Vahram Muratyan
Va au Japon
« Le voyage provoque des images mentales très puissantes« .
Peut-être êtes vous déjà tombés, au hasard d’un scroll instagram ou plus sérieusement sur le site du Monde, sur une illustration signée Vahram Muratyan. Le graphiste et artiste visuel français n’en est pas à son coup d’essai, avec une production pour le moins prolifique avant et depuis la sortie de Paris vs New York, paru en 2011. A coup de saynètes et dessins colorés et géométriques, Muratyan propose une comparaison drôle et fine entre deux villes qu’il affectionne tout particulièrement. Un livre au succès international qui lui aura permis de faire le tour du monde et de découvrir un pays dont il ignorait les attraits, le Japon. Depuis cet ouvrage, Vahram Muratyan a signé une chronique visuelle hebdomadaire dans M le magazine du Monde, a conçu la couverture des Fables de la Fontanel de Sophie Fontanel et sera même nommé Chevalier des Arts et des Lettres par Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture. L’artiste revient aujourd’hui avec un ouvrage dédié à la culture nipponne intitulé Va au Japon. Un récit visuel conçu comme une lettre d’amour à une culture qui le passionne, et une porte d’entrée subtile sur ce pays qu’il est toujours aussi fascinant à visiter.
Comment en es-tu arrivé à travailler sur le thème du Japon ?
J’avais envie d’aborder le Japon à travers l’enfance en me posant la question suivante : « Comment est-ce qu’enfant, je ressentais le Japon ? » Petit, je n’étais pas forcément attiré par ce pays, mais j’étais fasciné par tout ce qui sortait de ses usines. Appareils photo, walkman, magnétoscope, consoles, tamagotchi… C’était le symbole du Japon selon moi : un pays où les objets sont rois. Jusqu’à ce que je découvre les dessins animés, puis les anime de Miyazaki ou , et les films des années 90 comme Ring, Kikujiro ou Battle Royale. J’ai compris que la philosophie japonaise était extrêmement riche, bien plus, évidemment, que ce que j’imaginais dans l’ignorance de l’enfance. J’ai dû attendre 2013 pour pouvoir partir là-bas pour la première fois pour accompagner la sortie japonaise de Paris vs New York. Après cette super introduction j’ai eu la chance de pouvoir y retourner tous les ans. J’ai reçu un accueil incroyable.
Par mon histoire familiale j’ai toujours été attiré par l’ouest, par les Etats-Unis notamment. Ces voyages au Japon ont totalement élargi mon spectre et j’ai développé, comme souvent, une sorte d’obsession pour un lieu. Lors de mon premier voyage j’ai parcouru le circuit classique, et j’ai pu me rendre sur l’île de Naoshima où la célèbre citrouille de Yayoi Kusama vous accueille, je suis aussi allé explorer les oeuvres architecturales de Tadao Ando. Mes trips préférés sont les road trips : Kyushu, les Alpes japonaises… tout ce qui est impossible en train. Après quelques voyages, je me suis dit qu’il fallait que je travaille sur un livre dédié au Japon, sans savoir encore quelle forme j’allais lui donner…
Quelle porte d’entrée as-tu finalement choisi pour ce livre ?
J’ai pensé rapidement au voyage en Shinkanzen (le fameux train à grande vitesse), car c’est quelque chose de très typique du Japon, avec un lien fort à l’enfance, à l’imaginaire et à la réalité du voyage lui-même. Le voyage provoque des images mentales très puissantes. C’est de cette écume du voyage que l’on se souvient le plus des années après. Quand le covid est arrivé, et j’ai été comme tout le monde : dans l’impossibilité de retourner au Japon. Alors, j’ai voulu parler à ceux qui rêvent d’y aller mais qui n’ont jamais pu. Et qui, peut-être n’iront jamais. De nombreuses images et mots sont arrivés dans mon esprit, et j’ai commencé à écrire un récit autour de ces mots. Ils sont d’ailleurs généralement repris deux fois dans le livre, pour faire des parallèles intéressants ou les lier à d’autres mots.
J’avais effectivement vu le mot konbini à plusieurs reprises dans le livre, tu le lies à des significations mentales…
Oui, quand on parle de konbini en France, on pense tout de suite au média en ligne. Peu de gens savent qu’il s’agit en réalité d’un mot japonais venant lui même d’un dérivé de convenience store en anglais, qui peut signifier petit commerce de quartier. Les konbinis sont les Franxprix japonais ouverts 24/24. Ce sont des icônes emblématiques du pays. C’est la poésie de ces images que j’ai en tête quand on pense au voyage quand je pense Japon, je vois distributeur de boissons automatique, je pense konbinis, temples, peut-être.. Surtout petites scènes de la vie quotidienne, la sérénité des rues, les cerisiers en fleurs…
Tu proposes une expérience à 360 degrés pour la sortie de ce livre. Tout a été pensé, l’espace dans lequel nous sommes, la scénographie, le quartier (Saint-Anne, Paris).
Oui tout à fait. Le Japon, c’est très grand et très petit à la fois. Il est assez symbolique de monter l’exposition et de faire le lancement du livre ici. Nous sommes dans une des rares agences de voyage qui permettent de partir au Japon aujourd’hui… ce lieu semble être une porte d’entrée sur un pays qui s’est refermé ces dernières années. Ce qui connaissent le Japon reconnaissent des choses. Ceux qui n’y sont jamais allés sont intrigués. Ce que j’essaye de montrer, c’est l’image que l’on a avant d’y être allé pour la première fois – celle que j’avais avant mes 33 ans.
C’était quoi cette vision du Japon ?
