fbpx
07.02.2023 #art

Mathilde Denize

Plasticienne intuitive

 « Je ne veux pas d’une technicité parfaite, manufacturée. Je veux que l’on puisse sentir la main, l’histoire d’un trait ou d’une griffure »

Une peintre frustrée. Ainsi se définit, avec ironie, Mathilde Denize, quand elle raconte les prémices de sa carrière artistique. Et pourtant, c’est bien cette incapacité première à saisir la peinture qui fera d’elle l’artiste qu’elle est aujourd’hui. Car c’est en laissant derrière elle les carcans de la technique et en cédant enfin à la tentation de l’intuition, que la jeune femme découvre son identité artistique. Non pas simplement celle d’une peintre, mais celle d’une artiste plasticienne à part entière. Venant du cinéma et formée aux Beaux-Arts, Mathilde Denize éloigne la peinture du châssis et l’utilise pour créer des figures, des performances et des films construisant petit-à-petit un univers artistique en constant mouvement, sans cloisonnement entre les disciplines. Et c’est ce qui fait l’originalité et le caractère unique de son oeuvre sensible et, étonnamment, organisée. Nous rencontrons Mathilde à l’occasion du vernissage de sa nouvelle exposition Never Ending Story présentée à la galerie Perrotin, rue de Turenne. 

 

Qui es-tu ? 

Je suis Mathilde Denize, peintre et par la force des choses, plasticienne puisque mon travail prend aujourd’hui différentes formes plastiques. J’ai étudié le cinéma avant d’intégrer les Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Djamel Tatah et toute ma cinquième année, j’ai travaillé la peinture figurative de manière acharnée mais sans grande réussite malheureusement. En parallèle de mes études, j’ai travaillé comme peintre sur des films, loin donc de l’univers des Beaux-Arts.

Comment as-tu recentré ton travail sur la peinture ?

En sortant de l’école, mon réseau dans le cinéma m’a permis d’intégrer un atelier à Saint-Ouen et s’est posée la question de quoi faire des toiles réalisées pendant mes années d’études. En les déroulant, je me suis rendue compte que je souhaitais en garder certaines parties pour les réutiliser autrement. C’est à ce moment-là qu’a commencé le jeu du collage. D’abord de façon très simple en 2D avec des figures assez naïves puis de manière plus construite avec la Vénus-maillot de bain. Cela a donné lieu à des pièces inspirées de formes vestimentaires conçues avec des bouts de mes toiles, et plutôt que de les faire défiler, j’ai préféré les utiliser comme des bas-reliefs. De là a découlé le jeu avec l’espace et la 3D qui définit aujourd’hui ma pratique : il ne s’agit plus seulement de faire des collages mais d’intégrer le corps dans la peinture en travaillant avec des performeurs. Ce rapport particulier à l’oeuvre découle donc de cette désaffection de la peinture et de cette incapacité à me satisfaire de la matière première. 

Ta pratique pourrait-elle s’apparenter à de « l’upcycling artistique » ?

Je ne sais pas si on peut vraiment parler d’upcycling car elles n’ont pas d’usage. Ce sont des toiles qui prennent des formes disproportionnées, en dehors du cadre du vêtement classique et qui font partie intégrante de mon univers artistique.

Pourrais-tu envisager ton travail en lien avec le design textile ? Qui est généralement mal accepté dans l’art contemporain, d’ailleurs. 

Je le définirais plutôt comme des figures ou des enveloppes baroques. J’utilise cette forme « vestimentaire » pour désacraliser la peinture que j’ai trop longtemps mis sur un piédestal. Je m’en empare autrement en jouant avec. Je travaille de manière très sensible, en me basant sur le rapport que j’ai au monde. Les pièces que je réalise, qu’il s’agisse du maillot ou des costumes réalisés pour le film de la Villa (Médicis), sont d’ailleurs surréalistes. La poche intégrée dans une des mes oeuvres représente par exemple un espace intime, et la forme de vêtement permet aux performeurs de se glisser dans les oeuvres, un peu à la Méliès (Georges), de manière très frontale. Ce travail entre dans une réflexion plus large sur la mise en scène des objets. Mais attention, je n’aime pas dire trop de choses. Dès qu’il y a une intention trop forte de définir un genre ou une narration, cela me perturbe. La peinture est un prétexte pour poser une couleur et c’est pour cela que l’exposition présentée à la galerie Perrotin s’appelle Never Ending Story: tout dans mon travail est mouvant. Si les toiles ne sont pas achetées, je les re-découpe. Je pourrais revenir sans cesse sur les oeuvres. Elles ne sont donc jamais vraiment achevées.

Tu as déjà abordé à plusieurs reprises l’importance de la scénographie et de la place des objets. N’as-tu pas continuellement envie de changer les choses de place dans une exposition ?

J’aime jouer avec l’espace. Il détermine dans une certaine mesure où sont les choses et leur bonne place, mais c’est vrai que j’ai toujours la tentation de remplacer une peinture par une autre et de changer l’univers. 

Pourquoi as-tu appelé ton exposition précédente, Haute Peinture ?

