Lewis OfMan
Sonic Poems
J’adore partager une table avec six personnes, faire des blagues, qu’on monte le son et que la musique nous emporte.
D’un rêve loufoque qui l’entraîne à l’anniversaire déserté de Pablo Picasso à ses séjours prolongés à New York, Barcelone ou Florence, Lewis OfMan puise l’inspiration partout où il passe – même inconsciemment. Le jeune musicien, qu’on connaît pour ses EP feel good “Yo Bene” et “Dancy Party”, vient de dévoiler le 18 février son premier album studio, “Sonic Poems”. Un titre mystérieux qui lui permet d’évoquer ses états d’âme et ses sensations, de l’ultra positif “Such A Good Day” au nocturne “Toxic Night”. Amoureux de ce qu’il appelle des “collages”, ses rencontres avec des artistes comme Vendredi Sur Mer ou Rejjie Snow, Lewis OfMan enfile avec brio les casquettes de producteur et compositeur, mais c’est en tant que musicien qu’il prend son envol. Le tout avec une décontraction qui lui donne l’allure d’un poète du nouveau monde.
Parlons d’abord de ton album qui vient de sortir. C’est ton premier, après le succès de tes deux EP, et il s’appelle “Sonic Poems”…
J’ai sorti deux EP, “Yo Bene” et “Dance Party”, puis un “tringle” qui s’appelait “Je pense à toi”. Le titre “Sonic Poems” est né parce que je me suis amusé à dire que j’écrivais de la “poésie sonique” à la plage avec des lunettes de soleil de vitesse sur le nez. Ça faisait déjà quelques mois que je me prenais la tête pour trouver un titre à cet album. Je voulais mélanger les machines électroniques aux sentiments amoureux. J’avais d’abord pensé à “Love Parade”, un des titres de l’album et qui en est vraiment le cœur amoureux. Mais l’album est un bouquet de sentiments différents. Et pour moi “Sonic Poems” résumait bien ça.
L’album est composé de morceaux très différents. “Such A Good Day” qui met de bonne humeur dès le départ, et puis des choses plus mélancoliques, plus nocturnes.
Oui, même dark ! L’album est né des émotions que je ressentais, c’est une espèce de portrait sonore. “Toxic Night”, par exemple, c’est ce moment où t’es un peu seul et où ta vie se résume à aller en soirée parce que tu travailles toute la journée et que tu as envie de sortir avec des gens que tu ne vois peut-être que la nuit. Parmi eux il y a peut-être une personne que tu aimes, que tu séduis, dont tu attends le moindre signe… Cette chanson, c’est ce moment où on est au cœur de la solitude et où tu vas te jeter de manière toxique dans le moindre signe de tendresse. La chanson “Sorry Not Sorry” évoque davantage ce démon qu’on a en nous et qui veut détruire notre équilibre social, mentir, tromper… Je me souviens d’un passage d’un poème de Baudelaire qui écrit “la vocation à Satan, c’est la joie de descendre”. Ce moment où l’on sait qu’on fait n’importe quoi mais on a un certain plaisir à le faire. Une joie à tout détruire.
J’ai lu quelque part que des chansons te venaient dans tes rêves. Est-ce que ça s’applique à “Sonic Poems” ?
Un jour j’ai rêvé que j’étais invité à l’anniversaire de Picasso et que personne n’était venu. J’étais tout seul avec lui rue du Val de Grâce, il y avait une machine à sandwichs. Et Picasso et moi on se faisait des sandwichs. Quand tu as une image comme ça en tête, elle reste forcément avec toi et t’inspire jusqu’à te faire éprouver une proximité avec l’artiste. Ça aère ton cerveau. Du coup je me suis demandé comment faire de la musique qui s’apparente à de la peinture. J’ai aussi essayé de recréer des portraits, de sensations, notamment avec “Sorry Not Sorry”. La chanson est très inspirée de “La Grande Belleza” de Sorrentino, pour son image de la décadence.
Tu as vécu un moment à New York. Est-ce que les États-Unis ont eu un impact particulier sur ta musique ?
C’est à New York que j’ai vraiment commencé la musique, que j’ai pris mes premiers cours de batterie. J’avais onze ans. Dans mon école, on avait une toute petite salle de musique avec une batterie. Je courais après les cours pour être le premier arrivé et m’y installer. Après ça j’ai eu un groupe. Mon meilleur copain avait un piano chez lui et j’y jouais un peu parfois. J’ai pris quelques cours mais ce n’était pas forcément mon truc. Le fils d’un collègue de ma mère se débarrassait de son piano électronique, un Technics Sky 8, un synthé de 1988 juste incroyable. C’est là-dessus que j’ai enregistré “Flash”, et il est aussi sur la pochette de “Yo Bene”. Aujourd’hui il est mort, renversé par une bourrasque ! J’ai essayé de le faire réparer, mais la deuxième fois le réparateur m’a envoyé ce message fatal : “je ne peux rien faire”. J’étais tellement découragé que je n’ai pas répondu et je l’ai laissé l’emmener à la déchetterie.
