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20.11.2018 #art

Philippe Rahm

L’architecture post-critique

Au fond, l’architecture n’est que l’art de concevoir des climats

Philippe Rahm est un architecte suisse, diplômé de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne en 1993. Son agence «Philippe Rahm architectes» est installée depuis 2008 à Paris. En étendant le champ de l’architecture du physiologique au météorologique, son travail a acquis une audience internationale dans le contexte du développement durable. En 2011, il est lauréat avec Catherine Mosbach & Ricky Liu du concours international pour le Parc Central de Taichung et en 2017, avec Nicolas Dorval-Bory, du concours de l’aménagement de l’Agora de La Maison de la Radio (Radio-France) à Paris. Depuis 2010, il est régulièrement invité comme professeur dans les universités américaines de Princeton, Harvard, Columbia, ou à Cornell en 2019. Son travail a été exposé dans de nombreux musées comme le Guggenheim de New-York ou le Centre Pompidou à Paris et lors de biennales d’architecture, entre autres à Venise en 2002 et 2008 ou aux biennales de Séoul et Chicago en 2017. Ses livres les plus récents sont « Constructed atmospheres » en 2014 et « Form follows Climate » en 2017, parus en Italie. À l’occasion de la nomination de Philippe Rahm en tant que « Chevalier de l’Ordre du Mérite Culturel » par Albert II, Prince Souverain de Monaco, nous avons rencontré l’architecte suisse lors de la cérémonie qui a eu lieu le 18 novembre 2018 au Palais Princier où Caroline de Monaco, Princesse de Hanovre, lui a remis ses insignes.

Philippe Rahm, vous êtes suisse, votre bureau d’architecture est à Paris, vous enseignez aux États-Unis et vous recevez aujourd’hui cette distinction de Monaco. Quel est votre lien avec la principauté ?

J’ai été pendant 10 ans membre du Conseil Artistique du Prix International d’art contemporain de la Fondation Prince Pierre de Monaco. Nous avons récompensé des artistes comme Saâdane Afif, Candice Breitz ou Guido van der Werve. C’est un monde que je connais bien. J’ai noué depuis de nombreuses années de fortes relations avec le monde de l’art contemporain qui a souvent montré mon travail et m’a donné la liberté d’inventer mon propre langage architectural. Certains artistes m’ont par ailleurs commandé leur maison et leur atelier comme Fabrice Hyber ou Dominique Gonzalez-Foerster dont je suis très proche.

Pourriez-vous nous parler de votre projet à Taïwan dont la construction s’achève cet automne?

C’est le nouveau Parc Central de la ville de Taichung à Taïwan. Il fait 70 hectares, presque trois fois plus grand que le parc de la Villette à Paris. La spécificité du parc, en plus de réguler les eaux de pluie et de prévenir les risques d’inondation, est de baser ses formes  sur le climat en définissant, selon les mouvements du vent, de la chaleur, de l’humidité de l’air et de la pollution, des milieux plus confortables, moins chauds, moins humides et moins polluées. Taïwan est dans un climat subtropical, chaud et humide et les gens passent beaucoup de temps dans l’air conditionné des intérieurs. L’ambition de notre parc est de redonner le plein air aux habitants. En particulier, nous avons inventé un jardin météorologique qui rafraîchit selon différents principes physiques et sensuels. Par évaporation en créant des nuages ; par convection en soufflant des jets d’air refroidi en sous-sol par géothermie ; par radiation en filtrant les ondes les plus chaudes de la lumière du soleil. Le parc contient également une vingtaine de bâtiments dont le Climatorium qui est un musée du changement climatique. Dedans, on trouve notamment trois pièces reproduisant des climats particuliers en temps réel, celui de la montagne de Taïwan, plus frais, celui d’un jour plus sec, un 21 novembre taïwanais qui se répète perpétuellement, et un temps uchronique, comme si le réchauffement climatique n’existait pas ni la pollution industrielle, c’est à dire que dans cette pièce, il fera toujours plus frais de 1,5°Celsius par rapport au dehors et l’air y sera sans pollution aux particules fines.

Pourquoi le climat est-il si important dans votre travail ?

Le chauffage des bâtiments émet près de 35 % des gaz à effet de serre responsable du réchauffement climatique. Nous, architectes, sommes donc en première ligne dans ce combat écologique. Au fond, l’architecture n’est que l’art de concevoir des climats. En réalité, nous avons besoin de l’architecture uniquement pour construire des climats plus habitables et favorables à l’homme. Plus sec quand il pleut, plus chaud quand il fait froid, plus frais dans les canicules. Je crois que revenir à cette mission fondamentale de l’architecture permet de revenir aux choses essentielles, à un rapport plus simple et sensuel au monde et inventer en même temps une nouvelle forme de beauté, un nouvel art décoratif propre à notre époque que j’appelle parfois le « Style Anthropocène ».

Vous pensez qu’on puisse parler d’un nouvel art décoratif ?

Oui, aujourd’hui, on doit par exemple isoler thermiquement les bâtiments pour éviter les déperditions d’énergie. Cette isolation thermique, de 20 cm d’épaisseur, en laine de roche, de chanvre ou en PET recyclé, que l’on place contre les murs, c’est finalement un nouveau genre de tapisserie ou de tenture. Elle a le même rôle que les tapisseries du Moyen-Âge, mais en plus performant. On pense habituellement à ces nouveaux éléments  de construction, issus des nouvelles règlementations thermiques, comme des éléments techniques. Mais en réalité, pourquoi ne pas les prendre positivement comme le moteur d’une nouvelle esthétique ? Et inventer un art décoratif d’aujourd’hui qui viendrait après les styles modernes et postmodernes du XXème siècle.

Pourquoi votre bureau est-il basé en France ?

Au départ pour être avec la femme que j’aime. Mais je suis aussi profondément attaché aux valeurs de la France du XVIIIème siècle, celles des Lumières tout autant qu’à la pensée critique des années 1980. Mon travail est objectif dans ses moyens, scientifique, analytique dans ses méthodes, très XVIIIème siècle, très Antoine Lavoisier. Mais il est aussi post-moderne dans ses fins, c’est à dire qu’il propose toujours au final une diversité d’atmosphères, une variété d’ambiances, des gradations qui laissent à la subjectivité de chacun le dernier mot. C’est pour moi la définition du post-critique, la nouvelle tendance de la philosophie contemporaine: être objectif dans les moyens, subjectif dans les fins. Dans ce sens, mon architecture est post-critique.

Interview : Say Who

Portrait : © Giulio Boem

Photos courtesy Philippe Rahm architectes

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