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17.12.2020 #mode

Johanna Senyk

Portraits of a Decade

Les Françoise, ce sont les nanas qu’on adore, qui traversent au feu rouge, qui garent leur bagnole au milieu du trottoir, qui fument dans l’ascenseur

Entre Johanna Senyk et Say Who, c’est une histoire qui dure depuis dix ans. Amie de la première heure, la créatrice est devenu au cours de cette décennie folle l’un des visages marquants de la mode parisienne. On la connaissait notamment pour Wanda Nylon qui lui a valu le Grand Prix de l’ANDAM en 2016. Depuis près de deux ans, Johanna retourne à ses premières amours avec Françoise, sa marque flambant neuve issue de sa passion pour le vêtement et pour “les femmes qui ont de la gouaille”. Françoise la Française (à ne pas confondre avec la Parisienne), c’est aussi les bonnes copines de Johanna, comme Noémie Lenoir ou Audrey Marnay qui l’incarnent à la perfection et avec envie. Totalement autodidacte, Johanna a fait de ses amitiés le point d’ancrage de son processus créatif guidé par un seul mot d’ordre: la passion.

Qu’est-ce qui définit le style Françoise ?

Les Françoise, ce sont les nanas qu’on adore, qui traversent au feu rouge, qui garent leur bagnole au milieu du trottoir, qui fument dans l’ascenseur. Tout mon truc, c’est d’avoir une image hyper claire, et si tu regardes les vêtements, c’est du jamais vu: des jeans en lamé, avec des formes particulières, avec des galons d’hommes. J’aime bien cette esthétique fin 1970-1980 quand les femmes se préparaient et sortaient. C’est comme s’il y avait eu un retour à la pudeur après la fin des années 1970: on ne peut plus montrer ses seins ni fumer ou bronzer parce que c’est mauvais pour la santé, ni parler trop fort… Toute cette mouvance m’angoisse. C’est là-dedans aussi que je me retrouve en tant que femme. J’aime les filles qui ont un peu de gouaille et qui font les choses à leur manière, et je n’ai pas forcément envie qu’on vienne chez Françoise pour s’acheter un caractère. La femme Françoise a déjà du caractère. Ça ne m’intéresse pas de déguiser les gens.

Quand t’es-tu lancée dans ce nouveau projet ?

Ça fait maintenant plus d’un an. J’ai regardé comment ça fonctionnait avant de communiquer, et on a vraiment mis le turbo la saison dernière, donc c’est tout neuf ! Désormais il y a une ligne, “First”, entièrement recyclée qui représente 50% des collections. Mon challenge cette année a été le digital. Non pas que ce soit une solution à tout mais ce sera un défi d’expliquer comment vendre de la pièce unique sur Internet. Notamment sur les gros e-shops comme Matchesfashion qui me distribuent. Il y a toute une préparation, visuelle ou dans l’expérience d’achat, qui va être nouvelle pour moi.

Noémie Lenoir pour Françoise, printemps-été 2021

Au départ, Françoise c’était une ligne de sacs ?

La personne qui fait tous les sacs pour des marques comme Bottega Veneta m’a présentée à l’usine italienne avec laquelle je travaille aujourd’hui. Au départ, on s’est dit qu’on allait commencer par développer les sacs, et puis il s’est passé un truc hallucinant. J’arrive à l’usine qui était censée simplement me distribuer, et je me rends compte que la femme qui est à sa tête était le bras droit de Margiela. L’usine est tenue en grande majorité par des femmes, il n’y a que deux mecs, l’un à la compta, l’autre au ménage ! Je me suis sentie tout de suite chez moi. Coup de foudre. C’est assez jouissif de travailler avec eux parce que ce sont les fabricants de Chanel, de Valentino… La production est de très haute qualité, ce que je ne retrouve pas en France. Les Italiens ont réussi à industrialiser le savoir-faire familial. On a eu un gros coup de cœur, et j’ai désormais une licence avec eux. On a commencé par faire quatre ou cinq silhouettes, et ça s’est transformé en un mini dressing. Puis on a dressé une liste de vingt points de vente que l’on espérait vraiment obtenir, et on les a tous eu ! On a alors enclenché la machine.

Tu as un studio à Paris ?

Je dessine d’ici et toute mon équipe est en Italie : les modélistes, les couturiers, même les commerciaux. On a un showroom à Milan, un autre à New York, et je vais développer mon bureau ici à Paris même si je n’en ai pas nécessairement besoin. J’ai juste envie de structurer différemment et de créer des synergies avec les gens. C’est une façon de m’approprier un endroit, un espace, et de travailler ensemble. 