Aujourd’hui, tu joues sur quoi ?
J’ai plein d’instruments, donc trois Moog – le synthé de mes rêves ! J’ai pu me l’acheter à partir du moment où j’ai signé un contrat en label. Le Moog, c’est un peu comme ta première voiture, celle qu’on t’offre quand tu viens d’avoir ton permis.
À quel moment t’es-tu dit que tu voulais poursuivre une carrière dans la musique ?
La musique a toujours été là. Mes parents sont artistes donc j’ai eu la chance qu’ils soient ouverts à la musique et qu’ils ne m’aient pas poussé dans des études “sérieuses”. Ils voulaient que je fasse des études d’art, mais c’est difficile de rentrer aux Beaux-Arts quand tu ne fais pas de la peinture, de la photo, de la sculpture…
Et ça doit être d’autant plus vrai quand on parle de musique électronique.
Quand on dit musique électronique, on pense que je suis DJ. Et dans le même sens, il y a plein de gens qui font une musique qui s’apparente à la mienne et qui sont DJ. Ou alors on me qualifie de producteur. Je ne me vois pas du tout comme ça. Je suis musicien.
Tu as quand même cette casquette de producteur, notamment grâce à ta rencontre avec Vendredi Sur Mer.
Je devais lui faire un remix que le label a finalement préféré à l’original. Après ça on a décidé de continuer, et je lui ai composé des chansons, un peu comme des remix, comme le titre “L’une et l’autre”. Je lui envoyais l’instrumental et elle posait sa voix dessus, un peu à l’image d’un collage. C’était pas mal comme introduction à la production. Je ne me suis pas retrouvé directement dans un studio avec un ingé son que je ne connaissais pas et une chanteuse avec le but d’écrire une chanson. J’aime bien l’idée de collage, je n’y avais jamais pensé avant.
Est-ce qu’il y a eu d’autres rencontres qui ont été déterminantes pour toi ?
Rejjie Snow a été un comme un mentor pour moi. J’étais déjà fan et je me suis retrouvé avec lui à produire du rap. J’étais ravi parce qu’enfin je faisais quelque chose que je trouvais cool. Dans le sens où ça ressemblait à la musique que j’écoutais quand j’étais petit, avec du jazz, sa voix que j’adore… J’adore sa chanson “Désolé”, le fait qu’il chante en français, les accords… Ça fait penser à un genre de Roy Ayers.
Tu as composé ton album en solitaire ou justement par le biais de collages et de collaborations ?
Il a vraiment commencé en solitaire dans la recherche. Je suis parti à Barcelone en me disant “c’est ici que je vais composer mon album”. J’ai fait tout un premier draft, mais j’étais encore un peu jeune et naïf – et finalement tout ça s’est retrouvé dans l’EP “Dancy Party”. Ce qui aurait pu éventuellement être un album est resté un EP parce qu’il y avait encore des choses qui étaient trop enfantines. Et puis je me suis séparé de ma copine de quatre ans, je me suis retrouvé tout seul à un âge où tu es censé découvrir la vie. D’un seul coup je découvrais d’autres émotions que la plénitude et la sérénité que j’éprouvais à Barcelone. C’était important pour moi d’aller explorer ces choses là. Une chanson comme “Too Much Text” n’aurait jamais vu le jour sans ça. Juste après le confinement j’ai été invité à une résidence d’artistes à Florence. Là j’ai découvert plein de choses extravagantes, puis j’y ai à nouveau vécu en hiver pendant deux mois.
Tu es aussi proche du monde de la mode, notamment parce que tu as composé des musiques pour des défilés. Pour le label Afterhomework, par exemple.
Pierre Kaczmarek et Elena Mottola sont des amis, on était au lycée ensemble. Je ne connaissais rien à la mode et à la Fashion Week. Après ça, Sonia Rykiel a choisi la musique de Vendredi Sur Mer pour un défilé. Je me souviens même d’une vidéo de Kendall Jenner en répétitions pour le défilé Versace, qui défile sur “Attitude”. C’est assez marrant de se dire que toi tu as composé ta chanson dans ta chambre et qu’une personne qui vient complètement d’une autre planète entend ta musique. Les gens de la mode sont les derniers à avoir encore de l’argent et par conséquent à continuer de faire des choses artistiques énormes, que ce soit dans la scénographie ou les vêtements. Regardez Mugler ! On touche à la mythologie et au divin. Ma musique est très inspirée par ça, je pense à des défilés incroyables : Saint Laurent dans le désert, Chanel avec sa fusée au Grand Palais…
Prêtes-tu une attention particulière à ton style vestimentaire ?
