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25.01.2023 #Mode

Achilles Ion Gabriel

Camper a trouvé son porte-bonheur

 « Il me parait assez logique que CAMPERLAB soit 100% unisexe »

Ne vous fiez pas au total-look noir qu’il arbore si impeccablement sur les photos, Achilles Ion Gabriel est en réalité une personne solaire, un être humain fort sympathique et surtout, un grand expert de la chaussure. Et le succès actuel de Camper – et de CAMPERLAB – est très clairement lié à sa vision aussi avant-gardiste qu’authentique. En quelques années, le designer finlandais a redonné vie à Camper et en a fait une marque incontournable, autant dans les rues qu’au premier rang des défilés les plus pointus. Et on comprend pourquoi. Visionnaire, Achilles Ion Gabriel réussit avec brio à concilier la grande originalité de ses créations futuristes et colorées et la qualité haut de gamme caractéristique des souliers Camper. Achilles nous reçoit au showroom parisien, pour nous parler de sa reprise de Camper, des enjeux de la création durable et de la nécessité – ou non – pour un designer d’incarner sa marque sur les réseaux sociaux. 

 

Aimes-tu parler de ton travail ? 

 Je ne peux pas vraiment dire que ce soit la partie de mon travail que je préfère, mais ce n’est pas non plus la pire. 

La première chose que tu as fait en prenant la direction artistique de Camper a été de repenser entièrement le showroom parisien. Il ressemble désormais à une maison majorquine où se mêlent mobilier traditionnel et pièces de design vintage. Pourquoi ce changement ? 

J’ai toujours été très sensible à la luminosité d’un lieu, et quand je suis entré pour la première fois dans le showroom, il avait la froideur d’un bureau des années 90, avec une lumière très blanche et un décor sombre. J’avais besoin de créer une nouvelle atmosphère, un espace dans lequel j’aurais envie de travailler et de recevoir. C’est pourquoi j’ai tout changé en ajoutant des étagères, et en dessinant des carreaux qui ont ensuite été produits par Huguet, une entreprise majorquine. Je pense que réinvestir l’espace était aussi un bon  moyen de donner un nouveau visage à la marque, puisque les acheteurs et la presse viennent souvent ici pour voir les nouvelles collections. 

Camper a aussi des bureaux à Majorque. 

Oui, le siège social est basé à Majorque. C’est un endroit très agréable mais très corporate où plus de 200 personnes travaillent chaque jour. Au début, j’ai eu un peu de mal à m’adapter parce que je n’avais pas l’habitude de travailler dans un bureau classique. Maintenant j’ai un nouvel espace de travail en face du siège, donc j’y vais beaucoup moins souvent. J’ai besoin de pas mal de calme et de temps seul pour me concentrer. 

Quel a été ton parcours pour arriver jusqu’ici ? 

J’ai grandi en Laponie, dans une sorte de faux cimetière où ma mère concevait des pierres tombales.. Je voyais des gens pleurer tous les jours, donc on peut dire que mon enfance était un peu morbide. Ma grand-mère était aussi designer et il y a beaucoup de peintres dans la famille. Tout le monde est, à sa manière, dans le domaine créatif. Mais pour ma mère, il était crucial que je trouve un vrai travail, pas comme le reste de ma famille, quelque chose de stable.. Que je lui ai annoncé que je m’étais inscrit dans une école pour devenir designer de chaussures, je dois avouer qu’elle a eu un peu peur de devoir subvenir à mes besoins pour le reste de ses jours (rire)… Mais en fait, j’ai réfléchi de la manière opposée. Je me suis dit que je ne connaissais aucun créateur de chaussures, et j’ai instinctivement pensé que les marques devaient bien avoir besoin de personnes spécialisées là-dedans. 

