Léa Chauvel-Levy
Effet miroir
“Simone est la version accomplie de moi-même”
Lorsque Léa Chauvel-Levy découvre l’existence de Simone Rachel Kahn, la compagne d’André Breton, sa fascination pour elle la pousse à prendre la plume pour imaginer son histoire. Entre réalité et fiction, Léa Chauvel-Levy livre un premier roman poignant. Formidable plongée dans les années 1920 et le mouvement surréaliste, le récit fait de Simone une héroïne ultra-contemporaine. Deux époques et deux femmes, unies par une sensibilité et une force de caractère saisissantes.
Comment Simone Rachel Kahn est-elle arrivée dans ta vie ?
C’est d’abord une rencontre décisive, celle du galeriste Vincent Sator. Il m’a raconté que sa grand-mère était elle-même galeriste à une époque où c’était difficile pour une femme de l’être. Elle avait deux galeries [rue de Seine et rue de Furstenberg, dans le VIe] où elle avait exposé tous les Surréalistes. Il s’agissait de Simone Rachel Kahn, la première femme d’André Breton, chef de file du mouvement surréaliste. La vie de Simone est méconnue; il me suggère alors de m’en emparer. « Mais on a peu de choses, donc il faudrait que ce soit une fiction ». Il me conseille de lire deux correspondances qui vont m’être précieuses : la correspondance de Breton à Simone, qui lui écrit tous les jours – il est fou amoureux d’elle; et la correspondance de Simone à sa cousine Denise Lévy, qui deviendra la muse d’Aragon. Le roman est né comme ça. Une épiphanie ! Un matin, l’histoire était là. Pendant sept mois, j’ai écrit.
Il a d’abord fallu enquêter ?
J’ai voulu percer le mystère Simone alors je suis partie à la pêche aux informations. Les gens qui l’ont connue sont morts. Sa famille connaît peu son histoire. J’ai donc appelé des historiens, particulièrement Georges Sebbag, qui l’a un peu connue. Je suis allée en bibliothèque. J’ai trouvé beaucoup sur Breton, Aragon, Soupault, et l’ensemble des personnages qui interviennent dans le récit, mais très peu sur elle. Il a donc fallu prendre le parti de la fiction, avec le blanc-seing de la famille.
Une des grandes forces du récit réside dans la puissance du discours intérieur de l’héroïne. Comment as-tu construit la psyché de Simone ?
Elle est frêle et fragile, tout en étant très décidée. Ses émotions sont un peu les miennes. Je lui ai donné de ma chair. Le point de départ d’un roman, c’est soi. La mélancolie, les états dépressifs… c’est moi. Quand elle se bat avec le temps, c’est l’histoire de ma vie. Je suis une grande amoureuse, alors je la fais tomber amoureuse comme je tombe amoureuse moi-même. Mais d’autres éléments sont totalement fictifs. Je me suis amusée, c’était mon espace de liberté.
C’était important pour toi de construire une figure féministe ?
Cette femme, je voulais qu’elle avorte parce que j’avais deviné que Simone l’avait fait aussi. Et je voulais pouvoir parler de la condition des femmes en 1920. Le gouvernement Deschanel a fait passer l’avortement de délictuel à criminel. Disposer de son corps envoyait en prison; je voulais en parler. Je voulais parler du fait que la femme subit physiquement la force de l’homme. Je voulais rappeler que Simone était une figure féministe qui s’est émancipée tôt du domicile familial; force que je n’ai pas eu. Je dis souvent que Simone est la version accomplie de moi-même. Je voulais qu’elle brille, comme je n’y arrive pas, d’une certaine façon.
Son rapport au dadaïsme est ambivalent…
Là encore, c’est moi que l’on retrouve en Simone. À l’origine, je n’aime pas les Dadas. J’ai un rapport très classique à la langue. Le mouvement Dada est bruitiste, phonétique, rugueux. C’est une mise à mal de l’orthographe et de la ponctuation. Ca n’a aucun sens, sinon celui de l’intuition et de l’inconscient. La première fois qu’elle rencontre Breton, elle lui dit « Je déteste les Dadas. Je sais que vous êtes Dada. Voulez-vous quand même m’adresser la parole ? » J’ai voulu une Simone forte intellectuellement, et qui fasse douter Breton… Mais elle va apprendre à les connaître, et à les aimer.