Quand je pensais Japon, je pensais à Blade Runner. J’imaginais des grands immeubles sous la pluie. Avec de la pollution, du bazar partout. La réalité est tout autre. Le Japon est calme. Tout y est pensé pour les enfants et leur sécurité. Ils sont très protégés, ils peuvent prendre le métro tout seuls à 6 ans pour aller à l’école. C’est pour ça que j’ai voulu ouvrir l’exposition avec cette petite fille à l’entrée de l’agence. L’esprit de l’enfance est très protégée au Japon et je trouve qu’elle l’est de moins en moins en France. Il y a aussi une sorte d’émerveillement constant au Japon, qui reste même à l’âge adulte. On pourrait dire que les japonais semblent garder une part d’enfance toute leur vie, ils s’arrêtent sur des jolies choses, ils aiment faire avec précision. Ce sont tous ces détails que j’aimerais que les gens ressentent avec le livre. D’où les couleurs, d’où le travail sur la délicatesse de la miniature dans l’exposition.
Quand on aime le voyage, ce sont les détails qui restent. Est-ce que tu parles japonais ?
J’ai beaucoup d’amis japonais qui parlent anglais mais je comprends un peu le japonais. Cela me permet de décoder pas mal de choses. Le plus compliqué c’est toujours dans les campagnes, alors que c’est justement là que le voyage est le plus intéressant. C’est là que l’on comprend réellement la culture. J’étais un peu frustré de ne pas pouvoir parler avec les gens, donc j’ai pris quelques cours. Dans les petits villages, ça m’aide beaucoup car peu de gens parlent anglais. Ceci étant dit, le langage corporel est très important et permet d’arriver à beaucoup de choses. Les meilleurs souvenirs selon moi sont les partages de repas. Les petits plats à partager comme les tapas. Il y a un vrai échange autour de la nourriture, autrement que par les mots. C’est comme des emojis vivants.
Est-ce que ce sont ces emojis que tu as voulu traduire dans ce travail ?
C’est cette recherche de simplicité en tout cas. Dans Va au Japon, il y a un vrai récit, qui permet, sous les images, d’avoir une deuxième lecture. Dans mes précédents livres, il n’y avait pas forcément de récit, là je donne aux lecteurs quelques clés, car le Japon est un pays moins immédiat.
Est-ce qu’on pourrait prendre ton livre comme un guide du Japon ?
C’est plus un guide de vécu qu’un guide de voyage. Un guide de ressentis digérés, et surtout une ode au manque. Je pense que si tu as aimé un pays, tu ressens forcément un manque. Tu t’attaches à quelque chose que tu ne trouves pas ici, par définition. C’est presque difficile d’en parler en moins de 200 pages. Sofia Coppola en parlait très bien dans Lost In Translation. Mais c’est un film qui racontait sa vie, une vie finalement très éloignée du quotidien. Sans forcément de connection avec la rue ou le monde d’en bas.
Cette idée de cimes dans les immeubles et de vraie vie en bas semble être assez présente particulièrement en Asie.
Oui. Le Japon est un paradoxe. C’est un pays très développé, avec des inégalités très peu visibles, pas comme aux Etats-Unis. Tout est très moderne et en même temps, il y a un sentiment de fragilité intangible. Des choses paraissent fragiles, comme les toits en tôles. Il y a aussi un côté bric et broc qui fait le charme du pays. C’est comme un jeu de cartes imparfait, qui s’oppose au béton lui parfait d’Ando. J’ai appris à faire échos à ces imperfections de cette réalité sur les dessins du livre.
Tu as utilisé la même technique que pour tes autres livres ?
Non, pour ce livre j’ai choisi de faire les choses à la main. C’est ce que j’ai appris là-bas, que les choses n’ont pas forcément besoin d’être parfaites. L’exemple le plus parlant de ça, ce sont les belles céramiques japonaises. De loin, on a une impression de perfection. Mais en regardant de près, on se rend compte des petits accidents. Il y a cette idée que si quelque chose se casse, on le répare et on le célèbre d’autant plus, il devient presque sublime. C’est la technique du Kintsugi, le collé-doré. On prend le temps de célébrer toutes ces petites choses. Mises bout à bout elles sont loin d’être insignifiantes.
Vu de l’extérieur, le Japon raisonne avec le « temps ». Et c’est d’ailleurs pour ça que tu as pu réaliser ce livre: car tu n’avais que ça, du temps.
C’est vrai. J’ai eu le temps de travailler les trois entrées. Les images, les mots, et le récit, pour que tout s’enchaine bien. J’ai vraiment pris le temps de polir ces trois choses. Au départ, je voulais faire un livre visuel et audio. Puis j’ai décidé de construire un livre avec une forme semblable à celle d’un haiku, avec quelques petites clés d’entrée pour prendre le lecteur par la main.
Paris vs New York avait eu beaucoup de succès au Japon. Mais c’était un livre complètement extérieur à la culture japonaise. Alors que ce livre en parle directement. Comment penses-tu que le livre va être reçu ?
Va au Japon sera traduit je l’espère, en japonais. J’ai hâte de savoir comment ils vont l’appréhender. Je pose des questions de fond sur des habitudes de vie ou de société, sur l’utilisation du plastique ou le machisme. Je questionne des gestes que je ne comprends pas forcément, chez les femmes, comme le fait de se cacher la bouche par exemple. Il n’y a pas encore eu de révolution sexuelle au Japon comme en Europe ou aux Etats-Unis, en tout cas pas la même. Parfois c’est un peu comme si on était toujours dans les films d’Ozu des années 60. En puis même après 200 pages, le pays reste toujours aussi mystérieux pour moi et il le restera.
Propos recueillis par Pauline Marie Malier
Photos : Valentin Le Cron & Astrid Staes