Et pourtant, tu as découvert plus tard que ton grand-père était en fait cordonnier… 

Oui (rire). Je ne l’ai malheureusement jamais rencontré.. mais quand même ! Etudier la confection de chaussures s’est révélé être bien plus technique que créatif, c’est un peu comme étudier l’ingénierie, et peu de gens finissent par devenir directeurs artistiques. Si le design n’est pas clair dans leur tête, personne ne pourra les guider dans la conception. 

 

Tu as déménagé à Paris juste après tes études ? 

Je suis resté en Finlande pendant un an mais j’ai vite fini par tourner en rond. C’est pourquoi j’ai décidé de venir m’installer à Paris. Après quelques mois passés à découvrir la ville, j’ai réalisé que j’avais peut être besoin de gagner de l’argent. Il est assez difficile de trouver un emploi à Paris sans parler français, donc j’ai commencé par faire une peu de mannequinat, sans grande conviction.. Donc j’ai décidé de créer ma première entreprise avec comme seul moyen de financement ma carte bleue. J’ai eu beaucoup de chance, le lancement a été un succès et les premières personnes à entrer dans le showroom étaient des acheteurs de LN-CC !

`Quelle était le nom de ta première marque ?

Achilles Ion Gabriel ! Tout s’est fait assez facilement, malgré le fait que je n’avais absolument aucune idée de comment manager une marque de mode. Et pour dire, je me suis rendu compte que j’avais besoin d’un showroom que plusieurs mois après avoir lancé la marque.. J’ai même envoyé des dessins des prototypes aux acheteurs parce que je n’avais pas pensé à faire de photos.. 

Parfois, même les photos ne suffisent pas à faire venir les clients donc… 

Oui, c’est vrai que j’ai été un peu surpris de la facilité avec laquelle tout s’est produit. Même s’il y a eu une grande part de chance. 

Le succès d’une marque tient peut-être autant du talent du créateur que de la chance.. 

Sans chance, difficile de réussir. Sans talent, difficile de réussir. A mon sens, c’est un pari, du moins jusqu’à un certain point. Ensuite il faut commencer à être plus stratégique. Quelques temps après avoir lancé ma marque, j’ai commencé à travailler comme consultant pour des grandes marques comme Marni et Courrèges. J’étais très occupé, et les missions payent très bien, j’ai donc rapidement envisagé de fermer ma marque pour me concentrer uniquement sur cette activité. A l’époque, je ne savais pas vraiment comment gérer une entreprise à un niveau professionnel et en abandonnant la marque je me suis libéré d’une grande pression liée à sa gestion. Mais après quelques années, la manque s’est fait ressentir, et j’ai fini par lancer un second projet appelé « Ion ». Quelque chose de plus simple qui a une fois de plus très bien fonctionné. 

Comment en es-tu arrivé à travailler pour Camper? 

J’ai reçu un jour un appel de l’équipe Camper m’informant qu’elle était à Paris et qu’elle souhaitait me rencontrer. Je pensais qu’ils étaient juste de passage mais je me suis rendu compte plus tard qu’ils venaient  en fait juste pour me rencontrer. J’étais très occupé à ce moment-là et je leur ai accordé un mini créneau sur une pause-café. A la fin de la réunion, je n’en savais pas beaucoup plus. J’ai appris ce qu’était Camper et je sentais qu’ils voulaient collaborer, mais je ne savais pas bien dans quelle mesure ou sous quelle forme. Quelques jours plus tard, ils m’ont rappelé pour me proposer de visiter le siege à Majorque. Après une visite de 6 heures des bureaux et des archives, ils m’ont proposé le poste de directeur artistique. Evidemment je me suis dis « oui oui oui » mais j’ai essayé de la jouer cool en prétendant que je devais y réfléchir. C’est ainsi que tout a commencé. 

Tu travailles à la fois pour Camper et CAMPERLAB ? 

J’ai commencé sur CAMPERLAB, mais très rapidement on m’a demandé de prendre aussi la main sur Camper, avant même la sortie de la première collection CAMPERLAB. Je pense que j’avais déjà fait mes preuves avec les premiers prototypes et j’ai réussi à prouver ma capacité à faire du bon travail. C’est ce qui les a poussé à me confier l’ensemble de la marque. 

