11.04.2025 Paris #art

Thomas Lévy-Lasne

Lauréat du Prix BNP Paribas Banque Privée – « Un regard sur la scène française »

« Je pousse pour que la génération précédente entre dans ces institutions, et ensuite ça sera mon tour.« 

Thomas Lévy-Lasne a toujours été passionné par la peinture, même quand ce médium était considéré comme démodé. Né en 1980, il s’est d’abord fait connaître il y a dix ans grâce à ses aquarelles méticuleuses dépeignant des fêtes. Aujourd’hui, son dévouement sans faille à la peinture porte enfin ses fruits. Il y a deux semaines, à l’occasion d’Art Paris, il s’est vu distingué par le Prix BNP Paribas – Un regard sur la scène française. Lancé en 2024, ce prix doté de 40 000 € récompense la carrière d’un artiste vivant en France. Thomas Lévy-Lasne était en lice avec 24 autres artistes pour ce prix. Cette distinction coïncide avec la sortie de son livre, La Fin du banal, publié par les Beaux-Arts de Paris.

Lors de cette 27e édition d’Art Paris au Grand Palais, les œuvres de Thomas Lévy-Lasne étaient exposées sur le stand de la galerie Les filles du calvaire. À cette occasion, Say Who a rencontré l’artiste pour un entretien exclusif.

Comment était votre enfance ? Vous dessiniez beaucoup ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

J’ai grandi dans le Marais, près de la place des Vosges, et je pense que la beauté de l’endroit m’a beaucoup marqué. C’est un privilège dont je ne me suis rendu compte que sur le tard. Mon père travaillait dans le documentaire et la télévision et ma mère était professeur d’histoire. Il y a une phrase de David Hockney que j’aime beaucoup : « Quand avez-vous arrêté de dessiner ? ». Car tous les enfants dessinent, mais il y en a certains qui n’arrêtent pas. J’ai toujours dessiné quand j’étais enfant et pour des raisons familiales, j’aimais bien rester enfermé dans ma chambre. J’ai interviewé beaucoup de peintres [pour mon émission Les apparences sur Twitch et YouTube], et ce que nous avons en commun, c’est cette capacité d’accepter la solitude, que peu de gens supportent. J’ai eu une enfance où je ne me sentais pas du tout protégé et je savais que le monde était un chaos froid et glacial.

Vous avez étudié la peinture à la fin des années 1990 quand celle-ci était démodée. Comment viviez-vous cette expérience ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

Je suis entré aux Beaux-Arts de Paris à 17 ans, et on m’a prévenu que c’était compliqué de faire de la peinture. De 1986 à 2018, le sentiment prévalait que la peinture était morte. La vidéo et l’art de l’installation prenaient de l’ampleur, et la photographie était à la mode. Je n’avais rien contre ça. J’ai découvert les galeries à l’âge de 13 ans, et j’ai adoré Christian Boltanski et Daniel Spoerri. Une influence importante pour moi, ce fut la découverte de l’exposition de Lucian Freud à la Tate Britain [à Londres] en 2002. J’en suis sorti très secoué car c’était une exposition d’un grand peintre vivant contemporain. J’ai vu que c’était possible de faire de grands tableaux importants.

À Auschwitz, 2020, Huile sur toile, 129,5X194 cm

Pourquoi avez-vous décidé d’aborder la peinture de manière réaliste ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

Faire quelque chose de simple en peinture est très difficile. Ce qui m’intéressait à l’époque, c’était d’être en continuité avec l’histoire de l’art, au lieu de créer quelque chose de nouveau, tout en regardant des choses très contemporaines. Par exemple, j’ai peint une vache avec un numéro tatoué dans ses oreilles. Ça parle de la condition de l’animal destiné à l’abattoir, ce qui n’est pas sans rappeler la condition juive dans les années 40.

Dans mes tableaux, j’ai introduit la technologie qui est arrivée dans nos vies, comme les portables et les webcams. J’ai repris Vénus à son miroir de Velázquez et j’ai essayé de peindre une femme contemporaine, non pas de manière idéalisée mais avec ses grains de beauté, des proportions qui ne sont pas forcément parfaites, et qui regarde un réseau social sur son ordinateur. Je l’ai fait [Laetitia au lit] en 2012 ; je cherchais à créer un archétype de notre époque. Pendant le Covid, je me suis essayé à faire des portraits de proches sur Skype ; c’était ce moment où on a télétravaillé et commencé à faire des Zoom.

Cyrielle, série Distantiel, 2022, Fusain sur papier, 40 x 60 cm

Comment choisissez-vous vos modèles ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

Ce sont toujours des proches. Ce qui est drôle, c’est qu’ils sont tous devenus célèbres. Mon tableau Vertige (2016) représente Justine Triet [scénariste et réalisatrice] qui a remporté un Oscar pour Anatomie d’une Chute. C’est ma meilleure amie depuis 20 ans et elle a écrit la préface de mon livre. Elle figure aussi dans Devant l’arbre (2020) avec son partenaire Arthur Harari. J’ai d’abord pris une photo de touristes que j’ai manipulée sur Photoshop et ensuite j’ai demandé à mes deux amis de poser pour moi. J’y ai également inclus l’écrivain Miguel Bonnefoy, qui a gagné le Prix Médicis l’année dernière pour Le Rêve du jaguar. Un tableau comme ça me demande quatre mois de travail, donc il faut vraiment que j’ai envie de le peindre. J’ai un énorme atlas de 50 000 photos, classées par dates.

