fbpx
15.03.2023 #design

Harry Nuriev

Le denim est le matériau ultime de notre génération, peut-être même de notre siècle

« J’essaie de ne jamais borner ma pratique à l’architecture d’intérieur, au design ou au stylisme »

Peut-être êtes-vous un jour entrés par inadvertance dans un étonnant café au mobilier bleu attirant particulièrement l’attention. Cet espace insolite, quelque part au coeur du quartier parisien du Marais, n’est autre que le Crosby Café conçu par Harry Nuriev, libre penseur et fondateur de Crosby Studios. Depuis maintenant plusieurs années, le designer d’origine russe théorise une approche révolutionnaire et pour le moins radicale du design, qu’il pense en lien avec la mode. Cette esthétique forte et colorée qu’il conceptualise avec Crosby Studios contraste pourtant au premier abord avec la personnalité calme et apaisante de Nuriev, amateur de rencontres en tête-à-tête et de conversations intimistes. Mais ne vous y trompez pas, Harry Nuriev est bien l’un des designers les plus prometteurs et avant-garde de sa génération. Inutile de dire que nous avions hâte de le rencontrer à l’occasion de sa nouvelle exposition « Denim » à la Carpenters Workshop Gallery. 

Comment es-tu devenu designer ?

Tout le monde semble avoir une anecdote sur son inspiration première à choisir ce métier, mais pour moi, le design représente simplement beaucoup de travail. Il y a de nombreux domaines à explorer dans cette discipline, et quand j’ai débuté, j’ai tout de suite souhaité développer ma propre approche en réfléchissant hors du cadre. L’idée était de ne surtout pas borner ma pratique en la limitant à une catégorie: architecture d’intérieur, design ou stylisme. J’ai donc expérimenté avec de nombreux matériaux, d’abord sans rien définir.

As-tu eu l’impression qu’il y avait de la place pour apporter quelque chose de nouveau au design ? 

A la suite de l’obtention de mes diplômes, j’ai eu le sentiment que beaucoup de choses avaient déjà été explorées dans le domaine. Alors que la mode regorgeait d’expérimentations, le design de l’époque était plutôt ennuyeux. Je ne parle pas évidemment des créations du milieu de siècle, mais plutôt de ma génération. Rien ne se passait vraiment…Donc j’ai décidé de créer quelque chose de différent.

Pourquoi être d’abord parti à New York? 

La raison est assez simple: je suis tombé amoureux de la ville. Comme beaucoup, j’ai rêvé de découvrir la scène du design new yorkaise. Je comprenais cette discipline comme une sorte d’architecture à plus petite échelle, une chose artistique à absorber, à toucher et à ramener chez soi. J’ai rapidement compris que New York était le lieu idéal pour créer un dialogue autour de la discipline en raison de la multitude de foires qui existent là-bas. Ma première exposition a eu lieu lors de la semaine du design: je suis arrivé avec un esprit ouvert, sans savoir vraiment à quoi m’attendre et où je finirai. Tout ce que je sais aujourd’hui, c’est que je ne suis jamais reparti.

Vous avez toujours travaillé en parallèle avec le milieu de la mode. Pensez-vous que le design manquait de quelque chose que la mode, elle, possédait ? 

La mode a toujours été très liée à ma pratique. Lorsque j’ai commencé à travailler, je me suis demandé ce que je pouvais apporter au design. La plupart des designers s’inspirent  de pièces antérieures ou imaginent ce qu’elles devraient être. Parfois, ils se contentent de capturer l’instant présent. J’ai remarqué que les meilleures pièces s’inspiraient souvent de l’art, de mobilier ou d’architecture, mais jamais de mode. L’architecture est monumentale et souvent éloignée des réalités du quotidien, mais la mode est au contraire familière et accessible. Tout le monde sait ce qu’est un jean. 

Ce qui est étrange, c’est que la mode s’inspire souvent de l’architecture. Glenn Martens en parle souvent. Hussein Chalayan également. 

Chalayan s’est effectivement beaucoup inspiré de l’architecture et du mobilier mais sa pratique était en fait assez unique et expérimentale. J’ai réalisé que la seule chose que je pouvais apporter au design était la mode. J’ai toujours été attiré par cet univers, le premier magazine que j’ai lu était d’ailleurs Vogue. J’ai grandi sans aucun musée dans les environs, toute mon inspiration vient donc des films. Je crois avoir transposé cette attirance pour la mode dans le design où je trouve un espace nécessaire pour créer de la nouveauté en développer un vrai storytelling.

Comme il s’agit d’une nouvelle façon d’appréhender le design, tu as la liberté de la théoriser à ta guise…

Un bon moyen de comprendre est de faire une comparaison avec l’alphabet: c’est un nouveau language qui se traduit sous le prisme de la mode. Tout le reste était déjà pris et ayant toujours été attiré par cet univers, cette approche me paraissait assez logique. 

