Julian Charrière
Stone Speakers – Les bruits de la terre
Par ses profondes investigations d’ordre géologiques, Julian Charrière témoigne de sa fascination pour notre relation à la Terre. Après ses précédents projets qui l’ont conduit sur des glaciers et dans des plantations de palmiers, l’artiste franco-suisse s’est rendu sur cinq volcans pour initier son exposition Stone Speakers au Palais de Tokyo. Avec ses enregistrements de grondements de volcans, il a entrepris de transformer l’espace d’exposition en une chambre d’écho qui nous relie à un autre royaume de la réalité.
Né en 1987 et basé à Berlin, Julian Charrière a été nominé pour le Prix Marcel Duchamp en 2021. Il est le lauréat du Prix SAM pour l’art contemporain 2022.
«L’idée est d’immerger le spectateur dans une expérience où le son ne se contente pas d’être entendu, mais où il est vécu physiquement, presque comme un tremblement intérieur, une confrontation avec les forces primordiales de la planète »
Vous avez étudié sous Olafur Eliasson à l’Institut für Raumexperimente (institut pour l’expérimentation spatiale). Qu’est-ce que vous avez appris grâce à lui et quelles affinités partagez-vous ?
JULIAN CHARRIERE:
Mon passage à l’institut a été une étape cruciale dans mon parcours en tant que jeune artiste. Cela m’a permis d’ouvrir les yeux sur un éventail impressionnant d’horizons, de disciplines et de modes de production de connaissances auxquels je n’avais pas forcément eu accès auparavant. Cette idée d’échange entre disciplines, de chercher dans le dialogue avec d’autres domaines des points communs ou, parfois, des oppositions, m’a profondément marqué. Par exemple, observer ce qu’un spécialiste ou une discipline explore, identifier des lacunes, des manques, et tenter de les combler a souvent permis de faire émerger de nouveaux questionnements.
Par ailleurs, Olafur et moi partageons naturellement un amour profond pour la nature et pour le paysage, non seulement en tant que concepts visuels ou intellectuels, mais aussi en tant qu’expérience corporelle. Étudier à ses côtés m’a offert l’opportunité unique de m’immerger dans le monde de l’art contemporain. Ce monde, qui reste souvent abstrait pour un étudiant des Beaux-Arts, m’a paru soudainement tangible.
Vous avez créé des œuvres sur le carbone, le lithium, des plantations de palmiers, des glaciers, des sites d’essais nucléaires. Le fil conducteur semble être un fort intérêt pour l’écologie et l’impact de l’homme sur la nature. Comment définiriez-vous votre pratique et votre philosophie ?
JULIAN CHARRIERE:
Le monde que nous habitons, que nous transformons par nos actions et que nous dégradons souvent par ignorance ou excès, est rapidement devenu le centre de gravité de mes recherches artistiques. Très tôt, j’ai ressenti la nécessité d’aller à la rencontre de ce monde, non pas comme un simple observateur, mais comme un interlocuteur engagé dans un dialogue parfois inconfortable. Ce dialogue m’a conduit vers des lieux porteurs de cicatrices, où les dynamiques de pouvoir et d’exploitation, inscrites dans la matière même du paysage, révèlent la trace de notre passage.
Ces zones peuvent être des lieux d’extraction, mais aussi des espaces transformés, consciemment ou non, par les concepts que nous leur imposons. En s’intéressant au monde, on est forcément amené à questionner la relation complexe entre notre espèce et toutes les autres formes de vie ou d’agents qui coexistent avec nous, qui partagent et façonnent ces mêmes espaces. Explorer ces dynamiques, c’est aussi chercher à comprendre la violence inhérente à certaines de nos actions. Cela implique de parler d’écologie, car l’écologie est ce liant qui relie toutes les formes du vivant, tous les éléments, dans une trame complexe. Elle constitue le tissu même de ce que nous appelons réalité.
Vous travaillez avec la photographie, la performance, le son, la vidéo, la sculpture et l’installation. Comment décidez-vous quel médium utiliser ?
JULIAN CHARRIERE:
En tant qu’artiste, je me réclame d’un héritage conceptuel. Je pars de l’idée, du concept, pour ensuite distiller ces concepts en formes concrètes. Ces formes peuvent exister sous différentes modalités et se développer dans divers médias. En général, c’est vraiment le thème avec lequel je suis en dialogue qui, d’une certaine manière, va déterminer la forme finale. La pluralité des médias que j’utilise découle directement de l’intuition qui me guide lorsque je commence à matérialiser mes idées.
