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08.12.2022 #art

Iván Argote

La construction des récits patrimoniaux porte bien son nom, c’est une construction

 « L’exposition au Centre Pompidou crée un lieu de rencontre pour ceux intéressés par le sujet de la décolonisation de l’espace public ».

Iván Argote, originaire de Colombie et représenté par la célèbre galerie Perrotin, était nominé cet automne 2022 au prestigieux Prix Marcel Duchamp. Arrivé en France à l’âge de 23 ans, Iván est aujourd’hui l’un des artistes les plus prometteurs de sa génération. Son oeuvre prolifique et multiforme mixant performance, vidéo, sculpture et peinture, interroge avec subtilité nos rapports à l’héritage, à l’espace public et aux récits patrimoniaux. De son oeil étranger, et affuté, il questionne nos sociétés européennes, les compare à la Colombie de son enfance, et plus tard aux Etats-Unis où il part travailler. Pour le Prix Marcel Duchamp, Iván Argote signe deux expositions, une au Centre Pompidou et une, faisant écho, à la galerie Perrotin, rue de Turenne dans le 3ème arrondissement de Paris. C’est là que nous le rencontrons, autour de ses oeuvres à la fois mélancoliques et futuristes. Avant-garde sur les sujets de décolonisation de l’espace public, Argote aborde ces sujets, aujourd’hui centraux à nos sociétés, avec douceur et justesse.

 

Comment es-tu arrivé en France ?

J’ai fait des études de cinéma et de graphisme en Colombie. Puis, à 23 ans, j’ai commencé à travailler dans une boîte de production en tant qu’assistant réalisateur. J’avais beaucoup de pression, beaucoup de gens à gérer et je me croyais déjà adulte.. et pourtant j’étais un bébé. En parallèle, j’ai intégré un salon d’artistes, et j’ai rapidement participé à une première exposition, sans avoir jamais vraiment fait d’études d’art. Pour cette première expérience, j’avais créé une oeuvre  faite de 7000 photographies, toutes petites. J’étais un peu maniaque à l’époque (rire).

Tu ne l’es plus?

Si toujours, mais je suis distrait, ce qui compense, je pense ! En tout cas à l’époque, j’ai gagné un prix qui consistait en un billet d’avion pour n’importe où dans le monde, et une petite boîte de peinture à l’huile, que j’ai gardée comme un symbole. Je me suis dit que j’allais profiter de ce billet pour partir étudier l’art. Au départ, je pensais aux Etats-Unis, mais je viens d’une famille assez engagée politiquement à gauche, et disons, qu’on n’aimait pas trop l’empire à l’époque (rire). La vraie raison c’est que je partais avec mes économies et je voulais apprendre le français, je me suis donc tourné vers Paris. Mon premier contact avec la France a été la Gare du Nord. C’était étonnant car je pensais arriver dans le « premier monde », dans une Europe propre, efficace, blanche.. et j’ai découvert la diversité de la ville de Paris que j’ai trouvé assez cool, je dois dire.

 

 

Comment as-tu rencontré Emmanuel Perrotin ?

J’ai rencontré Emmanuel en 2009. Je l’ai croisé dans un vernissage et je suis allé lui parler directement, je voulais qu’il jette un oeil à mon travail. Il m’a répondu honnêtement qu’il regardait rarement le travail des artistes encore étudiants. Mais j’ai quand même envoyé une bouteille à la mer en lui écrivant un mail. Je pense que ce qui l’a marqué, c’est mon approche très naturelle. Je suis colombien et les relations en Colombie sont moins codifiées qu’ici.  Il a aussi été impressionné, je pense, par mon apprentissage rapide du français, et il a donc finit par me rappeler pour me proposer de travailler ensemble. Doucement, au départ. Fin 2009, j’ai eu une première vraie exposition au Salon de Montrouge, puis à Miami. Je suis ensuite parti vivre à New York pour finalement rentrer ici et monter enfin mon atelier et mon équipe.

Tu es donc installé à Paris depuis..

