Alicia Knock
Une ode à l’art panafricain
« On voulait vraiment une amplitude chronologique pour pouvoir montrer ce mouvement historique et politique dans toute son ampleur«
Alicia Knock est la commissaire de « Paris Noir » au Centre Pompidou, une exposition vaste et ambitieuse qui met en valeur les artistes noirs en France dans la seconde moitié du XXe siècle. À travers 150 œuvres, cette exposition aborde des sujets tels que les droits civiques, le racisme, la ségrégation, l’apartheid, le postcolonialisme et l’indépendance. Elle explore également l’afro-surréalisme, des lieux de rencontre comme les clubs de jazz et le rôle des femmes artistes.

Le point de départ de l’exposition, selon le catalogue, était une histoire de l’art transnationale issue de la condition noire, situation historique héritée de l’esclavage et de la colonisation. Pouvez-vous développer ?
ALICIA KNOCK:
L’exposition s’inscrit dans le cadre d’un travail mené par l’institution et mon département depuis une dizaine d’années pour inscrire une histoire de l’art postcoloniale et panafricaine dans les collections de l’institution. Cela a été rendu possible grâce aux Amis du Centre Pompidou et à la création d’un comité d’acquisition [Cercle International – Afrique, lancé en 2019 pour acquérir des œuvres d’art modernes et contemporaines d’artistes africains]. Elle est également dans la continuité d’expositions comme celle consacrée à l’artiste Ernest Mancoba [en 2019], et de projets de recherche. L’exposition vient poser Paris au cœur de cette grande histoire du postcolonialisme qui a eu lieu à partir de la fin des années 1940. Elle commence avec l’arrivée d’intellectuels issus de différents mondes noirs, comme James Baldwin et Édouard Glissant, et de poètes et écrivains de la négritude, tels que Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, réunis à Paris pour le Congrès des écrivains et artistes noirs en 1956.
L’exposition explore la profusion créative de 150 artistes de 1947, année de la création de la revue anticoloniale Présence africaine, jusqu’aux années 1990, qui voient la chute du régime de l’apartheid et la diffusion de la Revue noire. Pourquoi avez-vous choisi de vous focaliser sur cette période en particulier ?
ALICIA KNOCK:
La décolonisation a duré jusqu’à la fin de l’apartheid. Il était important de rappeler que Paris n’était pas seulement un centre de luttes extérieures, mais aussi une capitale noire internationale dans les années 1950 et 1960 — un refuge pour des artistes fuyant l’apartheid, la ségrégation, et engagés dans les combats pour l’égalité et l’indépendance. Cette période a également soulevé la question d’une identité multiculturelle en France et celle d’une « France noire ».
Dans les années 1990, des artistes noirs d’origine africaine nés en France ont pris part à ce dialogue culturel depuis cette perspective. Les décennies 1980-1990 ont également vu émerger des artistes femmes, longtemps restées dans l’ombre. On voulait vraiment une amplitude chronologique pour pouvoir montrer ce mouvement historique et politique dans toute son ampleur et ouvrir sur des questions contemporaines comme la question d’identité en France et celle de l’inclusivité des artistes femmes.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour retrouver certaines œuvres exposées ?
ALICIA KNOCK:
Ce qui a été compliqué, c’est tout le travail d’archéologie et d’enquête qui a dû être mené, car beaucoup d’œuvres n’avaient pas été acquises par les musées, ni même circulé sur le marché de l’art. Nombre d’entre elles étaient disséminées, suivant des trajectoires de l’Afrique aux Amériques au gré des déplacements des familles, et les artistes eux-mêmes avaient disparu. Il a donc fallu retrouver les œuvres, ensuite les localiser et les faire venir.
Il y a aussi la question de leur état de conservation ; nous assumons le fait que certaines œuvres ne sont pas au top de leur condition. L’exposition est là pour permettre une prise de conscience de l’urgence de la sauvegarde de ce patrimoine. Il nous est arrivé de devoir renouer le contact avec des artistes qui avaient perdu confiance dans les institutions ou de retrouver des œuvres oubliées, enfouies dans les ateliers d’artistes marginalisés.
Pourquoi avez-vous choisi l’autoportrait de Gerard Sekoto datant de 1947 pour l’affiche de l’exposition ?
ALICIA KNOCK:
Cet autoportrait est important dans la chronologie car il a été réalisé en 1947, lorsque Gerard Sekoto a décidé de quitter l’Afrique du Sud pour aller à la conquête de l’Europe. C’est une incarnation puissante de l’artiste, avec toutes ses aspirations et ses projections, cette dramaturgie entre ombre et lumière, illumination, et un regard très affirmé, habité. Sekoto s’exprimera très tôt pour raconter son expérience d’artiste sud-africain noir en exil à Paris – une position dans laquelle se retrouvent de nombreux artistes de l’exposition, qui étaient aussi des philosophes, des poètes et des intellectuels.