Je pense qu’il est essentiel d’explorer différentes formes d’expression lorsque l’on souhaite aborder la complexité du monde et notre relation avec lui. Le monde ne peut être réduit à une seule perspective et pour en transmettre toute la richesse, il faut offrir une multiplicité d’expériences sensorielles. Aujourd’hui, il me semble primordial de dépasser la simple connexion visuelle pour concevoir des expositions capables d’engager le corps entier dans une expérience synesthésique.
Quel a été le point de départ de Stone Speakers ?
JULIAN CHARRIERE:
Le point de départ, c’est ma fascination pour les volcans, ces montagnes de feu qui incarnent à la fois la genèse et la finitude, la fragilité et la puissance. Les volcans nous rappellent la vitalité intrinsèque de la géologie, souvent perçue comme immobile et inerte. Être témoin de l’éruption d’un volcan, de la naissance ou de la destruction d’un paysage, c’est être confronté à une force primordiale qui dépasse notre compréhension et relativise notre propre existence. Il y a là un moment d’humilité très profond. Les volcans, en tant qu’ambassadeurs des profondeurs, incarnent cette tension fondamentale entre création et destruction. Ils fertilisent le sol, donnent naissance à des écosystèmes, mais sont aussi capables d’annihilation totale.
Au fil de mes explorations, j’ai cherché un médium capable de capturer cette essence. La vidéo, bien qu’intuitive, s’est révélée insuffisante pour exprimer la profondeur de mes rencontres. Je me suis alors tourné vers le son, car les volcans ont des voix. Ils murmurent, grondent, et parfois hurlent – des messages qui semblent provenir d’un autre temps, d’un autre ordre. Ces sons m’intéressent car ce ne sont pas seulement des manifestations physiques ; ce sont aussi des métaphores de l’inaudible, des échos d’un monde que nous ne faisons qu’effleurer.
Vous avez visité des volcans en Colombie, en Éthiopie, en Islande, en Indonésie et en Italie. Quel était votre but ?
JULIAN CHARRIERE:
J’ai commencé à travailler sur le son des volcans en 2012, lors d’un voyage en Éthiopie, où je me suis rendu sur le volcan Erta Ale pour effectuer mes premières prises de son. Le son des volcans, dans sa puissance brute et sa portée vibratoire, m’a fasciné dès le départ. Il ne s’agit pas seulement d’un son audible, mais d’un spectre qui inclut des vibrations infrasonores, imperceptibles à l’oreille humaine mais que le corps peut parfois ressentir. Avec le projet Stone Speakers, j’ai voulu explorer et amplifier cette dimension. En enregistrant ces sons inaudibles, en travaillant sur leur restitution dans des espaces d’exposition, je cherche à rendre palpable cette part cachée du monde naturel. L’idée est d’immerger le spectateur dans une expérience où le son ne se contente pas d’être entendu, mais où il est vécu physiquement, presque comme un tremblement intérieur, une confrontation avec les forces primordiales de la planète.
Ce projet soulève également une question fondamentale sur notre manière de percevoir la Terre : que signifie écouter un volcan ? Dans Stone Speakers, les volcans ne sont plus seulement des éléments géologiques, ils deviennent des agents actifs, porteurs d’un langage qui nous invite à repenser notre rapport à l’environnement. C’est une tentative d’élever ces forces naturelles au rang d‘« orateurs », capables de transmettre une histoire inscrite dans la profondeur du temps et de la matière.
Avec Stone Speakers, vous avez transformé l’espace d’exposition du Palais de Tokyo en chambre d’écho…
JULIAN CHARRIERE:
C’était, d’une certaine manière, une tentative de penser Paris en dehors du tumulte de la modernité, pour révéler ce qui se cache en dessous. Créer un tel espace, c’était imaginer, de façon spéculative, un lieu capable de nous connecter à des réalités lointaines, à des espaces qui semblent étrangers à notre quotidien mais qui, en fait, nous fondent.
Dans cette quête, je me suis demandé : et si, aujourd’hui, nous parvenions, ne serait-ce qu’un instant, à réduire au silence le vacarme de notre société ? À désactiver ce bruit constant de la modernité pour permettre à un autre type d’écoute d’émerger ? Pouvons-nous, dans cette suspension, capter les murmures de la Terre – ces fréquences oubliées, trop souvent noyées dans le tumulte de nos vies ?