16 ans déjà! Avec des périodes à l’étranger à Rome et à New York. Je travaille aussi sur de nombreux projets en Amérique latine. Cette partie de ma carrière était très active jusqu’au covid, moment où les institutions étaient comme partout, un peu bloquées. Je suis représenté dans une galerie à São Paolo avec laquelle nous allons reprendre des projets l’année prochaine, dont notamment la Biennale de Cuenca en Equateur. J’ai besoin de cette connexion avec l’Amérique latine, même si je vis ici.

 

 

Pourquoi, à ton avis, ton travail marche-t-il si bien en Amérique ?

Je pense que c’est lié à ma pratique artistique qui fonctionne bien là-bas. Mon travail est très politique et mélange les genres, en passant de la performance à la peinture, aux actions dans l’espace public. Je produis aussi des sculptures et des films qui traitent de sujets sociétaux assez vifs en Amérique latine et aux Etats-Unis. En Europe, ils sont encore un peu tus. Ils existent dans la société, mais les institutions d’Etat sont encore très frileuses à l’idée de prendre ces sujets à bras le corps.

Tu trouves donc plus simple de produire aux Etats-Unis qu’en Europe?

Je ne sais pas si je dirais ça comme ça, mais disons que la discussion sur ces sujets de société est plus large aux Etats-Unis. Bien sur, il faut relativiser, les Etats-Unis ont Trump et son électorat, tout un monde que l’on oublie quand on vit dans les grandes villes. Mais dans ces villes, les débats sont vraiment ouverts dans l’espace public, on y parle par exemple plus ouvertement et largement des questions liées aux afro-américains et donc à l’immigration, à la question Queer ou aux enjeux de décolonisation. Ces sujets semblent avoir été intégrés et digérés depuis plus longtemps, et notamment au niveau du marché de l’art. Il est possible aujourd’hui, de les aborder sans en être exclus, et ce sont même ces oeuvres qui fonctionnent, avec une vraie reconnaissance par les galeries, les collectionneurs et l’art public. En Europe, parler de ces sujets, c’est parfois encore risquer sa carrière. Ou, du moins, se confronter à des arguments assez conservateurs.

Tous ces sujets, que tu abordes dans ton travail depuis le début sont aujourd’hui pris à bras le corps par une nouvelle génération d’artistes, qui les aborde parfois avec émotion, ou de manière plus violente que toi. Est-ce que cela crée de nouvelles discussions autour de toi ? Ou un nouveau regard sur ton travail? 

Cela fait effectivement très longtemps que je travaille sur ces questions, notamment celle de la décolonisation de l’espace public et de l’héritage colonial. Je ne donnais au départ pas de nom spécifique car je voulais parler autant de ce qui se passe dans l’espace public que dans l’âme individuelle. « Comment est-ce que l’on a construit cette acceptation du passé, intérieurement ? » En découle notre rapport intérieur à la domination. Nous vivons dans une société de domination, au niveau des Etats et des empires, mais aussi au niveau individuel dans une logique persistante de classe. Je vois donc d’un bon oeil que les choses bougent. Les jeunes artistes sont en plein coeur de ces sujets, au point d’être parfois à fleur de peau. Etonnamment, j’ai eu de nombreuses invitations en tant… qu’expert (rire). Comme mon travail s’est fait connaître autour de ces questions, il paraît peut être naturel de faire appel à moi, et je trouve ça plutôt chouette. En tous cas, je n’ai pas l’impression d’avoir été mis de côté, ni l’impression d’être au centre du débat. Et j’aime cette position.

C’est une conversation qui te vient naturellement ?

Oui c’est naturel, mais j’apprends aussi de nouvelles choses. La confluence autour de ces sujets vient de tous les domaines, de la musique, des sciences humaines, de la politique et même de l’économie. Elle m’a permis de rencontrer des gens qui travaillent aussi sur ces sujets, et de créer avec eux une discussion nouvelle et collective.  

