Piu Piu
La bienveillance aux platines
« C’est notre responsabilité de normaliser la bienveillance »
DJ et animatrice radio engagée, Piu Piu copilote aussi le studio créatif Good Sisters. Passionnée de musique depuis toujours, elle a exploré les nuits de Paris et d’ailleurs derrière ses platines, observant son monde avec attention. Elle se fait aujourd’hui l’écho des luttes contre les discriminations sexistes et raciales à travers une série d’initiatives culturelles et sociales. Un combat qu’elle mène avec lucidité et bienveillance.
Comment ça va depuis le premier confinement ?
2020 a été hyper compliquée. On est dans un cycle où on fonce tête baissée et, d’un seul coup, tout s’arrête. Ça donne l’opportunité de prendre le temps de changer des choses, sans avoir peur de ce qu’on va perdre… puisqu’on n’a plus rien à perdre ! J’ai aussi eu des moments de paralysie, des soirs où je chialais en me demandant ce qui allait se passer. D’autant plus que dans mon milieu, on n’avait aucune visibilité. Notre seule certitude était que ça allait durer très longtemps. Ça, on l’a capté dès le début.
À quand remontent tes premières amours musicales ?
J’ai toujours été passionnée de musique. Je suis d’origine uruguayenne et mon père est musicien donc on écoutait beaucoup de musique d’Amérique du Sud, de la musique brésilienne, uruguayenne… Et puis très vite j’ai écouté les Beatles, Prince, beaucoup de jazz… Énormément de choses ! Pour moi, la musique, c’est le lieu de l’imaginaire.
À quel moment as-tu décidé de devenir DJ ?
Après mes études, j’ai commencé à travailler dans la mode. Je finissais toujours hyper tard, et en rentrant chez moi, je diggais énormément de musique. Et puis j’ai commencé à sortir très tôt. J’avais beaucoup d’amis musiciens et DJs. À un moment donné, je me suis dit que plutôt que de passer des nuits entières à chercher de la musique et à essayer de la comprendre, j’allais en faire mon métier. J’ai commencé à apprendre à mixer, avec l’aide de mon frère (le DJ Valentino Mora, ex-French Fries dans les années 2000, du crew CleckCleckBoom, ndlr) et ensuite, j’ai eu la chance de pouvoir commencer à jouer très vite. Je me souviens avoir pensé que si je ne quittais pas mon job, si je ne faisais pas le plongeon à 100%, ça resterait toujours un truc « à côté », et qu’il fallait absolument que je me donne cette chance pour ne pas laisser passer quelque chose d’important pour moi. Je ne voulais pas de cette sensation.
Tu es très active sur les réseaux sociaux dans la lutte contre les discriminations, et les questions féministes sont prépondérantes. Comment as-tu développé cette fibre militante ?
Depuis que je suis gamine, ce sont des choses qui m’interpellent. Je m’interrogeais sur ce que signifiait « être une femme ». Je voyais bien une différence dans la place sociale qui était accordée aux filles et aux garçons. Une fille et un garçon agissant de la même manière sont traités complètement différemment. Et puis je me suis intéressée à la cause des travailleurs•euses du sexe. Plus tard, j’ai découvert la littérature féministe et j’ai compris que le problème était énorme, systémique, ancien, et qu’il allait falloir se battre. D’autant plus que ces problématiques sont liées au racisme. J’ai grandi dans le XIIIème. C’est un environnement très mixte. Il y avait beaucoup de Black Bombers, c’était l’époque des groupes anti-racistes actifs… Aujourd’hui, on assiste clairement à une forme de banalisation du racisme. La libération de la parole a bénéficié à toutes les paroles ! On a grandi, particulièrement à Paris, avec le mythe que le racisme est l’apanage d’une poignée de vieux ayant vécu la colonisation. La réalité, c’est que le racisme est devenu banal, super commun.
Donc tu as créé une constellation de contre-forces ?
C’est vraiment venu par nécessité. J’essaie de sensibiliser les gens à travers mon activité de DJ, mes émissions de radio, mes podcasts, et en organisant des rencontres… Dans les années 2000 et surtout dans les années 2010, il y avait une espèce d’aura du « boys club », que d’ailleurs on ne remettait pas en question. On le vivait comme un truc cool, pas comme quelque chose d’excluant. Avec le recul, je me dis que c’est un peu fou d’avoir traversé toute la vingtaine avec ce prisme, cette idée que c’était cool et normal que des groupes de mecs occupent le devant de la scène. Il a fallu que je me demande comment je voulais me définir en tant qu’humain à travers tout ça.
Comment est né le projet Good Sisters?
Good Sisters est une agence de management image que j’ai lancée il y a un an et demi. On est entre le consulting, la direction artistique et l’accompagnement à long terme. On veut donner un vrai pouvoir aux femmes sur leur image et ce qu’elles représentent, que ce soit au niveau de la rémunération, des types de contrats, etc. Il y a encore énormément de choses à déconstruire. La place qu’on laisse à la parole des femmes que l’on expose pour leur image est vraiment à revoir. J’ai rencontré Alma Jodorowsky et on s’est super bien entendues. C’est la première artiste que j’ai signée dans l’agence. Juste après, Thaïs Klapisch m’a rejoint dans l’aventure. Elle a commencé à faire du management pour Crystal Murray. On pilote donc l’agence ensemble.