Vertige, 2016, Huile sur toile, 150×200 cm

Pourquoi avez-vous intitulé votre livre La Fin du banal ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

J’étais un peintre très simple, traditionnel, qui peignait la réalité – la naissance, la mort, l’amour, la tendresse, le rapport à la technologie. Je ne pouvais plus faire comme si c’était normal car ce que je peignais était en train de disparaître. Un exemple, avec Bord de mer – une commande par le Centre Pompidou pour [le festival d’images en mouvement] Hors Pistes en 2017. L’institution m’a demandé de peindre la mer, et j’ai représenté des dunes de sable couvertes de pétrole et de déchets plastiques. Un autre exemple est Le Bosco (2020), un fusain géant d’un bosquet à la Villa Médicis, à Rome. J’ai passé un an à la Villa Médicis avec une forêt en son sein. Pendant ma résidence, en 2018-2019, 15 arbres sont tombés à cause de vents violents liés au changement climatique. J’ai appris que cette forêt allait être détruite et quand je suis retourné à Rome il y a deux semaines, elle n’existait plus. L’année dernière, j’ai aussi peint La plage d’Ostende, là où Marvin Gaye a écrit Sexual Healing, avec les immeubles laids des années 1970 le long de la côte, ainsi que les grues et les travaux en cours, malgré la montée du niveau de la mer. J’ai également peint un coucher du soleil romantique, La plage d’Hyères, mais au lieu d’y mettre un être humain, j’ai placé une poubelle qui trône devant la mer.

La plage d’Ostende, 2024, Huile sur toile, 150 x 200 cm

 

Parmi vos œuvres présentées sur le stand des filles du calvaire à Art Paris, on a découvert trois tableaux de plantes saxicoles. Pourquoi avoir choisi de les représenter ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

Ce sont de petites plantes qui poussent sur des pierres et rafraîchissent l’air quand il y a une canicule. Pour vivre, elles ont besoin d’eau, de nutriments et de l’action du pollen. Je voulais adopter le point de vue de la plante, m’extérioriser en tant qu’être humain.

Votre livre montre la grande diversité de votre pratique – des dessins et des tableaux dans des formats différents, sur des sujets très divers…

THOMAS LÉVY-LASNE :

Je suis content d’avoir publié ce livre, car tout le monde peut voir que j’essaie de peindre tout le monde. J’aimerais réussir à tout peindre. Dans une exposition, j’aime bien quand il y a de la variété –portraits, scènes, quand tout est mélangé. Il y a plein d’articles sur le retour en vogue de la peinture ; ça fait 20 ans que je le dis !

Plante saxicole, 2024, Gouache sur papier, 20,5×28,8cm

Vous travaillez sur quoi en ce moment ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

Le Centre Pompidou-Metz m’a commandé de réaliser une copie d’un tableau dans le Louvre ; j’ai choisi le Portrait de Monsieur Bertin d’Ingres. Il semble très fier de lui et ça m’amuse beaucoup de faire le tableau d’un mâle blanc aujourd’hui et de placer une jeune femme noire devant son portrait.

Où se trouve votre atelier et à quoi ressemble-t-il ?

THOMAS LÉVY-LASNE :

Mon atelier se trouve dans les Puces de Saint Ouen. Il est vide, à part le tableau sur lequel je suis en train de travailler. J’aime bien ça car j’ai besoin de remplir l’espace avec le tableau. Je préfère travailler sur une œuvre à la fois. Je travaille 16 heures par jour, de 14h à 6h du matin. J’ai une chambre de moine et une autre pièce remplie de tous mes livres et objets.

Parlez-nous de vos ambitions…

THOMAS LÉVY-LASNE:

Mon ambition est de voir les institutions exposer vraiment la peinture contemporaine française ou internationale, car on en voit peu finalement dans les musées. Bien sûr, il y a David Hockney [à la Fondation Louis Vuitton], mais c’est toujours David Hockney. On me demande souvent comment je me projette en tant qu’artiste, si j’aimerais voir mon travail exposé au Centre Pompidou. Il y a des artistes que j’aime bien, de la génération précédente, comme Françoise Petrovitch ou Philippe Cognée, et qui n’y sont pas exposés. Je pousse pour que ceux-ci entrent dans ces institutions, et ensuite ça sera mon tour.

 

Propos recueillis par Anna Sansom

Crédit portrait : Michaël Huard

Crédit oeuvres : avec l’aimable autorisation de la galerie Les filles du calvaire

 

 

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