On trouve du denim partout en ce moment. Diesel est revenu en force, et les silhouettes total look sont sur tous les podiums… Pourquoi avoir choisi de travailler le denim ? 

Je considère le denim comme le matériau ultime de notre génération, peut-être même de notre siècle. Il peut vieillir et se détériorer, mais il ne perd jamais de sa valeur. Au contraire, il en prend avec le temps. Les gens adorent le denim, les marques vont même jusqu’à lui offrir un aspect couture. J’ai voulu capturer ce moment à travers un mobilier. Je considère que nos intérieurs sont une extension de notre style personnel, et que nos meubles, doivent correspondre à notre personnalité. 

Quelle serait alors la personne qui ramènerait le Sofa Pool chez elle ?

Pour être honnête, je crée les choses avant tout pour moi-même, et c’est vrai que je pense au départ rarement au consommateur final. Mais lors du vernissage, j’ai écouté les réactions des visiteurs, et j’ai été assez étonné de me rendre compte que les principales intéressées pour le Sofa Pool étaient des femmes de Saint-Germain. C’est assez loin du public que j’avais imaginé ramené le Sofa Pool à la maison: mes amis, des personnes travaillant dans la mode, ou des rappeurs. Comme un jean peut s’adapter à tous les styles, ce canapé peut s’adapter à n’importe quel intérieur. Si l’on peut associer une pièce Hermès à un jean, on peut tout à fait installer ce canapé dans un appartement bourgeois de Saint-Germain. 

 

Quel a été ton processus de création sur ce projet ? 

J’ai commencé par fabriquer des échantillons dans mon appartement pour bien comprendre la texture du denim. Ensuite, nous avons développé le projet ici avec la galerie et des amis. 

Est-ce que tu conçois le meuble d’abord et l’adapte ensuite à l’espace, ou est-ce plutôt l’inverse ? 

Je travaille en fonction des besoins et des modes de vie.  Avec ce canapé, l’idée était de revenir à un style de vie rappelant celui de la Rome Antique: l’espace public était un lieu de vie dans lequel les gens passaient énormément de temps, ils s’allongeaient, discutaient, mangeaient. Notre mode de vie tourne autour du canapé; on y mange, on y regarde Netflix, on y travaille même. Au lieu de rejeter ce mode de vie, j’ai décidé de l’accepter. Mon travail consiste à repousser les limites de la pratique en observant ce qu’il manque aujourd’hui, et pas simplement d’ajouter quelque chose à ce qui existe déjà. 

 

Tu qualifies ta pratique de « Transformisme ». S’agit-il d’un autre terme pour désigner l’upcyling ? 

L’upcycling est une méthode pour travailler avec les matériaux. Le Transformisme est une manière de penser et de théoriser à part entière. Elle réfléchit les techniques à travers l’Histoire pour penser la fonction. Je définirais le Transformisme comme une philosophie de vie et de pensée. 

Ton travail ne connaît aucune frontière entre les disciplines, ni entre le virtuel et le physique. Tu as récemment déménagé à Paris, y trouves-tu la même liberté artistique qu’à New York ?  

Je trouve les Français aussi ouverts que les New Yorkais, les Parisiens en tous cas. Je pense qu’il s’agit plutôt de différents angles d’une même conversation. Ce que j’aime en France, c’est qu’il est important de connaître la définition exacte de chaque facette d’un objet. Il y a ici un vrai respect pour l’Histoire et pour la théorie, et il est important de savoir le pourquoi de ce que l’on pense.

Tu soulignes souvent l’importance des conversations profondes, et ton mobilier est pensé pour les faciliter. Quelle inspiration trouves-tu dans ces discussions ?

J’aime avoir des échanges intimes avec les gens. Je ne suis pas adepte des conversations en groupe mais plutôt des tête-à-tête que je trouve plus propice à la connexion. Je pense donc que les objets que je conçois sont forcément liés à ce que j’affectionne, et je les compare souvent à un processus de décantation. L’idée, c’est de secouer les choses et de laisser la substance décanter, retomber et se dissoudre pour ne révéler que l’essentiel. Le monde est en mouvement constant et il est de plus-en-plus difficile de se concentrer. J’aime l’idée d’extraire l’essentiel pour établir une véritable connexion avec les gens. 

Souhaites-tu ajouter quelque chose ?

Je conclurais en disant que cette collection n’aurait pu être créée qu’ici, car la France est prête à accueillir une nouvelle avant-garde. Quoi qu’en disent certains, la France a toujours été un pays d’avant-garde. Les Français ne sont pas conservateurs, ils veulent juste le meilleur. 

Propos recueillis par Pauline Marie Malier

Photos : Jean Picon

More Interviews
Tout voir