Donc vous œuvrez pour une plus grande inclusivité ?
Pas vraiment. Pour moi, l’inclusivité, c’est la base. Si une marque ou une campagne ne travaille pas avec une idée préexistante d’inclusivité, ça me met mal à l’aise. Il s’agit plutôt de mener une réflexion autour de questions d’identité et d’expression. Comment un•e artiste se donne la possibilité de s’exprimer ? Qu’est-ce qu’il•elle veut exprimer au-delà de son image ? Derrière le physique de telle femme, ou de telle personne non-binaire, il faut définir une parole, une représentation. On veut sortir de l’objectification pour aller vers l’empowerment, en gardant à l’esprit bien sûr qu’on reste dans un cadre capitaliste. On ne va pas du tout se dire féministes radicales, pour ce qui est de l’agence.
Penses-tu que les marques vont s’adosser à ce modèle ?
Je pense que tout le monde a à y gagner. Aujourd’hui, les gens ont besoin de s’identifier à des modèles. Les marques ont la responsabilité de donner à leurs égéries ou à leurs collaborateurs la place qu’ils méritent. Elles ont la responsabilité de ne pas leur couper la parole.
Par rapport aux féministes « première génération » qui regardent notre époque avec une certaine déception, où te situes-tu ? Certaines disent que la sororité est une illusion…
En fait, je suis partie du même constat qu’elles. Pousser les minorités à penser qu’elles doivent être en compétition fait précisément partie du système de domination. En fait, c’est à nous de réaliser que nous choisissons d’être en compétition. C’est notre responsabilité de ne plus l’être. C’est notre responsabilité de normaliser la bienveillance, de normaliser l’admiration gratuite d’une femme pour une autre.
Ce qui est étrange, c’est que ça ne soit pas spontané !
Je pense que le féminisme a pour sens profond de changer la définition du pouvoir et notre perception du pouvoir. Plutôt que de vouloir insérer de force trois femmes à une table de sept hommes, demandons-nous plutôt s’il est intéressant d’avoir une place là où le pouvoir existe déjà, alors même qu’on sait que ce pouvoir, tel qu’il existe aujourd’hui, est discriminant. Il me semble beaucoup plus intéressant de renoncer à son piédestal pour valoriser les autres. Prendre la meilleure personne pour faire çi, la meilleure personne pour faire ça, et leur donner vraiment leur chance, leur faire sentir qu’on les estime, qu’elles ont de la valeur, que la société a besoin d’elles•eux, sans chercher à avoir un ascendant… Tout à coup, le système social change !
Le but n’est donc pas la détention du pouvoir en tant que tel…
C’est ça, mais ça demande de tuer l’ego. C’est un travail intérieur. Que l’on soit homme ou femme, on a tous été éduqués avec une certaine vision du pouvoir et du succès, presque calquée sur les films de super héros. Le fameux mythe du self-made man… Il faut absolument déconstruire cette idée pour fonctionner différemment. Personne ne parle de self-made woman !
C’est quoi Safe Place ?
Je fais partie depuis un an demi de l’association Safe Place, montée par Thaïs et les autres membres du Gucci Gang il y a quatre ans. Je m’occupe de la programmation. On organise des talks et des workshops qui réunissent entre 200 et 400 personnes. On fait venir une sexologue disponible en consultation gratuite toute la journée. On espère rétablir un rythme mensuel dès le mois de juin. On a aussi lancé un Youth Program qui intervient dans des centres sociaux et dans des collèges pour discuter avec les adolescents des questions de consentement, des rapports hommes-femmes, etc. On travaille avec deux associations dans le XXème, La Vingtième Chaise et Feu vert, avec un groupe de filles et un groupe de garçons.
Il y a une génération d’écart entre vous et les autres fondatrices de Safe Place. En fin de compte, vous n’avez pas grandi dans la même société. Quel regard portes-tu sur cette nouvelle génération ?
On fait justement très attention à ne pas se comporter avec un ascendant du fait de notre âge. Thaïs n’est pas ma « petite sœur ». On existe en parallèle. Les filles ont monté Safe Place à 17 ans. Elles ont réalisé, juste avant #MeToo, que la plupart des filles qu’elles connaissaient avaient subi des agressions sexuelles mais n’en parlaient pas. C’est pour ça qu’elles ont monté cette plateforme. Cette toute jeune génération a un éveil sur le monde, une conscience et une volonté de remettre en question l’ordre établi. À l’inverse, je pense que nous, les trentenaires, on avait plus de mal à s’autoriser à changer le statu quo. Les plus jeunes se sont donné cette incroyable possibilité, en tant que génération, de dire « je n’accepte pas, je vais changer les choses ».
Qu’est-ce que vous rêvez de faire quand le monde rouvre ?
Danser ! Ça me manque terriblement d’écouter de la musique très très fort et de danser. Et puis mixer ! J’aime les gens. Je ne veux pas mixer en streaming, je trouve ça complètement déprimant. Et ça tombe très bien car on prépare plein de surprises pendant l’été et à la rentrée avec Andy 4000 (la programmatrice musicale de Good Sisters, ndlr), notamment une stage à Peacock Society !
Interview: Marie Cheynel
Portrait: Jean Picon