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27.03.2020 #art

David Shrigley

Bulles singulières

Mon travail s’articule autour de constatations, un peu comme de la poésie concrète

“L’objectif principal en allant à Reims était d’apprendre à prononcer ‘Reims’ !” Avec son éternel sourire rieur, David Shrigley est un artiste que l’on pourrait qualifier de dessinateur compulsif, d’analyste du quotidien. L’artiste britannique, qui vit et travaille à Brighton, a été choisi par la maison Ruinart pour son programme annuel de cartes blanches artistiques. Après Vik Muniz, Liu Bolin ou Jaume Plensa, David Shrigley est le douzième artiste à livrer son interprétation artistique de la première maison de champagne. Le résultat ? “Unconventional Bubbles” (Bulles singulières), une série de 36 dessins décalés (mais aussi des sculptures, installations et néons) qui retracent les découvertes et étonnements de l’artiste face non seulement à la production des vins d’exception mais aussi à la nature. Le projet était dévoilé dans une salle cachée de l’Opéra Bastille, entre espaces grandioses et itinéraire recréant l’expérience de l’artiste dans les crayères du vignoble Ruinart à Reims – où il a laissé sa trace sous la forme de “graffitis” gravés dans la craie. Say Who a rencontré David Shrigley avant son retour outre-Manche pour discuter de son expérience rémoise, du Brexit et de sophistication… toujours avec un humour bien à lui.

Quel a été le point de départ de cette carte blanche avec Ruinart ?

Ruinart est une maison très visible dans le monde de l’art parce qu’elle est partenaire des foires. Les foires d’art contemporain sont très importantes pour les artistes, elles nous permettent de gagner notre vie et de vendre nos œuvres. Je connaissais déjà bien Ruinart, et j’ai aussi beaucoup collaboré avec d’autres marques par le passé. Récemment je me suis rendu compte qu’il était important de travailler avec une marque dont on aime le produit. Et ce n’est pas difficile d’aimer le champagne ! La nature de leur proposition était de créer une exposition que l’on pourra montrer en foire. C’est un contexte avec lequel je suis très familier, même il ne s’agit pas d’un sujet qui inspire mes œuvres en temps normal. Ça ne m’a pas empêché d’être très à l’aise avec cet exercice. J’ai trouvé l’inspiration dans l’apprentissage, l’acquisition de nouveaux savoirs et l’exploration de territoires inexplorés pour moi. La proposition était alléchante… et j’ai eu droit à des litres de champagne !

Votre apprentissage de l’élaboration du champagne est au centre des œuvres présentées. Cette approche didactique a-t-elle été un cheminement conscient de votre part ? 

Pas vraiment ! La nature didactique de cette série d’œuvres n’était pas volontaire. Je n’avais pas l’intention d’éduquer qui que ce soit. Maintenant que vous le dites, cette carte blanche en dit beaucoup sur le processus d’élaboration du champagne. J’ai approché ce projet en dressant une liste de toutes les petites choses dont on pouvait parler. Mon travail s’articule autour de constatations, un peu comme de la poésie concrète. Nous nous sommes plongés dans l’histoire et les archives de Ruinart. Il s’agit de la toute première maison de Champagne, un vin non-conventionnel à l’époque. Puis nous nous sommes intéressés au procédé de fabrication : les microorganismes, le remuage, le dégorgement, la culture des vignes, toute la délicatesse que cela implique. Vient ensuite la dégustation avec le Chef des caves, comprendre comment tout cela fonctionne. Puis, enfin, tout le volet de commercialisation et de marketing qui consiste à transmettre des messages liés à une marque de luxe. J’avais donc beaucoup à écrire – je suis constamment en train de prendre des notes sur mon téléphone. Lorsque je suis retourné au studio, j’ai commencé à écrire des petits poèmes à propos de tout ça, fait des listes, je travaille toujours de cette façon. J’ai dessiné les caves, les bouteilles, les vignes, les abeilles, les oiseaux, la météo, le givre, la pluie, l’air, la terre, les vers de terre… C’est une liste conséquente et ça me plaît parce que j’ai parfois l’impression d’avoir tout dessiné – même si c’est faux. La seule chose difficile pour moi avec toute œuvre, c’est le point de départ. Une fois sur les rails, l’œuvre se fait toute seule.

Votre processus habituel a-t-il été chamboulé par ce contexte de collaboration ?

Sans aucun doute. Il faut toujours entretenir un dialogue, faire des compromis. Il faut bien accepter que ce genre de projet sera toujours différent de son travail habituel. Et de bien des façons ! À cause de ma méthode, je ne garde en général que trente pour cent de mes œuvres. Avec cette carte blanche, j’ai posé sur le papier mes constatations au sujet de la marque, du processus, et Ruinart a choisi celles qu’ils voulaient garder. 

Vous avez produit beaucoup d’œuvres pour cette carte blanche, pas seulement les 36 dessins.

En effet, 36 dessins, deux sculptures en céramique, une installation interactive, deux néons… J’ai aussi redessiné la police de caractère Ruinart. Je suis ravi qu’ils l’aient gardée parce que j’aime beaucoup la typographie. J’ai aussi taillé quelques “graffiti” dans les crayères comme un petit truc en plus.

Vous êtes-vous inspiré des précédentes collaborations artistiques menées par Ruinart ?

