Xie Lei
Rencontre avec le lauréat 2025 du Prix Marcel Duchamp
« Ce que je recherche, c’est de faire entrer le spectateur dans un autre monde, lui donner l’impression de plonger et de participer au tableau. »
Né en 1983 à Huainan, en Chine, Xie Lei étudie d’abord à la Central Academy of Fine Arts à Pékin, puis s’installe à Paris en 2006 pour fréquenter l’École Nationale Supérieure des Beaux‑Arts de Paris. Désormais reconnu pour sa peinture sensible, ses silhouettes spectrales et ses atmosphères mystérieuses, il devient en octobre dernier le lauréat 2025 du prestigieux Prix Marcel Duchamp. Actuellement exposé au Musée d’Art Moderne, il nous parle de son travail et de ses inspirations.
En 2006, vous arrivez en France pour étudier aux Beaux-Arts, vous obtenez ensuite un doctorat, et maintenant, vous remportez le prestigieux prix Marcel Duchamp, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
XIE LEI :
C’est extraordinaire ! Je suis évidemment très heureux de cette reconnaissance, qui intervient en France où j’ai étudié et où j’ai choisi de m’établir.
Je suis très reconnaissant aux membres de l’ADIAF de m’avoir permis d’être nommé aux côtés de trois très bons artistes pour le Prix Marcel Duchamp 2025. L’exposition au Musée d’art moderne de Paris était déjà une belle opportunité, remporter le prix est un immense bonheur ! Le jury était composé de professionnels de premier plan, et savoir qu’ils ont distingué ma peinture m’honore.
Je sais que ce prix a aussi procuré une grande joie à tous ceux qui soutiennent mon travail, ma famille, mes amis, mes galeries, en particulier la galerie parisienne Semiose. Partager les joies ne fait que les décupler !

Pour l’occasion, vous avez présenté une série spéciale, faite de sept peintures saisissantes sur le thème de la chute libre. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce thème ?
XIE LEI :
La chute provient à l’origine d’une angoisse toute personnelle, une phobie de l’eau, du saut dans l’eau en particulier. J’ai lu beaucoup de choses quand je peignais ces tableaux, j’ai notamment relu Gaston Bachelard, sur le rêve et la chute, sur le rêve de tomber dans les abîmes. À propos de chute, il y a aussi le mythe d’Icare qui me fascine, les ailes fondues comme punition, etc. Mais j’imagine aussi dans ces chutes, une autre dimension plutôt imaginaire, lumineuse, plus douce, moins violente peut-être : une sorte de lévitation plutôt qu’une chute, mais néanmoins un peu inquiétante. D’une manière générale, c’est l’ambiguïté qui me parle.
Vos silhouettes semblent souvent se trouver dans un état de transition émotionnelle. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette zone d’instabilité ?
XIE LEI :
Dans un état « entre rêve et cauchemar » comme le faisait remarquer Neil MacGregor dans le long entretien que nous avons mené et qui a été publié par les éditions Semiose (Face à face, octobre 2025). Il y a une dizaine d’années, mon travail était considéré et décrit selon des termes oniriques. Pourtant, j’évite absolument que ma peinture soit une représentation de mes rêves. C’est plutôt le temps dilaté, ou au contraire qui se cristallise, qui m’intéresse. Le temps matérialisé dans l’action en cours, que la langue anglaise, avec sa forme conjuguée en -ing décrit très bien. Avec ce « en train de » – comme dans la peinture de Poussin, ou dans la tragédie – ce n’est pas la fin qui importe, c’est ce qui est en train de se passer. C’est le moment suspendu.

Vous travaillez souvent par cycles thématiques, en développant vos œuvres autour d’un mot, d’un concept ou d’une action. Où puisez-vous ces inspirations ?