J’aime bien mélanger. Avoir des baskets bleues qu’un grand-père pourrait porter parce qu’elles sont confortables, avec un pantalon baggy et une veste un peu déchirée et le détail d’un bijoux en or. Pour moi, le pantalon qu’on porte traduit le tempérament et les chaussures le goût. Et j’aime bien aller dans le tempérament avec les chaussures aussi. Je me souviens d’une fois à Rome, je portais des JM Weston (que j’adore !) et j’avais mal aux pieds. Je suis allé chez Skechers avec ma veste de costume et mon jean baggy, et voilà, j’étais calé ! J’avoue que je m’inspire aussi du look des peintres, notamment de mon père, qu’on reconnaît aux bonnets qu’ils portent parce qu’il fait froid au studio. Ce sont des détails comme ça. Je veux donner l’impression de ne pas trop avoir réfléchi à ma tenue. D’ailleurs les moments où l’on se fringue le mieux, c’est quand on est en gueule de bois ! Généralement on est beau, on a une certaine profondeur parce qu’on a encore des restes de la veille. C’est souvent un bon jour.
Tu as grandi en écoutant quel genre de musique ?
Mon père adore la musique. Il mettait beaucoup de jazz, de soul, de funk. Puis très vite j’ai commencé à écouter du rap old school, comme MC Solaar. On écoutait aussi beaucoup Cassius à la maison. Mon père et mon frère achetaient des CD, comme le “Black Album” de Jay-Z, qui est vraiment fondateur pour moi, surtout le titre “December 4th”. C’est une chanson qui en dit long même dans ma façon de m’habiller. Le son des drums, le sample… Tout est génial. Évidemment quand tu arrives à l’âge de faire des booms, tu écoutes Diam’s, tu regardes MCM et les clips de Booba, de Snoop Dogg… Le Top 50 !
Tu as récemment sorti la chanson “Too Much Text” en teaser de l’album, peux-tu en parler ?
On a tourné le clip à New York avec ma copine Violette. Elle avait un caméscope. On devait tourner le clip pour “Boom Boom” à la fin de la semaine. Et puis j’ai eu envie d’en faire un autre. J’avais mes fringues, j’étais dans le mood ! Le premier jour, évidemment on s’y est pris trop tard, j’étais stressé, les gens nous regardaient dans la rue… Le lendemain, on est allés à Bushwick où il y a plein d’ateliers d’artistes que je connais. On a tourné mais je trouvais qu’il manquait encore quelque chose. On est revenus le jour suivant avec dans l’idée d’accéder à un rooftop, mais le mec qui y était ne nous répondait pas, et puis ce n’était pas vraiment autorisé. Donc on s’est mis à tourner devant les poubelles et on a vu un homme avec un perroquet en train de vider son pick-up. On lui a demandé de tourner avec le perroquet, il était un peu réticent au début. Au final je crois qu’il a aimé le son et il nous a même proposé de faire danser le perroquet. Il faisait des mouvements avec un bout de bois pour le faire tourner en même temps que moi. On lui a demandé s’il savait comment on pouvait accéder au toit. Sa réponse : “I can get you up there”. Et nous voilà dans le montre-charges avec lui… Pour le coup, c’est vraiment mon clip préféré !
Comment as-tu vécu la fermeture des clubs et l’interdiction de danser ?
Je ne vais pas tellement en club. Je préfère les dîners. J’adore partager une table avec six personnes, faire des blagues, être absurde, que ça dérape, qu’on monte le son et que la musique nous emporte. C’est quelque chose qui nourrit mon inspiration. Il y a ce truc avec la culture club où j’ai parfois l’impression de m’incruster, justement parce que je n’y vais pas beaucoup. Pourtant un club c’est pour tout le monde ! Mais c’est aussi l’effet Paris, là où à New York c’est totalement différent. Je me rappelle du Night Move, qui est le club de James Murphy de LCD Soundsystem. C’était vraiment génial, tout le monde était libre et la musique était incroyable. En parlant de LCD Soundsystem… Je me souviens m’être retrouvé à Londres après m’être un peu échappé de Florence où je sentais que je n’avançais pas. J’y ai rencontré le producteur Tim Goldsworthy qui a créé le label DFA Records avec James Murphy. Il a produit le premier album de LCD Soundsystem, Hercules & Love Affair, The Rapture… Tous ces groupes du début des années 2000 qui mélangeaient l’électro, la pop et le rock et qui cartonnaient ! Je me suis retrouvé en studio avec lui et Bruno Ellingham, et c’est la première fois que j’avais quelqu’un rien que pour moi. Il était attentionné comme moi je peux l’être quand j’accompagne des artistes. Il a commencé à jouer des samples et c’était comme une jam session ! Avec lui, on a fait toutes les chansons qui constituent la colonne vertébrale de l’album : “Such a Good Day”, “Sorry Not Sorry”, “Toxic Night”, “Love Parade”, “Fuck You”. Il a vraiment été la personne qui me manquait pendant trois ans, celle qui m’a donné le truc qui manquait.
Interview : Maxime Der Nahabédian
Portraits : Jean Picon