Jeanne Vicérial
Présente son exposition « Armors » à la Galerie Templon
‘Je n’ai jamais de vision exacte de la pièce qui va naître, c’est quelque chose d’hyper instinctif’
Jeanne Vicerial a créé pour la Galerie Templon une exposition envoûtante de sculptures textiles figuratives. Intitulée « Armors », l’exposition joue sur la double ambigüité de l’amour et de l’armure. Réalisées minutieusement à partir de kilomètres de fils, ces sculptures en noir et blanc, parfois rehaussées de touches de fil rose, évoquent des gisants et des statues debout. Certaines œuvres sont parsemées de fleurs séchées – roses, pivoines… – qui semblent venir de l’intérieur du corps ; l’artiste appelle celles-ci des Vénus ouvertes. Multisensorielles, toutes les sculptures dégagent aussi un parfum.
Née en 1991, Jeanne Vicerial est arrivée dans le monde de l’art visuel en ayant suivi un parcours des plus singuliers. Elle a d’abord suivi des études de costumière puis un master en design vêtement pour finir par une thèse de doctorat en sciences, arts, création et recherche à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs. Grâce à un partenariat avec l’École des Mines, elle a mis au point un procédé robotique permettant de produire des vêtements sur mesure et sans chute.
Un stage chez le styliste Hussein Chalayan l’a poussée à expérimenter davantage. Elle a fondé un studio de recherche et de création, Clinique Vestimentaire, développant une réflexion autour du corps et du vêtement. Lors d’une résidence à la Villa Médicis, elle s’est tournée vers les sculptures vestimentaires en s’inspirant de ses travaux sur les tissages musculaires textiles.
L’exposition chez Templon est sa troisième en France, après celles aux Magasins Généraux de Pantin et à la basilique Saint-Denis. Pour cette dernière, au mois de décembre 2022, elle a proposé une relecture des figures sculptées des gisants de la nécropole des rois et des reines de France.
Quelles sont vos références ou vos influences ?
Plutôt anciennes, je dirais. Madame Grès et tout ce qui s’est passé dans les années 1980 et 1990 avec l’École belge, Margiela, etc. Il y avait une exposition en particulier, « La Mécanique des dessous », qui explorait les artifices utilisés par les femmes et les hommes, du XIVe siècle à nos jours pour dessiner leur silhouette au Musée des Arts Décoratifs, en 2013, qui m’a beaucoup marquée.
Vous êtes la toute première docteur en design de mode. Pourquoi avoir fait ce doctorat ?
À cause de mes formations en couture et en fashion design. J’ai commencé à penser que notre corps était un peu absent du processus de création de vêtements et je me suis intéressée aux muscles avec des textiles pour faire des sortes de vêtements sur mesure anatomiques. C’est pendant cette période que j’ai créé la machine « prêt-à-mesure ».
Comment s’est opérée la transition vers les arts plastiques pendant votre résidence à la Villa Médicis en 2019-2020 ?
Je me suis portée candidate à la Villa Médicis pour une résidence d’un an où je pourrais retrouver une pratique quotidienne. J’ai eu la chance d’être acceptée, mais là-dessus est arrivé le Covid. Je me suis donc isolée là-bas. Je voulais surtout étudier la sculpture masculine et faire des vêtements. Mais les hommes, dans la sculpture, étaient très musclés, avec des armures. La façon dont les femmes étaient représentées, c’était plutôt comme des Vénus de Milo. J’ai tout de suite eu envie de leur faire des armures. Un jour, j’étais sur un échafaudage pour travailler sur une immense sculpture et je me suis demandé pourquoi je ne ferais pas de la sculpture avec mes techniques pour aborder justement de tout ce dont je parle dans ma thèse, de la mode, etc. Là, il y a eu comme une rupture. J’ai arrêté de faire des vêtements pour me tourner vers la sculpture textile.
La Villa Médicis vous présente comme couturière, inventrice, designer, chercheuse et artiste. Mais vous, comment vous voyez-vous ?
C’est selon le projet. Je ne me définis pas trop, mais le fait d’être vue comme sculptrice me va bien, car on peut sculpter ce qu’on veut.
Lors de votre résidence à la Villa Médicis, vous vous êtes lancée dans un projet, « Quarantaine vestimentaire », qui consistait à vous faire photographier quotidiennement couverte de fleurs. Pouvez-vous nous en parler ?
C’est directement lié au Covid. J’étais coincée dans ce parc magnifique, avec des fleurs partout. Les jardiniers avaient quitté la Villa Médicis, mais ils m’avaient autorisée à cueillir des fleurs – ce qui aurait été impossible en temps normal – et je me suis alors dit que j’allais confectionner un vêtement par jour avec des fleurs. C’était comme une collection Printemps/Été, mais confinée. Comme je ne pouvais travailler sur d’autres corps à cause de la distanciation sociale, j’ai opté pour des autoportraits. La seule trace qui reste sont les photos réalisées par Leslie Moquin. Depuis, je travaille toujours avec des fleurs, ce qui amène de la couleur dans mon travail.