Et comme Simone, tu as appris à aimer les Dadas ?
Au fil de mes recherches, ils m’ont intéressée. D’un point de vue théorique, c’est la renaissance. C’est comment on se relève des décombres de la guerre. C’est comment l’art vainc. Breton a été infirmier pendant la guerre, Apollinaire a été blessé par un obus… Tous ces gens reviennent traumatisés, en cherchant à enterrer le monde d’avant pour le faire renaître par les mots et par la pensée.
Alors qu’en apparence, « Dada » rime souvent avec joie, avec performance !
Parce qu’il faut revivre ! Les soirées Dada sont délirantes. On se tond les cheveux, on se lance des patates à la figure, on chante, on se grime ! Tout le monde récite un poème en même temps, c’est une cacophonie de non-sens, mais c’est le but. C’est une déconstruction totale. Les arts se mêlent : littérature, cinéma, poésie, arts plastiques. C’est un moment de grande cohésion intellectuelle. J’avais là un prétexte fabuleux pour parler de cette effervescence, de ce bouillonnement interdisciplinaire. Ils ont une façon de rire après avoir souffert qui est magnifique. C’est une victoire de la vie. Un sursaut vital ! Finalement, c’est à l’image du personnage de Simone, qui revit aussi dans ce roman. Elle se relève des traumatismes qu’elle subit.
L’immersion dans les années 1920 foisonne de détails. Comment as-tu travaillé à restituer cette époque ?
Je ne connaissais pas la physionomie du Paris d’alors. J’ai lu la presse de l’époque et regardé des extraits filmés – beaucoup d’américains avaient filmé Paris en 1920. J’avais quelques vagues repères mais je ne savais même pas comment ils téléphonaient ! J’ai trouvé tout ça en décortiquant des articles, des revues de mode, et les fameuses correspondances. C’était énormément de recherche, jusqu’à savoir ce qu’ils mangent et boivent.
C’est un premier roman. Comment s’est déroulée l’écriture ?
Je m’étais toujours dit que j’écrirais un roman une fois dans ma vie. Ça a été intuitif et organique. Chaque chapitre est une scène. Je n’ai pas eu l’impression de construire ce roman mais de le vivre. Après une scène, je me sentais comme Simone devait se sentir. Je réagissais aux émotions qu’elle ressentait et j’écrivais en fonction. Quand elle est déprimée, par exemple, il faut qu’elle aille faire de la gym. Un peu comme nous !
Être en symbiose avec son personnage principal, cela fait partie selon toi du processus d’écriture ?
Je rêvais souvent de Simone, elle m’a vraiment accompagnée. D’autres auteurs m’ont confirmé que c’était une expérience qu’ils avaient vécu aussi. Au moment de son avortement, j’ai eu une douleur extrême au ventre. Mon médecin m’a assuré que je ne sombrais pas dans la folie mais que je réagissais par empathie !
Simone est surtout le récit d’une histoire d’amour passionnée et subtilement érotique…
Je ne voulais pas que Simone se donne tout de suite à Breton. J’avais très envie qu’elle soit réservée, pudique, et qu’il soit à sa merci. Je n’ai pas énormément de sympathie pour lui mais j’ai voulu redorer son blason en le rendant relativement jovial et surtout tributaire des états amoureux de Simone. Je voulais qu’il soit secondaire par rapport à sa force à elle. Dans ce sens, je voulais la mettre une bonne fois pour toute dans la lumière. Alors que dans la vraie vie, ce n’était pas le cas. Ça ne s’est pas passé comme ça. La passion était totalement réciproque. Mais je voulais inverser les tendances. J’avais envie de penser les choses différemment : que l’homme blanc soit plus vulnérable que la femme, qu’elle puisse tenir les rênes de leur histoire.
Le roman et la vie fictive de Simone sont achevés. Quelle est la suite pour toi ?
Je ne veux pas passer à autre chose. Je n’arrive pas à la laisser. J’aimerais écrire un documentaire sur la vie réelle de Simone Kahn, ou qu’elle soit adaptée pour le cinéma. Mais l’écriture est là, centrale. Je choisis d’écrire.
« Simone », de Léa Chauvel-Levy, aux Éditions de l’Observatoire
Interview : Marie Cheynel
Portrait : Cléa Beuret