Jeanne Detallante et Benoît Béthume
Une histoire d’humour
Notre sens commun de l’observation est le ciment de notre belle « histoire d’humour »
Explorant le monde d’aujourd’hui avec un regard curieux et pétillant, Jeanne Detallante et Benoît Béthume cultivent leur singularité. Illustratrice, elle est française, a vécu aux Etats-Unis et est aujourd’hui installée à Bruxelles. Son travail est régulièrement publié dans les pages de The New Yorker, de Vanity Fair ou du Vogue. Ses dessins sont aussi devenus des imprimés mythiques chez Prada, Carven ou Miu Miu. Styliste et photographe, il est né à Namur et partage son temps entre Bruxelles et Paris pour ses éditoriaux, ses enseignements et ses collaborations avec Nina Ricci, Carven, Petit Bateau ou Véronique Leroy. Jeanne Detallante a un style naïf, féérique et voluptueux. Outre ses activités liées à la mode, Benoît Béthume a lancé, en 2012, le projet Mémoire Universelle, une « revue encyclopédique traitant de la nature humaine et de son imagerie collective ». A travers le dessin, la photographie, le style ou le texte, ils aiment construire et raconter des histoires. Ils aiment explorer le « bizarre », au sens de ce qui sort de l’ordinaire, de ce qui est dissimulé derrière les apparences. Hors système, ils ont en commun une même passion pour l’altérité, l’insolite et l’humour qu’ils partagent sans modération.
Alors que sort le 3e tome de Mémoire Universelle, rencontre avec deux créateurs hors normes.
Quel a été, selon vous, le déclic qui vous a révélé la vocation de la création ?
J.D.: J’ai grandi dans un environnement qui valorise beaucoup la création où tout le monde crée, fait, modifie, de manière naturelle. Pour moi c’est certainement une pulsion d’envie qui a été le moteur créatif. Enfant, je m’appropriais tout ce qui m’intéressait par le dessin, le découpage, le modelage… Il suffisait de le faire (avec plus ou moins de succès) pour le posséder. C’est toujours le cas aujourd’hui, seuls les sujets de désir ont peut-être changé.
B.B.: J’ai été élevé dans un contexte social rural, assez isolé comme enfant unique. Donc l’imagination fut pour moi un moyen de « survie » très rapidement. Imaginer des histoires me sortait de mon quotidien solitaire et me faisait rêver d’ailleurs. Tout ça fut alimenté par une famille à l’humour très « belge », un oncle fantasque, une mère qui jouait de sa ressemblance à Joan Collins dans Dynasty et donc d’un sens aigu du baroque et d’une marraine curieuse de tout. C’est dans un deuxième temps que j’ai découvert mes premiers magazines de mode chez mes tantes coquettes qui les achetaient, Glamour Paris, Marie Claire bis… J’ai alors fait un lien entre toute la narration esthétique et les possibilités sociologiques qu’offraient les histoires de mode.
Quelles sont les rencontres décisives qui ont marquées votre parcours ?
J.D.: Les livres d’art chez mes parents, la bande dessinée, la télévision, le cinéma…puis mes professeurs de dessins encourageants. Mon mari pour qui je suis partie à New York, Béatrice Gross avec qui j’ai exposé pour la première fois, Jason Duzansky qui a montré mon travail à Steven Meisel, puis bien sûr Benoit Bethume avec qui la reconnaissance a été instantanée, qui m’a permis d’affirmer mon travail grâce à un effet de miroir rassurant.
B.B. : Ayant développé une « obsession » narrative et sociologique autour de mon approche de la mode (je me destinais d’abord à un avenir de psychologue ou de photographe avant de me décider pour le style), j’ai été parfois surpris et déstabilisé lors de mes études de mode et mes premiers pas dans le métier par le côté « forme » de la mode ou plutôt du vêtement, la mode est effectivement une forme d’expression furtive, basée sur l’éphémère, l’instinct, l’envie du moment, l’air du temps comme on dit. Comment allais-je garder le plaisir et ce qui faisait ma force dans cet univers duquel je me sentais (sens) en marge ? Une rencontre, voir LA rencontre décisive fut celle de Manuela Pavesi, qui, je pense, a vu en moi cette part de psychologie dans l’approche du casting et de la narration. Avoir le consentement de cette grande dame de la mode, si proche de tout ce que j’ai toujours aimé m’a donné certainement la conviction que cela devait être une qualité à exploiter, ce serait « mon chemin ».