 

 

Qui sont ces personnalités avec qui tu discutes ? On m’a soufflé à l’oreille le nom de Seumboy… 

Il y a Françoise Vergès, Seumboy, qui est youtubeur et créateur de la chaîne Histoires Crépues, ou Hélène Cixous, qui est écrivaine.  Avec l’exposition pour le Prix Marcel Duchamp, j’ai voulu créer des dialogues.  C’est une belle reconnaissance en tant qu’étranger mais surtout une opportunité incroyable d’avoir une salle en plein centre de Paris, dans une institution majeure comme le Centre Pompidou. J’ai donc voulu créer un projet important et unique pour cette salle en particulier, un vrai programme autour de l’exposition, qui consiste en une trilogie de films documentant trois oeuvres, une à Madrid, une à Rome et une à Paris, chacune autour de trois monuments nationaux.

En quoi consiste le programme ?

J’ai proposé au Centre Pompidou de monter un programme de conférences autour de l’oeuvre physique. La complexité du prix Marcel Duchamp est que les nominés sont quatre artistes qui n’ont souvent rien à voir les uns avec les autres, ce qui rend le travail curatorial compliqué. J’ai donc conçu un programme uniquement pour ma salle en finançant trois différents « talks ». Un premier avec Françoise Vergès et Seumboy et un second avec deux écrivain.e.s Laura Nsafou et Michael Roch. Pour le troisième, j’ai littéralement soulevé des montagnes pour faire venir deux représentants de communautés indigènes colombiennes qui ont réussi à faire enlever une statue d’un conquistador installée au sommet d’une pyramide indienne. J’aime l’idée de montrer cet exemple en plein coeur de Paris. Les colombiens parlent du sujet avec une telle douceur, une telle sagesse, ils sont même venus harmoniser les énergies du musée. C’est une manière détournée de parler des sujets discutés en ce moment même dans la société française et la salle de Pompidou a donc permis de créer un lieu de rencontre pour les personnes intéressées par ces sujets.

Nous sommes ici à la galerie Perrotin, comment as-tu construit cette exposition qui semble faire écho à celle de Pompidou? 

Je présente ici le projet sur lequel j’ai travaillé à la Villa Médicis, quand j’étais en résidence à Rome. Un des films commence par une anecdote sur mon arrivée à Paris. Je me suis vu proposer de dormir dans le même lit qu’un certain Thierry… sombre histoire, mais qui m’a finalement permis de vivre chez un ami de la famille, lui aussi artiste, et qui m’a tout de suite emmené au Louvre. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, je venais d’arriver à Paris et c’était la première fois que je sortais de Colombie. J’étais donc très naïf. La première chose que je me suis demandée, c’est : « Comment ont-il réussi à amener tout ça ici ? ». Pourquoi tous ces objets se retrouvent au centre de Paris, alors qu’en Colombie, on a du mal à rassembler notre patrimoine national dans un seul musée.  Et j’ai donc découvert que tout était conservé dans de grands musées comme celui-ci. J’ai eu la même réaction en voyant l’obélisque sur la place de la Concorde: en trouver un ici semble normal à tous les passants, mais en arrivant de Colombie, c’est pour le moins étonnant.

 

 

L’obélisque est considérée aujourd’hui comme une oeuvre urbaine dont on ne questionne plus réellement l’usage…

« Qu’est-ce que ça veut dire, concrètement d’avoir une obélisque sur la place de la Concorde ? Quel est l’usage que l’on en fait ? » Et je me suis rendu compte qu’on l’avait récemment rénové pour le défilé du 14 juillet, pour qu’il soit en bon état pour .. Le défilé militaire, ce qui fait qu’il reste en fait dans une certaine logique militariste, de domination et de pouvoir. Comme il l’était d’ailleurs au temps des pharaons, un symbole de force, très phallique.

Comment as-tu abordé la ville de Rome? C’est une des villes avec le plus d’obélisques dans le monde et la ville de la contemplation du passé par excellence…

Les romains ont effectivement été parmi les premiers à ramener des obélisques à Rome. Avec Auguste, d’abord, puis avec la papauté et les Médicis. Bref, la France a finalement suivi le mouvement, avec celui de la Concorde. Rome est aujourd’hui une ville étonnante, dans laquelle les couches, les époques, les arts se mélangent dans un tout finalement assez maladroit. J’aime bien voir la maladresse du pouvoir, quand chacun veut ajouter quelque chose à ce qui s’était fait avant. En arrivant à Rome, je voulais travailler et réfléchir ce sujet, et on m’a donné le bel atelier d’Ingres à la Villa Médicis. C’est un lieu magnifique mais difficile d’accès pour faire de la sculpture car c’est tout en haut d’une colline. 