CAMPERLAB est la partie la plus créative de Camper: l’équipe a surement pensé que tu aurais plus de plaisir à commencer avec cette ligne. D’ailleurs, qu’est-ce que ça fait d’avoir cette liberté créative au sein d’une grande marque comme Camper ? Une telle plateforme nécessite-t-elle un processus de création différent ?

Pour CAMPERLAB, je peux travailler avec mes propres règles, je construis la collection un peu comme je l’entends. En tant que designer, c’est vraiment agréable d’avoir une telle liberté. La ligne principale de Camper est évidemment plus large, avec plus équipes derrière. Le travail doit donc être plus structuré pour pouvoir prendre en compte tous les détails. Le processus est de fait, plus commercial, ce que j’apprécie tout autant. C’est une façon différente de travailler et j’aime bien avoir accès aux deux. Quand je suis arrivée, la marque vendait principalement des basiques, je devais donc arriver avec un plan d’action clair: je voulais vraiment insuffler de nouvelles idées et ne pas m’en tenir au passé. Mais pourquoi changer des styles qui fonctionnent déjà ? J’ai vraiment insisté sur l’importance d’apporter de la nouveauté avec des modèles inédits. Et comme mes créations fonctionnaient bien, ils m’ont petit-à-petit laissé plus de liberté.

La marque a beaucoup changé depuis ton arrivée. Comment sais-tu depuis Majorque, ce qui est susceptible de fonctionner ?  

C’est vrai que même si je voyage beaucoup, j’habite au milieu de nul part et je ne vois pas grand mode. Je suis toujours étonné du coup, quand je suis sur les fashion weeks, de voir des gens porter des CAMPERLAB. Je me dis « ah ouais, en fait CAMPERLAB est in ». C’est très gratifiant. 

L’introduction de modèles unisexes dans les collections Camper a-t-elle été compliquée ?

Pas vraiment. Il me parait assez logique que CAMPERLAB soit 100% unisexe. Nos chaussures ne sont ni des classiques pour hommes ni des talons aiguilles, qui seraient difficiles à développer pour les deux sexes. Les deux peuvent l’être bien sur, mais la demande n’est pas encore suffisante pour débloquer un budget de production pour toutes les tailles. Dans un monde idéal, je pense que tout devrait être accessible à tous les genres mais il y a la réalité commerciale derrière : une marque, quelque soit la taille ne peut pas se permettre de gaspiller de l’argent et des ressources. Il est vrai que la demande de talons pour hommes augmente, mais elle est encore loin d’être comparable à celle des femmes. 

Le commercial n’est pas toujours ouvert aux nouvelles idées, est-ce que c’est le cas chez Camper ?

L’équipe est immense et il n’est pas toujours facile de communiquer. Quand je propose quelque chose de nouveau, tout le monde doit s’y faire. Mais en tant que marque, Camper a toujours été tournée vers l’avenir, en particulier notre PDG. C’est d’ailleurs lui qui nous a conseillé de sortir Kobarah pour les hommes alors que je n’avais même pas pensé que c’était une possibilité. 

Il est aujourd’hui crucial pour les marques de prendre en compte la durabilité dans leur manière de produire et d’évoluer. Comment est-ce que tu prends ces problématiques en compte dans ton travail ? Y-a-t-il par exemple des matériaux ou des techniques que tu privilégies ?

En général les contraintes liées à la durabilité ne me gênent pas plus que ça, mais c’est vrai que certains matériaux sont difficiles à remplacer, comme le cuir verni par exemple. Nous avons beaucoup travaillé dans cette direction. Les baskets Tossu que nous avons lancé l’an dernier sont tout à fait innovantes en terme de fabrication: zéro déchet, 100% recyclable. Cet été, nous en lançons une nouvelle paire fabriquée entièrement en matériaux naturels, dont du cuir de champignon. Certaines parties ont aussi été fabriquées à partir de polyester recyclé imprimé en 3D. Et paradoxalement, elles n’ont pas l’air naturelles du tout.