XIE LEI :
Je peins d’imagination. Parfois, cela vient d’une image très banale, vue dans des journaux ou ailleurs. Parfois cela vient du cinéma, dont les images s’impriment puissamment dans mon imaginaire. Mais ce n’est que le point de départ, je me détourne par la suite des images d’origine. Parfois, ces figures sont moi-même, je me regarde dans le miroir, pour dessiner des silhouettes. Je remplis beaucoup de carnets avec des traces, illisibles et un peu brouillonnes. Ce qui m’intéresse, ce que je cherche, c’est la composition et la force de la ligne.
A l’inverse, comment savez-vous qu’une série est arrivée à son terme, qu’il est temps de passer à un autre champ de recherche ?
XIE LEI :
Je crois que ma peinture est une recherche continue, et cette recherche porte sur la forme. Cette question de forme en englobe d’autres : qu’est-ce que la peinture ? Que peut-on encore faire avec la peinture ? Quelle est la limite de la peinture ? Finalement, ces questions pourraient être poursuivies tout au long de ma vie, et je ne ferai que m’approcher de leur réponse !
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Vos peintures oscillent entre l’intime et l’universalité. Cet équilibre est-il volontaire ? Comment travaillez-vous cette tension ?
XIE LEI :
Absolument, on a d’ailleurs du mal à dire quel est le genre de mes figures. Elles sont humaines, voilà tout. C’est l’être humain, vivant, par excellence, qui m’intéresse. Dans mes peintures, il s’agit d’intimité, il s’agit de ce à quoi j’ai réfléchi, de ce que je vois, de ce que j’imagine aussi, de ce qui s’est déroulé dans le passé et qui s’est fixé dans ma mémoire. Tout cela est peut-être devenu une chimère de moi-même, un miroir de mes réflexions réunies toutes ensemble qui, une fois passées par la peinture, atteignent une dimension universelle. C’est là l’une des grandes qualités de la peinture, ce qui fait qu’elle est un medium indépassable, toujours actuel. En créant mon propre langage pictural, en réduisant la palette, en essayant d’utiliser le moins d’éléments possibles pour dire le plus de choses possibles, en creusant des dimensions poétiques à rebours de l’époque, je crois que c’est ainsi que mes sujets deviennent universels.
Vous représentez des silhouettes spectrales, presque non-identifiables tant leurs contours sont instables. Dans ce contexte, considérez-vous votre peinture comme figurative ?
XIE LEI :
Ma peinture hérite d’une combinaison de tradition occidentale et de tradition chinoise, et je crois que cela explique cette incertitude entre figuration et abstraction. Cela me convient très bien, je ne cherche pas à résoudre cette incertitude. La question que je me pose est : comment, à travers les mouvements peints dans mes tableaux, partager des sentiments et des sensations avec le spectateur ? Je crois que ce que je recherche est de faire entrer le spectateur dans un autre monde, lui donner l’impression de plonger et de participer au tableau.
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Cette exploration de l’instabilité se déclinait déjà aussi dans les expositions Mort heureuse (galerie Semiose), et Désarroi (galerie Sies + Höke). Quelle forme va-t-elle prendre dans votre exposition qui va s’ouvrir en juin 2026 au Musée Denys-Puech ?
XIE LEI :
La salle dans laquelle je vais exposer au Musée Denys-Puech est très stimulante. Elle est parfaitement symétrique, de part et d’autre de colonnades de marbre vert. J’ai envie de jouer sur un effet miroir, un peu comme l’eau qui miroite. Mais, à la différence de mon exposition à la Fondation Louis Vuitton en 2023 où j’avais utilisé le miroir directement sur le mur opposé, j’ai plutôt envie de créer un effet de miroir avec la peinture elle-même, en utilisant un accrochage vraiment radical dans ces grands espaces. Il y aura des peintures sur toile, des lithographies et des œuvres sur papier. Je suis en train de peindre, c’est encore difficile d’en parler, mais commencent à émerger, dans des camaïeux de bleu, des figures spectrales, des dédoublements, des résurrections. Une nouvelle palette d’émotions humaines en somme !
Propos recueillis par Say Who
Photos : Jean Picon et Courtesy of Semiose