Je voulais casser l’aspect trop sacré de la peinture avec ce jeu de mot évident avec Haute Couture. Je suis une peintre frustrée, au fond, et je trouvais drôle de tourner la pratique en dérision avec ce titre. 

Il semble pourtant que paradoxalement, ce soit cette frustration envers la peinture qui t’ait permis de trouver ton identité en tant qu’artiste.

Je trouve que la peinture a un côté très frontal qui peut être dur. Je suis plus joueuse, je tourne autour d’elle. 

Cela me fait penser à la figure de l’Oeuvre de Zola, une recherche vaine du Beau… 

Il y a en tous cas quelque chose qui touche au sacré, comme le chef d’oeuvre inconnu de Balzac, pour rester dans les métaphores littéraires. En tant que peintre, on peut vite tomber dans un abime de possibilités: on a envie que la peinture vienne à nous, qu’elle nous apparaisse. C’est une vision très romantique et très classique de la peinture qui tourne toujours autour du châssis et avec laquelle j’ai un peu de mal. J’essaie donc de m’en éloigner. 

Tu as intégré la Villa Médicis en 2020. Peux-tu me parler de ton expérience avec la ville de Rome ? Le changement de cadre t’a-t-il impacté en tant qu’artiste. 

Je suis passée d’un tout petit atelier à Saint-Ouen à un lieu magnifique avec vue à 360 degrés sur les hauteurs de Rome et du Vatican, donc le changement a été conséquent. J’ai aussi pu prendre des vraies habitudes d’atelier et avoir un confort matériel me permettant de me concentrer uniquement sur mes projets artistiques. J’allais acheter du jambon et je croisais un Caravage au passage, ce qui est quand même assez unique comme expérience. Pendant la pandémie, l’ambiance était particulière car nous étions confinés entre résidents dans un esprit de famille très fort. C’était un peu comme un Loft Story de l’art, où nous étions 16 critiques et artistes enfermés dans un château, et chaque jour nous apprenions les uns des autres. C’était une ambiance assez magique, mais à l’inverse d’Iván (Argote) qui était à ma place l’année d’après, il n’y a pas eu beaucoup de projets au cours de l’année, la Villa étant fermée au public. 

 

 

C’est un peu comme d’être dans une cage en or ?

La Villa Médicis est un vrai château dans une ville assez particulière. Je n’aime pas vraiment Rome, pour être honnête. C’est une ville dans laquelle la modernité n’est jamais vraiment arrivée. Nulle part en Italie d’ailleurs. Ce côté lisse de Rome est assez difficile à vivre, j’ai besoin que l’on me tape dans l’oeil pour être créative. Rome est une ville magique certes, mais fantôme. 

Sans dureté ? 

Il existe de la dureté mais elle est bien loin du centre-ville musée que l’on connaît tous. L’Italie est un pays particulier, plein de contradictions, avec des tendances parfois racistes et homophobes. En tant que jeune – artiste – on s’ennuie vite. Il n’y pas de structures et les Beaux-Arts sont très fermés. Les artistes romains s’organisent comme nous tous, en groupe, car ils ont besoin de créer des lieux et des identités communes, mais il y a peu de public, donc la pensée n’est pas là. Quand on n’a pas l’occasion d’exposer, la production ne suit pas derrière. Pourtant, paradoxalement, la jeunesse italienne est très politisée. Rappelons qu’il y a 40 ans, il y avait encore dans les rues, seringues et brigades rouges (mouvement terroriste d’extrême gauche). Ce mouvement a disparu, mais sont restées les princesses et le Vatican. Bref, la ville de Rome peut apparaitre un peu sclérosée pour les artistes. 

Tu as quand même réalisé un film là-bas ?

Oui un objet de sept minutes environ. L’envie de faire un film est née de mes études de cinéma et surtout de la découverte, il y une quinzaine d’années du cinéaste Serguei Paradjanov et de son film Sayat Nova. M’en inspirant, j’ai voulu développer un projet qui se rapprocherait de sa mise en scène extrêmement complète, à la croisée de la peinture, de la scénographie théâtrale, du cinéma et de la théâtralité de l’exposition. Le film parle d’un rêve éveillé et aborde mon rapport à la peinture, à la représentation figurative et mon impossibilité de saisir le monde. J’ai travaillé avec un processus assez similaire à celui que j’utilise en peinture. 

Tu présentes aujourd’hui une exposition intitulée Never Ending Story à la galerie Perrotin Paris. Le texte l’illustrant a été écrit par Olivier Saillard, historien de la mode. Pourquoi ce choix ?

Olivier est venu à Rome pour présenter sa performance avec Tilda Swinton et j’ai pu assister à une interview qu’il a donné ensuite. Ce que j’ai apprécié, c’est moins son rapport au vêtement que sa manière de parler et de raconter les choses. Il voit le monde avec une délicatesse toute particulière et a produit un texte très démocratique dans lequel je me retrouve beaucoup. Tout le monde peut l’apprécier et le comprendre.

