Lutz Huelle
On ne peut être créateur de mode sans aimer les gens
« Il est bon pour le moral comme pour la créativité de s’éloigner parfois de cet aspect mercantile de la mode ».
En 2000, Lutz Huelle lance sa marque éponyme. Depuis, il ne s’arrête pas. Enseignement, consulting, et récemment invité à concevoir une collection chez AZ Factory, le plus parisien des designers allemands avoue s’épanouir dans cette multitude grisante. Et ce qui frappe en le rencontrant, c’est que ce surhomme est en réalité d’un naturel sans pareil. Ouvert, souriant, Lutz Huelle respire la bienveillance – et le professionnalisme. Peu étonnant, donc, que Jean-Pierre Greff, directeur de la prestigieuse HEAD-Genève l’ait choisi comme Responsable du département Bachelor et Master ‘Design, Mode, Bijou et Accessoires’. Nous le rencontrons juste après le défilé de fin d’études de ses étudiants, quelque part dans les méandres du Cube, au centre du campus genevois. L’occasion de parler d’éducation, de transmission mais surtout, de ce que cela veut dire d’enseigner le design en 2022. Car l’enseignement révèle, en creux, ce que seront les valeurs de la mode de demain.
Il y a une très bonne ambiance ici, non ?
Oui tout à fait. Cela fait quatorze mois que je suis ici. Et on peut dire que l’ambiance est très bienveillante.
Cela se ressent de l’extérieur. Plusieurs des membres du jury parlaient tout à l’heure de l’importance de rendre l’industrie de la mode moins… hostile.
Je n’ai vraiment jamais compris pourquoi la mode avait cette tendance… C’est un métier absolument génial, très humain et qui croise de nombreux savoir-faire. On fait beaucoup de choses, on travaille tous ensemble. Tous les éléments sont réunis pour que ce soit un métier positif. D’ailleurs, quand on aime la mode, on aime la bienveillance, non ? Comment habiller les gens, sans les aimer ?
L’impact est d’autant plus fort quand on travaille avec des jeunes, comme tu le fais aujourd’hui. Tu as monté ta marque il y a déjà une vingtaine d’années, tu as aussi gagné, à deux reprises, le prix de l’ANDAM, qu’est-ce que cela fait de passer de l’autre côté, entre guillemets ?
J’ai toujours travaillé dans des écoles, car j’aime sortir de ce que j’appelle mon « train-train » de créateur. En tant que designer, on travaille constamment, il faut sortir les collections les unes après les autres. Il est bon pour le moral comme pour la créativité de sortir parfois de cet aspect mercantile de la mode. J’aime l’idée de quitter mon bureau, d’aller ailleurs, de voir d’autres choses. Je fais aussi beaucoup de consulting pour les autres marques, j’aime faire toutes ces choses différentes, qui me permettent de prendre du recul sur mon propre travail. Je pense que si j’étais constamment à mon bureau, je deviendrais fou. J’ai fait aussi des jurys dans les écoles, à la Saint-Martins, ou j’ai étudié. Pendant la crise du Covid, la HEAD m’a contacté pour savoir si je souhaitais postuler à ce poste. J’avais déjà eu l’occasion de venir à plusieurs reprises, et j’avais adoré les gens.. donc j’ai accepté !
Très suisses, très sympathiques ?
Ce qui est intéressant en Suisse, c’est que tout est très démocratique, politiquement, mais pas que. Les gens s’écoutent, ils se parlent, dans les réunions ils lèvent la main pour répondre aux questions ou pour dire quelque chose.
Cette année, les délibérations se sont faites dans le calme. L’an dernier, c’était plus chaotique.
C’est vrai. Tout dépend des gens et des années, certaines personnes ont des avis très tranchés. Moi je préfère quand on peut discuter. Un jury, ce n’est pas un seul avis, c’est un groupe de personnes qui doit se mettre d’accord sur quelque chose. C’est parfois complexe quand on est pas du même avis, mais à la fin, c’est le groupe qui décide.
Est-ce que cette effusion intellectuelle que tu expérimentes au quotidien t’inspire dans ta création personnelle ? Comment fait-on pour enseigner d’un côté, et créer de l’autre ?
Tu sais, quand tu fais quelque chose pendant plus de 20 ans, tu comprends ta pratique et tu la maîtrises. L’expérience arrive au fur et à mesure, et quand les étudiants me posent des questions, je me dis souvent « Tiens, moi aussi je pensais comme ça il y a 20 ans ». Du coup je sais quoi leur répondre, car je sais comment les choses se sont passées pour moi. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime ce travail. J’ai eu beaucoup d’expériences différentes, j’ai monté ma propre marque, j’ai travaillé dans des grandes maisons et dans des écoles, je peux parler de ces expériences avec du recul.