La plupart des marques dîtes durables sont assez banales en terme de design..

Comme évoqué juste avant, le choix des matériaux est encore assez limité ce qui explique en partie le manque d’esthétique dont souffrent de nombreuses marques. Je ne suis pas favorable à l’interdiction de matériaux comme le cuir, surtout pour les chaussures.  Le cuir reste l’un des matériaux les plus résistants et il ne faut pas oublier que la durabilité est l’un des éléments les plus importants en matière d’éco-responsabilité. Acheter 5 paires plutôt qu’une parce qu’elles sont de trop mauvaise qualité n’a aucun intérêt à mon sens. Lorsque le sujet de si l’on doit ou non utiliser des produits d’origine animale pour concevoir nos modèles arrive sur la table, je réponds toujours que le meilleur critère est celui de la durée de vie d’un produit. C’est pour ça que je pense qu’il est toujours préférable d’utiliser du cuir. 

En tant que designer de chaussures, peux-tu aborder le développement durable de la même manière qu’en tant que créateur de vêtement ? 

La conception de chaussures est très différente de celle d’un vêtement et il est encore difficile de concevoir une chaussure totalement durable au sens où on l’entend actuellement. Les matériaux sont encore très limités sur le marché et une chaussure est composée de 25 éléments. Tous, doivent être suffisamment solides pour rester intacts même après des heures de marche. Les sourcer n’est pas simple. Il faut une équipe solide et beaucoup de volonté pour y parvenir. 

Est-ce qu’il y a des matériaux que tu rêverais d’utiliser ? 

Je découvre tous les jours de nouvelles initiatives et je viens d’apprendre qu’un laboratoire pouvait maintenant cultiver de la peau animale pour faire du cuir. C’est du vrai cuir, mais qui n’a jamais été sur un animal. J’ai déjà hâte de pouvoir utiliser ce procédé même s’il est très cher. Certains matériaux comme le cuir de champignon peuvent aussi être un bon substitut au cuir animal et ils deviennent de plus en plus adaptés. Mais ils ne sont pas encore assez solides pour résister à l’utilisation qui en est faite sur une chaussure. 

Où se situent vos lieux de production ?

Tout dépend du modèle. Certains sont produits en Espagne, d’autres au Portugal, et on a aussi une usine ultra-technologique au Vietnam. Je n’ai pas encore eu le temps d’y aller mais on m’a dit qu’elle était fantastique. Ces personnes travaillent dans le futur. J’ai visité de nombreuses usines au cours de ma carrière, et beaucoup sont obsolètes, même en Europe. Les réglementations de l’UE ne sont pas toujours pleinement respectées, c’est pourquoi je tiens à m’assurer que nous travaillons qu’avec les meilleures usines. Nous sommes certifiés BCorp, donc nos usines sont très régulièrement contrôlées. 

J’ai remarqué que tu étais très suivi sur Instagram. Penses-tu qu’il est important pour un designer d’incarner sa marque sur les réseaux sociaux ?

C’est vrai que j’ai une grande communauté et je pense qu’elle est utile. Mais je ne pense que ce soit une obligation pour un designer d’incarner sa marque. Tout dépend du profil de la personne, s’il ou elle est à l’aise avec le fait d’être vu sur les médias sociaux. Je pense que la présence en ligne peut être un gros atout, chaque fois que je publie quelque chose pour CAMPERLAB, je reçois de nombreux messages et cela favorise les ventes. Ensuite, de mon côté, ce n’est pas vraiment quelque chose que je calcule.. je poste ce qui me passe par la tête, ce qui m’inspire. C’est assez chaotique, mais surtout très spontané. 

 

Interview : Pauline Marie Malier

Photos: Ayka Lux

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