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18.02.2025 Paris #art

Mathias Kiss

Son atelier-lieu de vie : une oeuvre totale

« Plus le lieu est beau, plus tu en es prisonnier, plus il est pauvre, plus tu peux l’habiller. »

Après 3 années de chantier et de finitions, Mathias Kiss ouvre les portes de son atelier-lieu de vie, installé dans un pavillon urbain qui tranche avec ses anciennes adresses des quartiers historiques parisiens. Cet espace sur 4 niveaux lui offre l’opportunité de pleinement exprimer l’étendue de sa pratique conjuguant hommage au passé et édification du monde à venir : entre un « atelier de maître » théâtral où ses toiles de ciels dialoguent avec une vaste verrière ouverte sur… le ciel, un sous-sol aménagé en white-cube qui présente sa dernière exposition-manifeste « Watch you Burn », des pièces investies par des installations in-situ proposant une vision fantasmée de l’habitat, un espace de bureau flottant sur une passerelle envahie de plantes exotiques et de curiosités.

 

Que symbolise cette œuvre d’art (de vivre) « totale » dans le parcours de cet autodidacte qui a su transformer ses peines de peintre-ouvrier issu de l’échec scolaire en carburant générateur de « trophées nationaux » dont témoignent ses dernières réalisations pour la maison Christofle ou la coupe de la Ligue 1 de football ?

 

 

Tu nous accueilles dans ce que nous pourrions typiquement appeler une « maison d’artiste », dans la lignée de ces résidences historiques de peintres ou de sculpteurs (de Rodin à Caillebotte), réunies aujourd’hui sous le label de « Maisons des Illustres ». En d’autres termes, un lieu à la fois de vie et de travail artistique ?

MATHIAS KISS:

Ce qui est dingue, c’est qu’à l’origine, c’était une maison pour y vivre quotidiennement. Mais j’ai tendance à fuir le quotidien, comme un enfant qui s’enferme dans sa chambre avec ses jouets pour fuir les espaces plus « réalistes » de la maison comme la salle de bain ou la cuisine. Très vite, l’espace de travail a pris le pas sur celui de l’habitat. Et puis, je le considère aussi comme un lieu de rencontres et d’échanges, dans lequel on se nourrit.

 

Contrairement à ces maisons d’artistes qui séparaient l’atelier des espaces familiaux de vie, cet environnement semble totalement intégré à ta démarche, un peu comme une grande nature morte où tout s’imbrique : les œuvres, les outils, les inspirations, la bibliothèque, les archives, les souvenirs personnels. Finalement, cela ressemble davantage une « installation totale », telle que l’a expérimenté Donald Judd dans son immeuble new yorkais ou ses propriétés à Marfa ? D’ailleurs, vous êtes proches dans votre démarche minimaliste « in-situ ».

MATHIAS KISS:

On a tous en tête l’image de son lit-installation, dans laquelle je me retrouve complètement. Chez moi, si quelqu’un déplace une équerre de 2 cm, cela me perturbe, et je vais la replacer à 2 cm. Ça n’a aucun intérêt, c’est dans ma construction d’artiste. Mais paradoxalement, je n’y habite plus. Ce lieu est tellement investi par les œuvres et le travail que je me refuse de le déranger avec mon linge sale. C’est comme un tableau, le toucher, c’est devoir le refaire, alors je le mets sous cloche. Et puis j’ai vraiment besoin que la boîte soit figée pour pouvoir construire le monde de demain, créer la nouvelle pièce. Ma fille vous dira aussi à quel point c’est un cauchemar d’y séjourner avec la peur constante d’endommager une œuvre en laissant échapper une goutte d’eau de la salle de bain… C’est un endroit précieux, qui exprime aussi l’idée de sauvegarde, comme un musée, une fondation.

 

Lorsqu’il a investi son bâtiment new yorkais, Donald Judd le voyait justement comme sa future « fondation »…

MATHIAS KISS:

La dernière fois que j’ai vu ma psy, je lui ai dit que j’avais l’impression de travailler dans une fondation. Elle m’a répondu : « Tiens ! Vous avez utilisé le mot « fondation », et c’est ce que vous n’avez pas eu quand vous étiez enfant ». C’est drôle comme on va toujours chercher dans ses carences et ses névroses, dans ce qui vous a manqué.

Dernière allusion à Donald Judd, après j’arrête : son installation était « permanente ». Une fois le dispositif idéal trouvé, on ne pouvait plus y toucher. Alors que ton lieu semble en perpétuel renouvellement.

