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07.02.2023 #art

Bernar Venet

Le plus américains des artistes français présente « Difféomorphisme et Discontinuité »

« Un bon artiste est quelqu’un qui, en remettant vraiment les choses en question, fait avancer l’Histoire de l’Art »

Si Bernar Venet est probablement un des plus grands artistes français, c’est aux Etats-Unis que ce pionnier de l’art conceptuel a trouvé sa famille artistique. Incompris sur une scène française des années 60 tournée vers la figuration, Venet s’envole pour les Etats-Unis et y découvre le travail de ceux qui feront l’avant-garde de cette époque, et qui deviendront ses amis. Contemporain de Sol LeWitt, Carl André, Walter De Maria, Frank Stella, Bernar Venet s’inscrit dans le mouvement de l’art Conceptuel, un art tourné sur le langage, qui s’éloigne de la forme pour penser le concept d’une manière quasi-scientifique.

 

Ce printemps, l’artiste revient en force avec « Difféomorphisme et Discontinuité », une exposition triptyque présentée entre les deux espaces parisiens de la galerie Perrotin et sur la place Vendôme. Un moyen pour l’artiste de présenter des œuvres rarement exposées en France, et de nous donner, en même temps, une leçon d’Histoire de l’Art.

Qui êtes-vous  Bernar Venet ? 

Écoutez, ce que je voudrais être, c’est un bon artiste. Un artiste qui, à travers différentes disciplines, la peinture, la sculpture, la poésie, la vidéo, la musique et la performance, méritera un jour d’être pris en considération.

Depuis mes 20 ans, je tente de développer une matrice conceptuelle construite autour de mon goût pour la sobriété. Plusieurs chocs visuels ont eu au cours de ma vie une influence sur mon approche à l’art, et notamment à la sculpture, comme la vision d’une coulée de goudron sur une falaise par exemple. Très tôt, je me suis intéressé à des formes d’art qui m’interpellaient et me permettaient de me poser des questions: le carré blanc sur fond blanc de Malevitch par exemple. J’ai compris à 12 ou 13 ans, que la source de l’art était la création. Que l’art, n’était pas juste une activité picturale de dessinateur ou de sculpteur, mais bien la création de choses nouvelles. Et tout au long de ma carrière, j’ai essayé de me remettre constamment en question car je pense qu’il reste encore un nombre infini de choses à créer.

Peut-on encore avoir une carrière comme la vôtre de nos jours ?

Oui évidemment. Je ne suis pas de ceux qui pensent que tout a déjà été fait en art, au contraire, cette idée relève selon moi d’une grande naïveté car il est impossible de prévoir le futur. Seuls ceux qui vivent l’aventure de l’art auront une chance de faire des propositions novatrices, et les découvertes se font par l’expérience. Je vous donne quelques exemples : Courbet croyait que l’Histoire de l’art était terminée car il n’y avait plus de sujets figuratifs à peindre. Lui peignait des roches dans la mer et s’il en était arrivé là, c’était, selon lui, que l’on était déjà passé par tous les sujets. Quelques siècles avant cela, Giotto pensait que l’on ne pouvait peindre autre chose que des sujets religieux puisqu’à l’époque, le clergé était le principal commanditaire d’œuvres. Si on lui avait demandé de faire un paysage, il se serait sûrement offusqué. Au fil de l’Histoire de l’Art, ce schéma s’est répété à de nombreuses reprises. Les impressionnistes n’auraient jamais compris le carré blanc sur fond blanc. Petit-à-petit les sujets se sont élargis jusqu’à ce que Van Gogh peigne une chaise avec une paire de chaussures posée à côté… peu étonnant que ses contemporains n’aient pas été très convaincus.

Qu’est-ce qu’un bon artiste alors ? 