Y a-t-il un film, un livre ou une musique qui vous obsède ?
J.D. : Beaucoup de choses m’ont obsédée depuis l’enfance jusqu’à maintenant. C’est un moteur créatif important et changeant. Le point commun entre ces obsessions est sûrement un mélange vertigineux de familiarité et d’étrangeté. Un rêve que j’ai fait petite, « Giulietta degli spiriti » de Fellini, « Vertigo » d’Hitchcock, « Canto D’amore » de De Chirico, « Last exit to Brooklyn » de Selby Jr, « Blue Angel » de Roy Orbison,…
B.B. : Cela marche par période, des obsessions qui se succèdent et qui viennent se rajouter les unes aux autres pour créer un « répertoire narratif ». C’est assez varié bien qu’il y ait sûrement des figures récurrentes mais je suis le plus mal placé pour analyser mon propre travail sans doute.
Comment s’est déroulé votre rencontre ? Qu’est-ce qui, d’après vous, explique cette complicité ?
J.D.: Nous nous sommes rencontrés par une amie en commun, la première fois avant que je parte vivre à New York, puis une autre et nous avons tellement ri ! Au lieu de « refaire le monde » jusqu’au bout de la nuit, nous avons défini notre monde en commun. Je n’étais pas sûre de moi mais j’ai proposé à Benoît un projet que j’avais en tête de soap-opera en bande dessinée. Un prétexte pour continuer à partager…
B.B. : Nous avons une très bonne amie en commun, Anne Desquins, directrice artistique du Mémoire Universelle. Un soir, nous dînions à 3, un fou rire inopiné a ouvert «la boîte de Pandore»… Il y a eu un avant et un après de mon côté, une évidence qui donne le vertige tellement elle est intérieure et profonde. Nous nous rencontrions à l’époque car Jeanne désirait réaliser une bande dessinée sous forme de soap-opera, Guillaume Henry, un autre ami commun nous a mis en relation, il trouvait pertinent que j’en suggère l’histoire. De là est née une complicité, une communication où les mots ne sont plus nécessaires, je pense que notre sens commun de l’observation est le ciment de notre belle « histoire d’humour ».
Votre plus belle réalisation commune ?
J.D.: Ce projet, qui devra un jour ou l’autre prendre forme ! Nous avons fait des séries mode que j’adore ! Je suis nostalgique, personnellement, de la période Citizen K / Marie Claire Belgique qui nous laissaient très libres… Aujourd’hui, le Mémoire Universelle de Benoît me permet ça, beaucoup de liberté. J’essaie d’y trouver une expression nouvelle à chaque fois. C’est, donc, pour moi, un rendez-vous toujours attendu !
B.B. : Ce premier projet de soap-opera, appelé « hurricane bay » est sans doute notre plus intense réalisation commune. Sommeillant dans un tiroir depuis près de 10 ans maintenant, c’est simplement l’histoire d’une ville fondée sur le concept utopique de l’espéranto et la transcription cynique de la dérive de ce contexte avec le temps, sur fond de guerre cosmétique. C’est un point de départ qui pourrait peut-être devenir un point d’arrivée un jour…
Votre rêve le plus fou pour demain ?
J.D. : Continuer à pouvoir diversifier mes projets, avoir le temps de penser à mon travail différemment et finalement faire ce soap !!!
B.B. : Sans doute l’envie (commune) de créer et produire, d’aller au bout des idées avec une totale liberté. Je sais que ma réalisation personnelle passe par là, le partage et l’intérêt pour l’autre, rien ne me rend plus heureux que l’adrénaline de nouvelles rencontres c’est aussi pour ça que Mémoire Universelle existe.
Serge Carreira, Maître de conférences à Sciences Po