On te connaissait déjà avec Wanda Nylon. Est-ce que tu travailles aujourd’hui avec les personnes qui t’entouraient sur ce projet-là ?

Non, ce n’est plus du tout la même chose. Je suis très contente d’avoir fait Wanda Nylon parce que j’y ai appris à être sur tous les fronts. Aujourd’hui lorsque tu es designer, ce n’est plus comme dans les années 1980 où tout roule et les gens viennent à toi. Désormais tu dois être un chef d’orchestre et savoir gérer le marketing, la finance, les ressources humaines, le bureau des larmes ! Avant, j’avais tout sous les yeux et je passais honnêtement 5% de ma journée à dessiner et faire les choses pour lesquelles je suis douée. Aujourd’hui, ce que je fais c’est proposer, créer, dessiner, créer les volumes, des imprimés, choisir les couleurs, des vidéos, du contenu. C’est ce que je sais faire. Et je n’ai jamais été aussi heureuse, parce que je suis dans un cadre où je peux utiliser mes facultés. Mais si je n’avais pas fait Wanda Nylon, je n’aurais pas les opportunités que j’ai aujourd’hui. Et je peux aussi facilement toquer à une porte et réussir à créer des collaborations. 

Françoise, automne-hiver 2020

D’où t’est venu le nom Françoise ?

J’ai l’impression que ça a toujours été là, tout comme le comme le logo. Quand Laurent Fetis me l’a montré, ça a été une évidence. Je me suis demandée ce que pourrait être le nom d’une marque française… Françoise ! Il y a toujours une Françoise dans une famille ! Françoise Sagan, Françoise Giroud, Françoise Dorléac… Je trouve aussi ça un peu vieux et trop prétentieux de donner son nom à une maison, en tout cas ce n’est pas mon truc. Moi, j’aime bien les concepts. Je me suis demandée ce que je pouvais apporter de plus, et c’était mon goût “français”. Je suis partie sur des bases très Seventies mais qui ne sont pas du tout rétro dans le traitement de produit. Dans quelque chose d’ultra féminin. J’ai l’impression qu’on a longtemps associé le style féminin à une femme assexuée, un peu chic et intellectuelle, avec des parents architectes et qui a lu tout de Beauvoir. Et puis il y a une mouvance très sexy, mais qui est toujours un point de vue d’hommes. Finalement des marques à l’esthétique cool, sophistiquée et sexy à travers la main d’une femme, il n’y en a pas des masses. 

Françoise la Française, ça doit bien marcher à l’étranger !

C’est vrai, mais à ne pas confondre avec la Parisienne ! En vérité, la Parisienne c’est un concept qui vient de province. La Parisienne est comme moi : elle est par définition d’adoption. Même si je l’aime énormément, elle ne m’éclate pas créativement, et franchement elle n’a pas besoin de moi. La Française, elle va de la cagole à la fille d’Alsace. Chaque saison, je me demande où va Françoise par rapport aux thèmes de mes collections. Comme cette année elle ne peut pas bouger, je l’imagine rester à Saint-Tropez. Ça se matérialise par du gros Vichy rose, du macramé, des marinières… 

Il y a aussi quelque chose de très Seventies dans tes collections.

Pas tant que ça, en réalité. Mon œil va forcément aller vers des choses plus anciennes pour pouvoir travailler de façon nouvelle. Je ne suis plus du tout dans une approche “futuriste” ou streetwear. Ce que je veux mettre en avant, c’est vraiment l’argument qualitatif. Je voyage beaucoup, et je me suis rendue compte que finalement, de tous les vêtements que je garde dans ma penderie depuis des années, il y a vingt pièces qui ont tenu sur la durée. J’essaie de créer des choses que l’on peut garder dans le temps, à la fois en matière de style et de façon. Ce qui est intéressant, c’est de créer un équilibre.

Noémie Lenoir pour Françoise, Printemps-été 2021

L’approche éco-responsable est-elle présente depuis le début ?

Depuis quelques saisons, et c’est désormais 50% de la collection. J’ai photographié quelques pièces sur mon amie Noémie Lenoir. Par exemple, des chutes de tissu récupérées dans des stocks non utilisés, des gros grains qui viennent des métiers d’art, des doublures faites avec des chutes de foulard. En définitive, je propose à un prix moins cher des pièces uniques, responsables et qualitatives. J’invente des systèmes de design, et c’est ça qui m’intéresse.