 

C’est pour ça que tu as recommencé à peindre en 2 dimensions, en grand format ? 

Oui, j’ai décidé de reprendre le travail en 2D que j’avais un peu laissé de côté. Je savais déjà que j’allais faire deux expositions en simultané avec le Prix et je voulais vraiment travailler autour d’une spéculation sur un futur lointain. C’est comme ça que j’ai pensé l’exposition, en réfléchissant un monde tel qu’il sera peut-être dans quelques milliers d’années, quand l’Humanité n’existera plus. Cette approche m’aide à prendre du recul sur des sujets comme l’urgence écologique. On ne sait jamais où vont finir les choses. Les obélisques ne sont pas en Egypte, elles sont ici. Les ruines, dans mes oeuvres, deviennent des paysages roses, doux et bucoliques qui transmettent une sorte de mélancolie de la disparition humaine. Le végétal commence à reprendre du terrain, et le film présenté est drôle. Il met en scène des pigeons du futur qui vivent dans des villes dystopiques, et essaient de se rappeler ce qu’étaient les hommes.

Tu aimes travailler la fiction ?  

La figure du pigeon est marginale, mal aimée. Et oui, l’exposition est une fiction. Les films présentés à Pompidou sont aussi des science-fictions du présent. Comme une fausse menace. C’est ce que j’ai fait avec une statue de Gallieni installée près des Invalides. C’est un homme qui a théorisé la « Politique des races » à mettre en place dans les colonies. Sa statue est portée par quatre femmes, quatre continents dominés. Nous avons travaillé avec Françoise Vergès, sur la simulation du retrait de la statue. Aux Etats-Unis, de nombreuses statues bougent, on en parle sur CNN, sur les médias. Ici, c’est rarement le cas. On s’est donc tous déguisés en ouvriers, on a loué une grue que l’on a placé sans autorisation aux Invalides et on a simulé le retrait de la statue à l’aide d’effets spéciaux. Ensuite, on a collaboré avec le magazine Regards pour faire un faux article qui parlait de l’évènement, comme un article du futur. Etonnamment, il a été plutôt bien reçu, jusqu’à ce que  l’extrême droite s’en empare. Cela a donc fait une fausse polémique..

Est-ce qu’une telle intervention aurait été reçue différemment aux Etats-Unis ?

Je pense qu’il y aurait eu plus de relais médiatique. Finalement, tout s’est très rapidement éteint. J’ai été contacté par plusieurs médias, mais il y a eu peu de débat public. Le but était de lancer une conversation politique, qui n’a pas vraiment eu lieu. L’Europe se définit beaucoup par son patrimoine. Alors que l’idée même de patrimoine est souvent inventée. En Angleterre, on parle de l’arbre sous lequel Newton aurait ramassé la pomme et inventé les bases de la physique.  C’était plus un ouï-dire inventé quelques 30 années après sa mort qu’une vérité absolue. J’ai voulu faire un film sur cette manière dont on construit ces récits patrimoniaux, à l’aide d’arrangements obscurs. La construction des récits porte bien son nom, c’est une construction. Aux Etats-Unis, l’histoire est plus jeune et c’est donc moins difficile d’en parler ou de transformer l’espace public, qui est moins sacralisé. En Europe, l’opinion publique est scandalisée quand on retire une statue… d’une personne dont elle ne connaît en réalité même pas l’histoire. Il existe en Europe une certaine idée du patrimoine. Ce que j’essaie de faire, avec mon travail, c’est d’adresser ce sujet, de manière détournée et surtout, sans jugement.

Propos recueillis par Pauline Marie Malier

Photos : Jean Picon

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