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12.04.2024 Venise #art

Iván Argote

L’heure du repos

L’année dernière, on rencontrait Iván Argote à la galerie Perrotin, rue Turenne, où il présentait l’exposition “Prémonitions”. Il nous avait parlé de son arrivée en Europe et de ses débuts dans la prestigieuse galerie parisienne, ainsi que de sa démarche artistique, qui aborde des sujets liés au colonialisme, à travers des interventions sur l’espace public et les monuments historiques. Ces jours-ci, lors du démarrage de la 60ème Biennale de Venise, on retrouve l’artiste et réalisateur colombien autour de sa nouvelle installation, “Descanso”, déployée au cœur des Giardini.

« Je voulais proposer une nouvelle approche, faire tomber des héros porteurs de douleur et de souffrance, pour laisser place à autre chose, à la vie. »

Face à “Descanso” on pense immédiatement aux œuvres de ton exposition “Prémonitions” chez Perrotin. S’agit-il d’une prolongation de la série ?

Iván Argote :

Tout à fait. En quelque sorte, “Prémonitions” était l’anti-chambre de cette installation à Venise. Il y avait beaucoup de peintures et de dessins où l’on voyait comment la nature prenait le dessus sur les ruines. J’ai même appelé le show comme ça parce que parfois j’aime bien dessiner et peindre des choses que je désire, comme une sorte de fétiche. Cette exposition chez Perrotin, qui était aussi accompagnée par l’exposition au Centre Pompidou et qui s’est déplacée à Madrid, Paris et Londres, était une réflexion autour des monuments historiques et racontait des interventions à travers trois films. 

Comment ce deuxième volet du projet est-il arrivé à Venise ?

Iván Argote :

Le directeur de la biennale, Adriano Pedrosa, a contacté ma galerie de Madrid, Albarrán Bourdais, en demandant des renseignements sur une sculpture que j’avais créé lors d’une exposition en 2022. Il s’agissait justement d’une espèce de ruine envahie par la nature, mais beaucoup plus petite. On s’est retrouvé dans l’atelier et il m’a proposé de développer un peu plus le projet. J’ai donc proposé de créer une réplique en pierre de la statue de Christophe Colomb à Madrid, et aussi du piédestal, qu’on a installé, jonché au sol, et envahis par la nature. 

 

La pièce créée, je suis venu à plusieurs reprises à Venise, et une fois le lieu choisi, on a semé des plantes envahissantes non seulement autour de la sculpture mais aussi de l’ensemble de l’espace. Certaines vont prendre de la hauteur et fleurir, donc à la fin de la Biennale, en novembre, l’installation sera devenue tout un jardin en lui-même, qui j’espère va être assez beau.

 

J’en déduis que l’utilisation de ces plantes dites “envahissantes” est aussi un choix délibéré…

Iván Argote :

Tout à fait. Justement en travaillant sur ce projet, j’ai découvert qu’il existe un guide un peu officiel du gouvernement européen sur des plantes cataloguées comme exotiques et envahissantes. En général, il s’agit de plantes qui ont été amenées en Europe pendant la période coloniale ou qui sont arrivées de façon naturelle, mais surtout via le transport de marchandises, de gens, pour des raisons médicales, ornamentales, pour l’agriculture… Elles se sont bien répandues en Europe et maintenant sont considérées comme envahissantes. 

 

Je trouvais particulier non seulement que certaines villes, comme Madrid, ont éliminé ces plantes des jardins publics mais aussi le langage utilisé pour en parler, qui emploie notamment des mots comme “remplacement”, souvent utilisés par l’extrême droite pour parler des immigrants. Je voulais donc utiliser ces plantes “chassées”, immigrantes elles aussi, pour envahir cette sculpture de Christophe Colomb. Je les ai également mélangés avec des plantes autochtones d’ici, car l’idée n’est pas de travailler qu’avec des plantes “rares” mais plutôt d’utiliser ce qui est à portée. 

La réflexion autour du sujet colonial et des migrations est au cœur de ta pratique, ce qui fait la thématique de cette Biennale, “Étrangers partout”, le cadre idéal pour cette installation.

Iván Argote  :

Je suis très content car il s’agit en plus de la toute première biennale dirigée par un latino-américain, Adriano Pedrosa. On est 30% d’artistes latino-américains participant à cette édition 2024, à peu près une centaine, ce qui est beaucoup ! Le principe de mon œuvre était déjà conçu comme ça depuis la première installation en 2022: j’avais déjà travaillé autour de la figure de Christophe Colomb et je voulais utiliser ces plantes envahissantes. Le timing était parfait, car mon projet cochait toutes les cases.

 

Aborder des sujets comme le colonialisme et les monuments historiques en Europe et en Amérique s’envisage différemment. Cette biennale marque-t-elle une ouverture ?

Iván Argote :

Il y a de plus en plus de présence de ce type de travail dans des expositions importantes, et cette biennale est aussi symbolique de ce changement. Avant tout, je trouve qu’elle va offrir de nouvelles perspectives, non seulement sur ce sujet mais aussi sur l’histoire de l’art en elle même. La biennale met en valeur le travail d’artistes méconnus, autant de notre génération que des générations précédentes, qui ont pourtant un corpus de travail fantastique. Beaucoup de noms ont été oubliés et ont été mis au banc du récit officiel de l’art, cette édition ouvre donc une nouvelle perspective et promet des découvertes, tant historiques que contemporaines. Même moi j’ai découvert des artistes que je ne connaissais pas !

“Descanso”, signifie “repos” en espagnol, et on voit ici un Christophe Colomb allongé, entouré de plantes, assez paisible.

Iván Argote :

Je me suis dit que cela serait bien de mettre sur pause cette histoire un peu violente, la laisser au repos. Dans mon travail, il y a une vocation publique et un besoin de partage universel, j’essaye de créer des œuvres accessibles à un public large qui soit stimulé par des nouveaux questionnements et puisse se projeter. Avec “Descanso” je voulais proposer une nouvelle approche, faire tomber des héros porteurs de douleur et de souffrance, pour laisser place à autre chose, à la vie. Dans un monde qui est de plus en plus tendu, de plus en plus polarisé, et où l’on a l’impression que les choses deviennent de plus en plus violentes pour différentes raisons, il faut un peu de calme. 

 

J’aime bien aussi l’idée que la sculpture soit partie de Madrid et qu’elle revienne en Italie. C’est un peu comme son voyage de retour, Colomb est parti de l’Italie pour aller en Espagne, puis en Amérique, et maintenant moi, venu de l’Amérique, je suis allé à Madrid et je la ramène en Italie à nouveau.

 

 

Propos recueillis par Cristina López Caballer

Photos : Michaël Huard, Karen Paulina Biswell & Courtesy of Galería Albarrán Bourdais, Perrotin et Galería Vermelho.

 

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