Retrouvez « La Poudre » sur Nouvelles Ecoutes : http://www.nouvellesecoutes.fr/la-poudre
En diffusion sur iTunes, Soundcloud et Stitcher

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