MATHIAS KISS:

C’est comme un nuage qui passe dans le ciel à travers une fenêtre, je vois toujours celui qui arrive derrière. Alors j’ai besoin de m’aérer la tête en transformant mon lieu… Parfois, ni même ma femme ni mes proches n’ont le temps de voir passer mes expérimentations, une teinte murale par exemple, que je l’ai déjà recouverte. C’est un vrai laboratoire.

 

A l’image de ton « chef d’œuvre » achevé lors de tes années d’apprentissage chez les Compagnons, considères-tu cet endroit comme un nouveau chef d’œuvre ?

MATHIAS KISS:

Ah complètement. En retirant bien sûr le côté prétentieux ou ronflant de l’idée de chef d’œuvre, c’est une forme d’accomplissement. C’est même carrément l’évolution d’un seul et même métier qui commence dès l’âge où je devais poncer des murs. Seulement, dans ma façon de faire, j’étais moins dans le ponçage que dans le polissage, la sculpture ou la caresse d’un mur, la condition pour obtenir un bel effet de « flou » lors de la pose de la peinture. Le ponçage finalement, c’est apprendre à jouir des peines du quotidien : ce qu’on ne peut éviter, il faut savoir l’embrasser. Même en étant issu de l’échec scolaire, cette pratique constituait déjà pour moi le moyen d’exprimer autre chose. J’étais dans l’ambition de créer tout un univers.

 

En même temps, tu n’en es pas à ton premier lieu de vie/de création. Tu avais déjà transformé radicalement ton appartement privé rue du Faubourg Saint-Denis et puis ce grand studio situé Place des Vosges, des lieux « de style » qui tranchent avec cette ambiance de pavillon urbain.

MATHIAS KISS:

Il y a le bonbon et le papier bonbon. Là, on parle de la boîte. Mes choix de lieux reposent aussi sur le hasard, sur lequel je rebondis évidemment. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui j’y fais. Effectivement, je louais un petit appartement au Faubourg Saint-Denis dans une architecture 18e siècle noble et chargée. En partant de cette base néo-classique, je l’ai poussé dans un esprit kubrickien avec des corniches qui sortent des murs, qui montent et qui redescendent au sol. C’était une manière de lui tordre le cou tout en le magnifiant, mais surtout de le projeter au 21e siècle. Aujourd’hui, j’ai tourné la page de ce manifeste « 18e siècle » pour investir une architecture contemporaine. Oui, le carrelage était affreux et ça résonnait… Mais à la fois, il m’offrait une carte blanche avec un autre vocabulaire. Plus le lieu est beau, plus tu en es prisonnier, plus il est pauvre, plus tu peux l’habiller.

Dans ce lieu dans lequel tu te sens accompli, et puis, à travers cette installation « Watch you Burn » que tu présentes dans le white cube de ton atelier – et au sein de laquelle tu manifestes ton point de vue critique sur le monde -, on sent un discours plus détaché de ta pratique, qui a atteint une plus grande liberté dans l’expression de tes idées.

MATHIAS KISS:

Ce n’est pas forcément rattaché au lieu, mais c’est vrai que depuis que je suis ici, j’ai l’impression de prendre la parole. Avant j’étais surtout en réaction contre mes « pairs » (mais aussi mes « pères » parce que j’inclue le « daron » dans l’histoire). Issu de l’échec scolaire et face aux dogmes imposés par les Compagnons, j’étais en rébellion, alors je tordais le cou aux corniches, je froissais les miroirs. Heureusement, j’ai 52 ans, je me suis apaisé. Mais grâce à ces années de révolte, je me suis construit un vocabulaire avec lequel je m’exprime librement aujourd’hui.

 

Au bout de 3 ans de travaux et d’aménagements de ton atelier, l’installation « Watch you Burn » t’a aussi donné l’occasion d’inviter officiellement ta famille artistique…

MATHIAS KISS:

Effectivement, il est enfin terminé avec toutes mes œuvres dedans. C’est comme si je montais sur scène parce que je connaissais mon texte ! Alors qu’avant, je n‘étais pas prêt. C’était comme un rébus, il me manquait un dessin pour le terminer, et maintenant, je sais d’où je viens, je sais où je vais. Ce n’est pas facile pour un artiste de pouvoir se comprendre, de savoir pourquoi ce putain d’inconscient te dit de faire ci ou ça, pourquoi au lieu de faire du VTT le dimanche, tu repeins 14 fois tes murs. Moi, je ne conceptualise jamais avant. C’est après que j’y trouve le sens par rapport à ma démarche, mon enfance, mon parcours.