Et ils apprécient, c’est sur.
Je l’espère.
Comment est-ce que tu approches ton travail à la HEAD ?
Je n’y pense pas vraiment. J’ai une équipe absolument géniale sur place, qui me facilite grandement le travail. Je suis à mi-temps ici, sur place deux jours par semaine. Le reste du temps, je suis à Paris. Mais je suis en constant contact avec la personne qui gère ici, on se parle tous les jours. C’est très agréable. Si ce n’était pas le cas, je ne serai pas resté.
Je sais que tu t’intéresses beaucoup aux tissus, que tu choisis avec grand soin. La production de textile est très polluante, et le choix du tissu est donc particulièrement important. Comment est-ce que tu conseilles les élèves là-dessus ? Comment est-ce qu’on leur transmet cet amour du tissu ?
Je ne pars jamais de mon travail car je pense que chaque étudiant doit trouver son univers personnel. Il doit explorer ce qu’il aime, lui. C’est de son univers que découle le choix du tissu. On parle beaucoup aujourd’hui de « sustainability », mais je refuse de faire la morale aux élèves, s’ils souhaitent utiliser du plastique par exemple. Il faut, bien sûr, leur dire que certains tissus ont plus d’impact sur l’environnement que d’autres, mais c’est ensuite à eux de faire leur choix. Ce serait très injuste d’interdire des choses quand nos générations ont fait ce qu’elles voulaient pendant plus de vingt ans. Cette idée va encore plus loin que ça. Je me refuse d’apporter un jugement personnel sur le travail de mes étudiants. Quand il y a quelque chose à dire, je le dis, je peux aussi les pousser dans une direction plutôt qu’une autre, mais après, c’est à eux de décider ce qu’ils souhaitent faire. Chaque étudiant doit sortir de la HEAD avec son univers, son message, en sachant ce qu’il souhaite faire. Et toujours, être à l’aise avec ce qu’ils disent.
Cela se ressent d’ailleurs dans les collections, toutes très engagées.
Oui, c’est ce que j’aime beaucoup ici, le fonctionnement n’est pas très scolaire. Les professeurs n’arrivent pas en disant, « ça tu enlèves, ça tu enlèves ». Ils posent la question : « Que veux-tu dire avec cette pièce ? », « Qui allez-vous habiller ? » L’important est qu’il y ait de la cohérence. Loin de nous l’idée d’être directeurs artistiques de leurs collections. Ce serait d’ailleurs très injuste.
Garder cette objectivité n’est pas toujours simple, il y a forcément des choses qui ne me plaisent pas esthétiquement. Mais la seule chose que je puisse dire, c’est quand je considère que le travail n’est pas abouti. Si je refais les choses derrière eux, ils n’apprennent pas, c’est à eux de trouver les clés de leur propre travail.
Observer les choses de manière extérieure, avec objectivité n’est pas toujours simple, c’est pour cela que je parlais de textile et de patronage, car ce sont des savoirs plus objectifs que l’esthétique. L’expérience amène le recul ?
Oui l’expérience amène le recul, mais avoir un avis sur le travail d’autrui est toujours compliqué. J’ai un avis sur mon propre travail, car j’ai le droit de l’avoir. Pour les étudiants, c’est différent, j’ai un avis mais ce n’est pas à moi de leur imposer. C’est à eux de trouver leur propre schéma. Aujourd’hui les jeunes ne veulent plus qu’on leur disent que « c’est nul », ils veulent qu’on leur parle de manière constructive.
Comment faire un choix dans un jury ?
On lève la main et chacun s’exprime sur ses préférences. C’est très démocratique. Et ce sont tous des gens que j’adore.
C’est toi qui choisi les jurys ?
Oui, ce sont des amis, des gens avec qui je travaille ou dont j’ai entendu parler. Tout ce que je veux, c’est qu’il y ait une bienveillance et une positivité. Mais encore une fois, sans bienveillance, je pense qu’on n’accepte pas de faire un jury.
Sinon côté Lutz Huelle, qu’en est-il ? Tu as fais AZ Factory récemment..
J’ai toujours aimé faire beaucoup de choses à la fois. J’ai du mal à rester dans un seul endroit. Donc pour moi, ce n’est pas un problème de travailler sur plusieurs projets en simultané, au contraire. Le 14 novembre, on fait une exposition à la Fondation Ricard, avec Wolfgang Tillmans et Alexandra Bircken. C’est une exposition à trois, avec une petite partie de chacun de nous. Nous avons été invité par la curatrice Claire Le Restif.
Propos recueillis par Pauline Marie Malier
Photos : Jean Picon