Un bon artiste, selon moi, est quelqu’un qui, en remettant vraiment les choses en question, fait avancer l’Histoire de l’Art. Il y en a peut-être une dizaine par génération. Beaucoup d’artistes ont des talents artistiques, produisent des tableaux très bien peints qui prendront sûrement en valeur, mais feront-ils l’Histoire de l’Art? Point d’interrogation. Je ne dis évidemment pas que je suis moi-même en train d’entrer dans cette Histoire, ce n’est d’ailleurs ni à moi ni à mes contemporains d’en décider, mais bien aux générations futures. Cependant l’objectif ultime de l’artiste devrait selon moi être celui-ci. Cézanne disait avec honnêteté : « Si l’on m’affirmait que je ne serais jamais au Louvre, j’arrêterais tout de suite de peindre. » L’artiste véritable n’est pas dans le plaisir, il est dans la recherche, comme un scientifique. Avec bien entendu, le talent pour faire des œuvres de qualité.

Est-ce que cela vous fait toujours le même effet de voir l’une de vos oeuvres exposées sur une place comme la place Vendôme ?

Oui bien sûr que cela fait plaisir. La place Vendôme est un lieu central et très visité. J’avais déjà fait une exposition sur le champ de mars en 1994, puis une autre aux Tuileries, mais je pense quand même que celle qui m’a le plus marquée est Versailles. Ce qui est formidable avec « Difféomorphisme et discontinuité », c’est la trilogie que nous avons pu créer entre les deux grandes galeries de Perrotin et de la place Vendôme. C’est ce qui me permet d’avoir enfin un vrai impact à Paris, alors que j’étais resté très sobre au niveau des galeries et du marché. 

C’était votre choix de l’organiser de la sorte ? En triptyque ?

La place Vendôme expose chaque année un artiste et nous avions donc décidé, avec Jérôme Sans, un vieil ami, que cela se ferait à cette date. Et avec Art Paris en même temps, l’exposition en triptyque paraissait une évidence.

Comment avez-vous rencontré Emmanuel Perrotin ?

Nous nous sommes croisés à plusieurs reprises avant de vraiment nous rencontrer à Art Basel. Au départ, je ne pensais pas vouloir exposer dans une galerie parisienne, et puis j’ai rencontré Tom-David Bastok et Dylan Lessel, venus me voir à la fondation du Muy, dans le sud de la France. Ils sont sérieux, agréables et plein d’humour. Je dois dire qu’ils m’ont impressionnés par leur professionnalisme. Ils ont fini par convaincre Emmanuel de venir, et cinq minutes plus tard, celui-ci me parlait comme si c’était déjà signé : « À Hong Kong, je ne sais pas si on pourra rentrer les oeuvres ». Les trois m’ont séduit et enthousiasmé et quand ils m’ont dit qu’ils me donnaient tous ces espaces… je n’ai pu qu’accepter. Je me suis toujours dit que si je revenais à Paris, ce serait en force.

C’était donc une rencontre humaine avant tout…

Une rencontre humaine oui, mais surtout professionnelle.

 

Un jeune designer m’a dit récemment la chose suivante : la France a toujours été un pays d’avant-garde. Vous qui avez dû partir de France pour trouver votre famille artistique, que pensez-vous de cette affirmation ? 

Il faut se rendre compte que dans les années 60 quand je suis parti, le contexte était très différent. Quand j’ai commencé à être actif en tant qu’artiste, l’atmosphère internationale en art était à l’abandon de l’abstraction expressionniste pour la figuration.. Aux Etats-Unis, c’était le début du pop-art. Et la figuration narrative se développe donc comme une avant-garde. Tout ce qui touche à la figuration ne me parlait pas vraiment, je suis pour un travail plus sobre avec une charge théorique et conceptuelle plus forte. 

Vous n’êtes pas pour la peinture facile..