L’exposition chez Daniel Templon est arrivée comment ?
J’ai rencontré Daniel Templon à Rome, à ma première exposition à la Villa Médicis et puis on s’est revu à mon exposition aux Magasins Généraux, à Pantin. À partir de là, on a préparé l’exposition à Templon Bruxelles, en 2022, et ensuite « Armors », à Paris.
Vous avez déjà travaillé sur des gisants pour votre exposition dans la basilique Saint-Denis.
Le point de départ, c’est vraiment des études de corps de femmes en anatomie allongée. Mais là-dessus est venue se greffer toute une question sur la parole de l’homme sur le corps de la femme. Et ça donnait envie de découvrir la nécropole de la basilique Saint-Denis qui reste un lieu où le patriarcat est très présent dans l’histoire de l’église. Je voulais voir quelles histoires les gisantes pourraient raconter.
Pouvez-vous nous parler du double sens du titre de l’exposition, « Armors » ?
Pour moi, c’est à la fois quelque chose de l’ordre du dévoilement, de l’ordre du sentimental. Tout le monde connaît des histoires d’amour, des choses qui font extrêmement mal. Ces sculptures ne sont faites qu’avec des fils. Si on les touche, elles sont extrêmement fragiles. Quand on les regarde, on ne sait jamais si on est à l’intérieur d’elles ou à l’extérieur. C’est comme si on regardait à l’intérieur, la sensation d’être face à des sortes de radiographies portatives. »
Vous avez appelé des sculptures des guerrières. Elles sont en guerre contre quoi ?
Ce sont des guerrières, mais elles ne se battent pas contre quelque chose. Elles ont juste relevé la tête, elles sont armées pour être mieux préparées pour avancer vers le futur. Elles sont bienveillantes mais elles protègent quelque chose, peut-être leur histoire de la féminité. Pour moi, ce sont juste des personnes endormies, et les pièces verticales, elles, sont déjà réveillées.
Pouvez-vous nous parler de votre processus créatif ?
Je fais d’abord des dessins, mais les pièces ne leur ressemblent jamais. C’est plutôt la matière qui va me guider. Comme travailler sur chaque pièce est très long, on entre dans un état de semi-conscience où on se laisse guider par les fils. La première pièce que j’ai réalisée était longue de 150 kilomètres de fil. Les grandes nécessitent beaucoup de temps, de l’ordre de 200 heures du travail. Pour les petites, il faut tout réduire et c’est beaucoup plus précis. On travaille à plusieurs à l’atelier mais celles-ci, les petites, je les ai faites presque toute seule. Je n’ai jamais de vision exacte de la pièce qui va naître ; c’est quelque chose d’hyper instinctif. »
Vous exposez aussi un robot qui entrelace des fils autour d’une structure sculpturale.
Le robot est dans mon travail depuis 2015. Toutes les pièces ont été faites à la main, mais parfois je passe le relais au robot sur une des pièces commencées manuellement. Cette exposition parle aussi de comment des techniques de couture peuvent avoir leur place dans le milieu de l’art.
Pourquoi cette prédilection pour le noir et le blanc dans vos sculptures ?
Ça me permet de jouer beaucoup sur pas mal de nuances en lumière, sur la façon dont elle se réfléchit. Les pièces blanches sont de plus en plus semblables à des bestiaires qui sont en train de s’hybrider avec les insectes. Elles sont toujours en état de mutation et n’ont pas tout à fait terminé leur vie.
Quel autre sens voulez-vous donner aux sculptures à travers les parfums ?
Je travaille avec le parfumeur Nicolas Beaulieu depuis pas mal de temps. On a créé deux parfums ensemble et on est en train d’en faire un troisième. Pour les pièces qui n’ont pas de fleurs, on a travaillé autour de la peau et du textile pour développer une senteur qui évoque le lavage du linge, la toilette d’un corps avec du savon. Pour les pièces avec des fleurs, on a opté pour une note de mimosa très forte, de l’état de bourgeon jusqu’à l’état de la fleur fanée – façon de sublimer la vie d’une femme. Il y a également toujours des pièces sonores dans mon travail. Une fois aussi, j’ai collaboré avec la cheffe du Camondo, Fanny Herpin, sur un « plat-oeuvre ». Pour moi, les cinq sens sont hyper importants.
Propos recueillis par Anna Sansom
Photos : Joseph Schiano di Lombo
“Jeanne Vicerial : Armors”, Galerie Templon, 28 rue du Grenier Saint-Lazare, 75003 Paris, jusqu’au 11 mars 2023. www.templon.com