Christoph Wiesner
Rencontre avec Christoph Wiesner, directeur des Rencontres d’Arles
Pour leur 55ème édition, les Rencontres de la photographie d’Arles, qui ont accueillis l’an dernier 145 000 visiteurs, dévoilent plus de 30 expositions. Sensible à l’état du monde, sa programmation parle ici de remous, d’esprit, de traces ou de mémoire. On y évoque également les sujets de traversées du territoires, d’épopées et de quêtes face à la tragédie de la condition humaine. On y met en avant des femmes photographes, l’archipel du Japon et l’on s’y interroge sur l’IA… Conversation avec Christoph Wiesner, directeur des Rencontres d’Arles depuis 2020.
« En ce moment, on parle beaucoup de ce qui est généré par l’IA, mais cela revient à des problématiques plus globales de comment lire une image »
Au sein de sujets tels que les déplacements, les migrations ou le regard sur l’autre – comme en témoigne la magnifique et très empathique exposition de Mary Ellen Mark – le vivre ensemble pourrait-il être le thème central dans ces Rencontres d’Arles ?
Christoph Wiesner :
Oui, peut-être… Concernant la photographe documentaire et portraitiste Mary Ellen Mark, il s’agit en effet de la première rétrospective mondiale de celle qui a principalement travaillé sur les gens déshéritées et la pauvreté de l’Amérique du Nord. Ce qui est passionnant dans son travail, que l’on a pu comparer à celui de Diane Arbus, est qu’elle traite de sujets très difficiles, mais en parallèle, a pu s’intéresser au milieu du cirque ou à celui des célébrités. Elle est aussi allée en Inde ou a réalisé une longue série sur les jumeaux… Elle avait réussi à maintenir une sorte d’équilibre entre ces deux champs très éloignés l’un de l’autre. Ce qui est également très touchant est qu’elle revenait photographier ses mêmes modèles durant plusieurs années. Ensuite, si on évoque la migration, Christina de Middel a réalisé une exposition sur cette thématique, en suivant les parcours de défavorisés du Mexique, traités comme des traversées héroïques. Elle en a construit un long opus, qui rend très courageux ses protagonistes, dont elle a pu suivre certains durant sept ans. Elle n’hésite pas à présenter leur misère absolue et accentuer la question de la survie en s’étant inspirée du Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne, pour la construction de son récit.
Justement, en parlant de temporalité longue, de nombreuses expositions parlent de la question de la fiction et de la narration. Cette confrontation entre le réel et l’imaginaire, qui est l’une des caractéristiques du médium de la photographie, a-t-elle été particulièrement travaillée cette année ?
Christoph Wiesner :
Cette question me fait penser à Ishuichi Miyako, lauréate du Prix Women In Motion 2024 qui est également exposée en solo show à la salle Henri-Comte. C’est une personnalité qui m’a énormément marqué et que nous avons tous pratiquement découvert cette année. La photographe part toujours d’éléments réels, pour finalement se rapprocher d’une histoire qui lui était éloignée, que cela soit Hiroshima – même si c’est un traumatisme pour tout le Japon – l’histoire de sa mère qu’elle aborde après son décès ou de Frida Kahlo… Il est intéressant de constater qu’à partir d’éléments concrets, elle crée un récit qui se révèle une nouvelle version. Elle a écrit qu’elle aimait passer sous la surface, ce qui signifie aller au-delà de l’apparence. C’est aussi édifiant dans ce rapport à ce que le statut d’image peut vouloir dire. En ce moment, on parle beaucoup de ce qui est généré par l’IA, mais cela revient à des problématiques plus globales de comment lire une image.
Comment regarder une image, quel que soit finalement le médium… qu’il soit de l’ordre du numérique ou de l’argentique ?
Christoph Wiesner :
Exactement, même si l’IA apporte en plus le rapport à une réalité fictionnelle que l’on veut faire passer pour du réel… Mais à la fin, se pose toujours la question de comment sommes-nous capables de décoder une image.
Vous, qui aviez auparavant travaillé dans des galeries d’art contemporain, avez-vous porté davantage d’attention à la photographie plasticienne ?
Christoph Wiesner :
Si l’on regarde l’ensemble de la programmation, nous n’avons pas tant de photographies plasticiennes que cela et Sophie Calle est l’une des seules dans le champ de l’art contemporain. Montrée aux cryptoportiques, elle utilise la photographie avec d’autres médiums ou objets, comme on peut le voir dans son exposition. Les clichés sont là pour raconter une histoire ou développer un sujet, à l’exemple de la série des Aveugles, qui ont été précédemment présentés mais qu’elle emmène encore plus loin. Puisque l’exposition est censée disparaître à la fin, dû à l’extrême fort taux d’humidité du lieu… Plus globalement dans notre programmation, le public verra cette année une sorte d’alchimie qui s’est créée entre les différentes propositions et apportent une grande cohérence. Nous avons notamment un focus sur le Japon, ponctué dans différents espaces de la ville.
Notamment avec les expositions Quelle joie de vous voir (photographes japonaises des années 1950 à nos jours), Répliques – 11/03/11 (des photographes japonaises et japonais face au cataclysme), les ama d’Uragushi Kusukasu ou encore Ishuichi Miyako dont nous avons précédemment parlé… pourquoi cette attention particulière à l’archipel nippon ?
Christoph Wiesner :
Il faut comprendre que les programmations d’un évènement comme le nôtre sont parfois construites des années en amont. Un projet comme celui sur les femmes photographes japonaises s’était échafaudé à la suite de recherches sur une histoire mondiale des femmes photographes, menées notamment par Pauline Vermar et Takeuchi Mariko, commissaires de l’exposition au Palais de l’Archevêché. Elles travaillaient sur un ouvrage qui a été publié aux Editions Textuel, puis a pris une dimension anglosaxonne avec Aperture, nous ayant d’ailleurs cette année aidé à produire l’exposition. Je rappelle ceci afin de faire comprendre que les projets se font sur un temps long, car nous attendons parfois de pouvoir en présenter certain ensemble ou par thématique, afin qu’ils aient davantage de poids.
Certaines de ses images, notamment sur les femmes japonaises, semblent très actuelles. Également dans ce rapport à la spiritualité ou à la mort, ces expositions apportent-elles un autre regard sur notre société occidentale ?
Christoph Wiesner :
Je ne sais pas…, en tous cas, elles nous font réfléchir à une forme de résilience. Ces photographes, hommes ou femmes, traitent de sujets auxquels nous pensons peu et d’un rapport différent à l’histoire. Le Japon est un pays qui est totalement sur une faille et la nécessité de la reconstruction y est quelque chose de perpétuel. Nous y ajoutons en plus la réflexion sur la reconstruction de personnes après les cataclysmes d’Hiroshima ou de Nagasaki. Alors, l’idée générale est peut-être bien de se demander : après l’impensable, comment repense-t-on la vie ? …
Propos recueillis par Marie Maertens
Photos : Michaël Huard