Dans une interview récente, tu citais des mentors comme Andrée Putman ou César. Des artistes dont le territoire est clairement assumé et identifiable par tous.

MATHIAS KISS:

C’est drôle, mon beau-fils, en voyant les dernières pièces réalisées pour la maison Christofle s’est dit : ça y est, c’est la marque Kiss ! Après la corniche, le trophée de la Ligue 1, mes formes sont désormais reconnaissables. Côté mentors, je pense surtout à Jean-Pierre Reynaud. Avec son utilisation du carrelage blanc, la matière la plus basique, la moins précieuse, la moins expressive qui soit, il en a fait une signature incroyable. Ça, c’est fort ! Et puis dans un autre registre, je me retrouve beaucoup dans la trajectoire du galeriste Kamel Mennour. Son père était peintre en bâtiment. Sa galerie est devenue l’une des plus respectées, mais il a toujours su garder cette approche démocratisante de son métier. C’est lui qui m’a décomplexé dans mon rapport à l’art en me permettant d’acquérir, à l’époque, une série des premiers polaroids d’Araki. En même temps, il me considérait comme l’un de ses premiers collectionneurs. J’attache beaucoup d’importance à l’intimité de ce lien.

 

Je rebondis justement sur ces deux réalisations : ta collection de bougeoirs pour Christofle et le trophée pour la Ligue 1 de football. Ta patte résiderait aussi dans ta capacité à savoir concilier cultures « nobles » et « populaires ».

MATHIAS KISS:

Merci de l’avoir compris. J’ai commencé comme peintre-ouvrier, puis comme artisan qui manipule des matières comme la feuille d’or. Paradoxalement, mon métier d’artiste a consisté à désacraliser les arts décoratifs. C’est passé par la création de corniches dorées qui « smurfent » dans tous les sens. J’aurais pu les peindre en jaune fluo, ça aurait été la même chose. Mon utilisation de la dorure cherche plutôt à libérer l’ouvrier qu’à revendiquer la maîtrise d’un art d’exception. Aujourd’hui, réaliser le trophée de la Ligue 1 est une manière d’offrir un rêve à tous les petits garçons qui, comme moi à l’époque, cherchaient un modèle et des symboles auxquels s’identifier.

Les personnes que tu as réunies lors ton vernissage de « Watch you burn » sont aussi, à travers leur métier, leur parcours, un panel représentatif du monde que tu t’es créé ?

MATHIAS KISS:

Oui c’est vrai, avec des univers complètement différents : des archis, des journalistes, des musiciens, des ouvriers. En tout cas, ce sont des gens gentils, doués et sensibles. On partage sans doute le même esprit, assez enfantin. Je pense qu’on est restés des enfants.

Avec cette capacité à pouvoir s’ouvrir à tous, je pense à des figures comme Nicolas Godin ou Joey Starr.

MATHIAS KISS:

Ce sont des boss pour moi, ça fait 30 ans qu’ils sont là. On vieillit, les générations passent, mais ils restent des références pour les jeunes. AIR, le groupe de Nicolas Godin, et plus largement la French Touch, correspondait à une musique très pointue à l’origine, que peu de gens connaissaient. Aujourd’hui c’est un classique qui clôture les Jeux Olympiques. Le groupe NTM, sans jamais vraiment rentrer dans le rang, est désormais ancré dans notre patrimoine et notre inconscient collectif. Dès le départ, je les ai vu comme des auteurs à part entière du paysage culturel français. J’avais même créé une plaque de rue indiquant : « Joey Starr, auteur-compositeur français », avec un texte-manifeste qui parlait de filiation avec Brassens ou Gainsbourg, sans mentionner ni le rap, ni le hip-hop.

Comme tu dis, on vieillit, les enfants grandissent… J’en profite pour aborder ton rapport à la transmission. Comme pour ton installation « Watch you burn », ton discours semble moins porté sur l’expérience de ton métier, et aborder des questions existentielles plus profondes ?

MATHIAS KISS:

Récemment, j’ai emmené mon fils sur un chantier de ciel en Thaïlande. Lui suit des études de philo à la Sorbonne. Coupé de notre quotidien, de notre culture, on a pu pleinement prendre conscience du lien entre le geste et le ciboulot. L’un apporte à l’autre. Peindre, c’est méditatif aussi, il y a un côté spirituel. Sans compter les liens avec les valeurs du sport, comme le goût de l’effort ou du résultat.

 

 

Actualité : 

Watch You Burn, du 13 février au 13 juin sur rendez-vous : mathiaskiss.com/work/exhibitions

 

 

Propos recueillis par David Herman

 

Photos : Mathieu Aubagnac

 

 

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