Oui, simplement par curiosité. Ce sont tous des projets différents, et les deux derniers avaient pour point commun une approche photographique. Je ne travaille pas vraiment avec la photographie, j’ai donc créé des objets et des dessins. On pourrait dire qu’il y a un certain lyrisme, un peu plus d’artisanat quoiqu’un peu maladroit et brut.

Aviez-vous déjà une connaissance du champagne et de son élaboration ? Étiez-vous déjà allé à Reims ?

J’adore la France et la culture française. Le vin, la gastronomie, la météo ! Je pense qu’une majorité de Britanniques prétendent ne pas aimer la France mais en sont en réalité raides dingues. Nous ne produisons pas de bons vins au Royaume-Uni, pas encore en tout cas. J’ai toujours aimé le Sud de la France, Paris également. J’ai passé beaucoup de mes vacances dans le Languedoc ou le Var. J’ai étudié le français quand j’étais plus jeune, mais ça ne vous équipe pas vraiment à maîtriser une langue. Mais aujourd’hui avec le Brexit, tout cela semble bien compromis…

Justement, le Brexit a-t-il affecté votre travail ?

Le Brexit est symptomatique d’un gros problème politique dont le Royaume-uni souffre. Nous sommes en train de nuire à notre économie en quittant l’Union Européenne, et c’est extrêmement grave. Au moment du référendum, nous avons tous répondu à la question de savoir si nous devions rester dans l’UE ou non et tout le monde répondait : “mais c’est quoi l’UE, au juste ?” À l’époque, en 2016, je voyais l’Union Européenne comme une organisation commerciale (même si c’est aussi un gouvernement fédéral), mais personne n’avait l’air de savoir ça. J’en savais bien plus sur l’UE que la plupart des gens, et pourtant je n’en savais pas grand chose non plus ! Puis j’ai regardé qui se trouvait dans l’autre camp : Donald Trump, Poutine… et je me suis dit “OK, on devrait vraiment rester dans l’UE !” Personne ne voulait avoir à recevoir d’ordres de l’Allemagne et la France, mais il ne faut pas oublier que nous avons créé l’Union Européenne avec tous ses autres membres fondateurs. Ce que nous avons fait est ridicule, et je suis perplexe face à la capacité des gens à croire tout ce qu’on leur dit – surtout lorsqu’il s’agit d’un tissu de mensonges.

En 2016, votre sculpture “Really Good” a été exposée sur Trafalgar Square à Londres. Cette œuvre est-elle une réaction au Brexit ?

Non, je l’ai créée en 2013, le Brexit n’était pas encore sur la table à l’époque. Trois ans après, l’œuvre a pris une tout autre signification… Ne me lancez pas sur le sujet !

Retournons à Reims. Pouvez-vous revenir sur votre première fois dans les crayères ? L’exposition à l’Opéra Bastille semblait refléter cette expérience.

Ruinart a choisi le lieu du lancement au dernier moment, mais c’était parfait parce qu’il faisait référence aux crayères. On y trouvait la même atmosphère, la même température, la même couleur, même s’il s’agissait de béton et non de craie. Surtout ne pas s’y agenouiller en pantalon noir ! L’objectif principal en allant à Reims était d’apprendre à prononcer “Reims” ! J’ai même eu à chercher sur YouTube une vidéo pour m’aider. Et vous savez quoi, elle fait partie des dix villes françaises les plus difficiles à prononcer pour un Anglais !

“L’élégance et la sophistication” sont au centre de votre collaboration avec Ruinart. Vous avez même présenté une installation interactive appelée “Porte de l’élégance” (qu’il fallait traverser en s’agenouillant). Quelle est sa signification ?

L’idée de cette œuvre était qu’elle puisse être présentée dans le cadre d’une foire et qu’elle soit à la fois interactive et divertissante. L’élégance est évidemment un terme qui qualifie la maison Ruinart. Lorsqu’on commence à s’attarder sur la signification des mots, à les analyser, elle commence à se transformer. On présume que l’élégance signifie le raffinement, la grâce, que son contraire est la maladresse, quelque chose de mal exécuté. Or ici le propos est un produit issu d’une production artisanale, cultivé sur plusieurs années pour atteindre un certain niveau d’excellence.

Recherchez-vous en temps normal la sophistication et l’élégance dans votre travail ?

Non. Je suppose que mon travail est plutôt inélégant. C’est une absence délibérée de “métier”, de raffinement. C’est comme si j’essayais de transmettre un message en divulguant le moins d’informations possibles. Mais je suppose qu’on peut aussi y trouver une certaine poésie. La poésie est élégante. Il faudrait demander à Ruinart ce qu’ils ont vu en moi pour ce type de projet. Il est souvent difficile de définir son propre travail. On ne le voit pas avec un regard extérieur, parce qu’il est impossible de se voir soi-même comme les autres vous voient.

Plus jeune, quelles étaient vos références ultimes en art contemporain ?

Je n’en avais pas vraiment. Je ne viens pas d’un milieu artistique ou même intellectuel. Pourtant mes parents ont toujours été d’un grand soutien dans ma carrière, même s’ils étaient assez étonnés que j’aie voulu étudier l’art. Aucun membre de ma famille n’a fait d’études supérieures, je suis donc la figure intellectuelle de toute ma lignée !

Interview: Maxime Der Nahabédian

Portrait et photos: Jean Picon

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