Pourquoi avez-vous décidé de créer un espace central intitulé « Le Tout Monde d’Édouard Glissant » ?
ALICIA KNOCK:
C’était important pour nous de concevoir cette matrice circulaire, en hommage à l’Atlantique noir ; une idée que nous avons traduite en espace sonore, comme un disque vinyle. C’est une façon de payer son tribut à Édouard Glissant et à cette poétique de la relation en lien avec l’univers des clubs de jazz, des cafés et de tous ces lieux de rencontres et de débats à Paris. On voulait aussi incarner cette forme relationnelle que Glissant a mis en lumière dans ses pensées à travers cet espace central, très dynamique, circulaire, qui est une évocation de toutes ces traversées et de ses relations que Paris a rendu possibles.
Pouvez-vous nous parler de certaines œuvres clés de l’exposition ?
ALICIA KNOCK:
Le puissant tableau par Beauford Delaney de James Baldwin témoigne de l’intimité entre les deux hommes et de la manière dont Delaney concevait ses portraits, non pas comme des représentations réalistes mais comme des œuvres transformatrices avec une dimension de métamorphose. On y retrouve la couleur jaune qu’il utilisait beaucoup dans ses abstractions de lumière. Delaney disait que le jaune pouvait illuminer et guérir.

Il y a Le Garçon de Venise (1976) de Diagne Chanel, un artiste français qui a habité au Sénégal, et qui représente un camarade à l’École des Arts Décoratifs dans le style de la Renaissance Italienne.

Je pense aussi à The Struggle [La Lutte] (1963), œuvre magistrale de Bob Thompson, et à l’autoportrait de Ming Smith, Self-portrait as Josephine (1986), où le photographe se met en scène en Joséphine Baker danseuse.

Vous avez dit que l’exposition devait contribuer à une prise de conscience autour du patrimoine et inciter d’autres musées à acquérir, étudier et publier des travaux sur ces artistes. Estimez-vous que l’exposition devrait servir de tremplin pour approfondir les connaissances ?
ALICIA KNOCK:
Comme je l’ai dit au début, l’exposition s’inscrit dans le cadre de notre programme de recherche en cours. Le fonds d’acquisition a permis l’achat de 30 œuvres en amont de l’exposition et il continuera d’être alimenté. Nous espérons inspirer d’autres musées et universités à consacrer des programmes de recherche et à organiser des expositions monographiques et thématiques.
L’exposition met en lumière l’histoire de notre pays et montre une France noire et multiculturelle où se posent des questions d’émancipation et de liberté, des questions qui sont loin d’être résolues.
La fermeture du musée [pour rénovation] va nous permettre de repenser notre exposition permanente et ces artistes vont nous aider à redéfinir les récits de l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Ces dernières années, nous avons également acquis des œuvres de jeunes artistes issus d’origine africaine, comme Julien Creuzet, par exemple, qui trouvent dans « Paris noir » des références qui les concernent directement, mais qui jusque-là n’avaient jamais été visibles dans une institution.
Propos recueillis par Anna Sansom
Cover picture credits : Jean Picon