Est-ce que tu as des femmes en tête pour incarner Françoise ?

Noémie Lenoir, qui est ma meilleure amie d’enfance. On a même été coloc, on se connaît depuis 23 ans ! Mon amie Audrey Marnay aussi. Je suis très contente de travailler avec mes copines. On a grandi ensemble. J’ai toujours fait des vêtements pour mes copines, et maintenant que je peux les mettre en avant, je le fais ! J’ai commencé la mode par la direction de casting avec Maïda Grégori, l’une des plus grandes directrices de casting au monde à l’époque. J’ai commencé par être assistante de casting sur un défilé couture d’Alexander McQueen, c’était un de mes premiers boulots et je m’en souviendrai toujours. Quand j’ai commencé Wanda Nylon, je continuais à travailler dans le casting pour financer le projet, et je travaillais notamment pour The Row, la marque de Mary-Kate et Ashley Olsen. J’étais quatre fois par an à New York, et à Londres aussi pour J.W. Anderson. Au tout début, je travaillais au Festival d’Hyères, j’y suis devenue très amie avec Anthony Vaccarello, on a commencé à lancer sa marque ensemble, à stocker ses machines chez moi. Et on est toujours très amis aujourd’hui. Ce ne sont pas des choses que je mets en avant pour ma carrière, même si on suit toujours nos parcours respectifs.

Say Who fête aujourd’hui ses 10 ans, et tu as été là depuis le début. Qu’est-ce qui fait pour toi la particularité de la scène culturelle parisienne ?

Je crois que Paris est un peu comme une niche où les créatifs des milieux culturels se regroupent et travaillent ensemble. On ne voit pas forcément ça à Berlin ou à Londres, où les gens restent dans leur propre milieu, la musique, le théâtre, etc. À Paris, il y a ce mélange culturel qui permet de couvrir un large spectre de propositions artistiques. Ça, c’est vraiment parisien. Pour prendre un exemple, je n’aurais jamais pensé au début de ma carrière que j’allais travailler avec des potes qui font de la vidéo, du son, mais aujourd’hui tout se recroise. Les talents se mélangent et sont complémentaires, pour s’exprimer d’une même voix.

Quel a été pour toi l’événement le plus marquant de ces dix dernières années?

Mon premier événement au Ritz, une soirée Dior ! Nan Goldin avait visiblement fait des photos de moi toute la soirée. Elle les a ensuite exposées au Musée d’Art Moderne de Montréal. J’ai des amis qui sont allés voir l’exposition et qui m’ont dit “il y a une énorme photo de toi !”. Je ne voulais pas les signer avec mon nom, donc j’ai mis “Jo Anna”. Ces photos, je ne les ai jamais vues ! Je me souviens de cette soirée-là, on avait bien déliré… 

Ton repaire au cours de ces dix ans ?

J’ai connu les Bains Douches, Hubert Boukobza, le Baron… Je me souviendrai aussi toujours de ma rencontre avec Lily McMenamy, que je connais depuis qu’elle est toute petite, elle avait seulement six ans ! Je me souviens d’elle, les cheveux hyper longs disant que sa boisson était “trop tiède”. J’ai adoré. J’ai eu une vraie vie de nuit. Il y a aussi eu La Johnson, dont j’ai trouvé le nom avec Lionel Bensemoun et André Saraiva lors d’un week-end à Cabourg, on logeait chez la mère de Lionel! C’était pour le premier Festival du Film de Cabourg. Je suis montée sur scène pour récupérer un prix que personne ne venait chercher, et je suis repartie avec mon Swann d’Or ! Personne ne savait qui j’étais !

La personnalité de la décennie pour toi ?

Pour moi, Virginie Despentes si l’on reste en France. Je la trouve extrêmement juste, sa liberté artistique, sa manière de voir la politique. Je trouve qu’elle nous représente très bien.

Pour toi, c’est quoi Say Who ?

Des amis qui ont grandi. J’ai entendu parler de Say Who au tout début, avant que le projet naisse. Sur les toutes premières photos, je suis probablement derrière en train de dormir sur un canapé ! Ce sont des potes qui aiment des potes et qui les suivent dans ce qu’ils font. En bref, une affaire de famille. 

Interview: Maxime Der Nahabédian

Portraits: Jean Picon

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