Il peut y avoir un vrai élitisme des mots, notamment en art contemporain et le texte d’Olivier Saillard est effectivement accessible, tout en étant très sensible. 

Olivier a une façon particulière de parler de ce que peut raconter un vêtement posé sur une chaise ou sur un porte-manteau. Quand nous lui avons proposé d’écrire le texte, nous avons discuté pendant près d’une heure, notamment sur le costume dans le film en le liant à la mise en scène des personnages. J’aime l’idée d’être toujours en tension dans l’approche artistique, d’être toujours à la lisière. Car si l’on regarde de près, mon travail n’est pas technique. Je ne veux pas d’une technicité parfaite, manufacturée. Je veux que l’on puisse sentir la main, l’histoire d’un trait ou d’une griffure. 

Mais si tout est amené à bouger, ne trouves-tu pas le principe d’une exposition white cube enfermant ?

Si mais c’est le jeu pour pouvoir me payer un atelier (rire) ! En vérité, c’est évident que le white cube (une exposition dans une salle classique aux murs blanc) enlève un côté romantique, mais s’habituer à la contrainte de l’espace et à l’échéance donne aussi une force au travail. Cela permet d’avancer. Les contraintes ne sont pas toujours enfermantes, elles nous emmènent souvent dans des endroits inattendus. 

Avec Never Ending Story par exemple ?

L’exposition ici est une histoire sans fin. Never Ending Story, c’est parler de ce processus perpétuel qui autorise à revenir sur les oeuvres. L’équipe Perrotin a beaucoup aimé les petites peintures qui trainaient dans mon atelier, et cela m’a donné confiance pour revenir à la peinture sur châssis. Cette fois-ci cependant, j’ai décidé de travailler avec des contraintes en laissant de côté l’huile pour utiliser plutôt des rebus de peintures qu’une amie me fournit. Je ne choisis donc pas les couleurs. Avant, je dessinais un fond sur lequel je venais poser une figure que je remplissais ensuite. Cette fois, j’ai inversé le processus en me laissant aller à l’idée que la transparence aller faire apparaitre un objet. Je laisse venir la couleur, c’est très intuitif. J’ai aussi fait évoluer les pièces cousues en allant plus loin dans l’abstraction pour qu’elles ressemblent vraiment à des costumes. J’ai utilisé une fois encore des toiles décousues trouvées dans mon atelier. Je ne le raconte pas trop, mais je peins quotidiennement, il y a donc beaucoup de matière disponible à l’atelier.

 

Pourquoi tu ne le racontes pas ?

Je ne le raconte pas car ce ne sont pas forcément des toiles sur châssis ayant vocation à être des oeuvres. Ce sont des matières que je fais sur le sol ou par terre de manière libre. 

L’art n’est pas que ton métier, c’est aussi ta passion. On demande beaucoup de légitimité technique pour peindre en France, ce qui peut parfois bloquer les processus créatifs. 

On raconte trop souvent que l’art est technique, mais il suffit d’un pinceau pour peindre. Il est vrai qu’il existe un classicisme très français avec les Beaux-Arts. La Villa Médicis avait par exemple était rachetée par Louis XIV pour envoyer les peintres français copier l’art italien et le ramener à la cour de Versailles. C’était d’un académisme fou. Et aujourd’hui, il y a un retour à la peinture figurative et à quelque chose de très sage. 

Tu penses que la peinture figurative est forcément sage ?

Il y a effectivement des oeuvres qui abordent des thèmes contemporains, comme la sexualité, de manière plus osée. Plus que sage, je dirai qu’elle est narrative. Il y a une vingtaine d’années, il était très ringard de faire du figuratif, aujourd’hui c’est le mot d’ordre.

Sur cette exposition, tu n’as pas souhaité faire de performance ?

Non, j’en ai déjà fait et c’est compliqué. Pour moi, une performance doit être parfaite pour fonctionner, avec beaucoup de moyens et de temps. Je serai plus intéressée à l’idée de travailler une vraie mise-en-scène avec une distanciation. La performance peut parfois prendre en otage le spectateur, même si c’est un beau geste.

 

Quels sont tes projets, après cette exposition ?

Une exposition collective au FRAC de Dunkerque et une carte blanche avec Exhibition Magazine. Artistiquement, j’essaie une nouvelle piste qui est de mélanger ces peintures cousues à celles sur châssis, en les posant comme une couverture. Ce sont toujours des gestes au hasard et des jeux de mise-en-abîme. Je ne sais pas encore si ce sera intéressant, mais je déplace toujours les choses, comme à mon habitude. 

Dirais-tu que tu es quelqu’un d’organisé ? 

Je suis quelqu’un de très organisé, figures toi ! D’ailleurs, le fait de déplacer souvent les choses est un trait de caractère des maniaques. Les personnes désordonnées, elles, ne touchent à rien. Je pense d’ailleurs que Francis Bacon ne bougeait rien du tout dans son atelier. Les ateliers disent beaucoup des artistes, au fond. 

 

Propos recueillis par Pauline Marie Malier

Photos: Jean Picon

More Interviews
Tout voir