En tous cas, je suis dans une direction clairement abstraite, avec des tableaux faits en goudron. Mon argumentaire était le suivant : « je n’utilise pas du goudron pour faire de la peinture, le goudron est l’œuvre d’art ». À l’époque, le monde de l’art ne comprenait pas trop cette pratique, même la galerie J, la plus à l’avant-garde, m’a ri au nez quand j’ai dit vouloir exposer un tas de charbon dans la galerie. J’étais vraiment ringard pour eux, car j’étais encore abstrait. Durant ces années, une grande exposition d’art moderne était une exposition dans laquelle on ne voyait que de l’art figuratif. A 22 ans, j’étais donc déjà considéré comme de la vieille école. C’est pourquoi je suis parti à New York pour y tenter ma chance et quand, en visitant le Whitney Museum j’ai vu une exposition d’art minimal, j’ai trouvé ma famille artistique. Des gens qui faisaient de l’art abstrait, relativement géométrique, avec des peintures industrielles. En 1966, ils étaient beaucoup plus pointus que moi. Je me suis pris une gifle, j’ai arrêté les reliefs en carton et me suis retrouvé dans une mouvance encore plus avant-gardiste que le Pop Art ou le nouveau réalisme. En France, quelques artistes comme Daniel Buren s’y sont attaqués, d’une manière plus abstraite et rigoureuse, mais c’est vraiment aux Etats-Unis que j’ai fini par trouver ma place.

Il y avait donc aux Etats-Unis un dialogue plus intéressant qu’en France ?

Complètement. Je suis devenu ami avec des artistes fascinants comme Sol LeWitt, Carl André, Walter De Maria. 

Parlons un peu de l’exposition dans laquelle nous sommes assis actuellement. Comment l’avez-vous pensé ?

Je suis ravi de pouvoir exposer des peintures relativement inconnues du public parisien et français. Ici (galerie Perrotin, rue de Turenne), nous trouvons donc plusieurs oeuvres de styles différents dont les Saturations. Il y a aussi une série de tableaux blancs découlant directement de mes oeuvres de 1966 mais réalisées cette fois avec des machines, ce qui leur apporte une fraîcheur nouvelle. 

Combien de temps faut-il pour installer un « effondrement » sur la place Vendôme? 

Même pas une journée entière, en réalité l’installation a été plutôt rapide.

Vous ne savez pas à quoi va ressembler la sculpture avant de la réaliser ?

Non je n’ai aucune idée en amont. Nous travaillons tous ensemble avec l’équipe et nous improvisons. Il arrive que nous posions 10 arcs, que tout tienne très bien et qu’au 11ème, tout s’effondre. L’idée est de jouer avec ce mouvement sans ma participation, sans que je ne décide quoi que ce soit. Le processus normal d’un « effondrement » est le suivant : nous superposons plusieurs arcs puis tirons dessus avec un chariot élévateur afin qu’ils s’effondrent de manière aléatoire.  Sur la place Vendôme cependant, nous n’avons pas pu procéder de la sorte parce que les parkings sous la place rendent le sol trop fragile pour supporter l’effondrement de plusieurs arcs très lourds. Nous avons donc dû contrôler leur chute.  

Si vous ne deviez retenir qu’une rencontre dans votre vie, une qui vous aurez particulièrement marquée, quelle serait-elle ?

Je pense que ce serait quand même celle avec Marcel Duchamp, même si celle avec Man Ray a aussi été mémorable. Cependant, une des personnes pour lesquelles j’ai le plus grand respect aujourd’hui est Frank Stella car il a cette capacité incroyable à se remettre en question d’année en année. Ce que je reproche souvent aux artistes des années 50, c’est d’avoir trouvé un style qui leur convenait et de l’avoir gardé, par facilité, pour le restant de leurs carrières. Stella a fait tout le contraire en réinventant continuellement sa pratique. À 87 ans, c’est un génie incompris, un très grand ami et je possède d’ailleurs 24 de ses œuvres…

Propos recueillis par Pauline Marie Malier

Photos : Jean Picon

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