Ce travail, c’était aussi une réflexion sur notre incapacité croissante à écouter. Pas seulement avec nos oreilles, mais avec tout notre être. Les endroits éloignés auxquels je fais référence ne sont pas forcément géographiques. Ils peuvent être temporels, historiques, ou même enfouis dans notre propre inconscient collectif. En silence, ces espaces s’ouvrent, nous permettant d’entrer en résonance avec des forces qui nous dépassent, mais qui nous rappellent, avec une étonnante clarté, notre appartenance à ce système global, organique, vivant.
Le Palais de Tokyo est devenu, dans ce cadre, une sorte d’instrument, une caisse de résonance qui amplifie ces échos. En créant cet espace, j’ai cherché à offrir une expérience immersive, une invitation à ralentir, à ressentir, à réapprendre à écouter – pas seulement les sons, mais ce qui se trouve entre les sons. Cette approche est au cœur de mon travail : comment dépasser l’évidence, aller au-delà du visible et de l’audible, pour toucher à quelque chose de plus profond, de plus essentiel. En fin de compte, la question est : si nous parvenons à suspendre un moment notre propre agitation, à ralentir et à écouter, qu’est-ce que la Terre a d’autre à nous chuchoter ?
Comment avez-vous procédé pour travailler avec les données en temps réel ?
JULIAN CHARRIERE:
Nous avons utilisé des dispositifs scientifiques conçus pour permettre aux volcanologues de surveiller les mouvements magmatiques et les éruptions volcaniques. Avec différents instituts, mes collaborateurs Félix Deufel, Victor Mazon et moi-même avons eu accès à ces données en direct, qui prennent la forme de fréquences. Ces fréquences, extrêmement basses, souvent en dehors de notre spectre auditif, traduisent les mouvements de la matière. Notre démarche consiste à « faire remonter ces fréquences à la surface », les rendant presque audibles, tout en conservant cette zone intermédiaire où elles sont à la limite de la perception auditive et corporelle. Le public ressent à la fois ces vibrations par le corps et les perçoit par l’oreille, créant ainsi une expérience immersive unique.
Ces données « sonifiées » remplissent également une autre fonction : celle de remodeler la composition sonore créée spécifiquement pour l’espace. Cette composition, issue des enregistrements effectués sur cinq volcans, n’est pas figée ; elle est continuellement corrigée, dirigée et réinterprétée par les données en direct. Ainsi, l’activité d’un volcan agit comme un chef d’orchestre invisible. Elle influence non seulement les sonorités perçues par le visiteur, mais aussi la manière dont la composition se transforme en temps réel. Ce double dialogue crée une interaction vivante entre la matière volcanique et l’espace d’exposition du Palais de Tokyo, révélant les forces telluriques dans toute leur immédiateté.
Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?
JULIAN CHARRIERE:
Je suis à Punta Arenas, au Chili, sur le point d’embarquer à bord du Falkor II, le navire scientifique du Schmidt Ocean Institute, accompagné d’une équipe de chercheurs de la National Geographic Society. Je suis profondément honoré de me joindre à cette expédition vers le continent blanc et d’observer le travail de 20 chercheurs exceptionnels, explorant les mystères qui s’étendent des abysses de l’océan Austral jusqu’à ses rivages glacés. Au cours de cette expédition, je poursuivrai mon propre travail, notamment la réalisation d’un film qui débute au Groenland, sous la glace marine et les icebergs, dévoilant un monde submergé rarement observé. La caméra invite à une plongée inversée dans les profondeurs abyssales, longeant les parois gelées d’un immense iceberg.
Ce film constituera l’une des pièces centrales de ma prochaine exposition, Midnight Zone, au musée Tinguely ce printemps. Il sera présenté aux côtés d’un autre film sous-marin, tourné au-dessus de la zone de fracture Clarion-Clipperton dans le Pacifique, qui met en lumière l’une des menaces les plus urgentes du XXIᵉ siècle : l’exploitation minière des grands fonds marins. L’exposition invitera à plonger dans les mystères du royaume aquatique, à explorer sa fragilité et à interroger les liens profonds qui unissent l’humanité à cet univers liquide.
Julian Charrière : Stone Speakers – Les bruits de la terre est à découvrir au Palais de Tokyo, Paris, jusqu’au 5 janvier 2025.
Propos recueillis par Anna Samson