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18.01.2024 Perrotin Gallery #art

Johan Creten

Johan Creten – How to explain the Sculptures to an Influencer?

Johan Creten se trouve confronté à un dilemme. L’artiste belge basé à Paris, reconnu comme un pionnier de la création de sculptures céramiques monumentales, peine à faire comprendre son long processus artistique à la génération Instagram. C’est pourquoi il a intitulé sa nouvelle exposition chez Perrotin, sur l’avenue Matignon : How to explain the Sculptures to an Influencer?

Dans une des salles, un assemblage de sculptures à petite échelle repose sur un socle bas. Il y a une mouche apparemment inanimée et enceinte, une sauterelle faisant l’amour, une femme nue protégeant ses organes génitaux avec un poisson et un hippocampe s’ancrant à une croix. De la mort au sexe en passant par la chasteté et la religion, les sculptures animalières de Johan Creten abordent des thèmes majeurs de la vie et de la mythologie. Il s’agit de versions réduites des pièces montrées dans son exposition Bestiarium, à La Piscine de Roubaix, il y a deux ans. Pourtant, bon nombre de ses idées couvaient déjà depuis longtemps.

Né en 1963, Johan Creten est diplômé de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Gand. Après avoir d’abord étudié la peinture, il s’est tourné vers la céramique en argile, convaincu que cela lui ouvrirait davantage de possibilités. Pendant des années, l’artiste a travaillé de manière itinérante dans divers endroits du monde. Aujourd’hui, son rôle dans l’importance de la céramique dans le monde de l’art contemporain est consolidé par le fait qu’il était l’invité d’honneur de la première édition de la nouvelle foire, Ceramic Brussels, qui avait lieu du 25 au 28 janvier 2024.

«J’adore la céramique parce que je peux dire des choses incroyables avec, mais je veux être en dehors du ghetto.»

Vous avez titré votre exposition How to explain the Sculptures to an Influencer? Avez-vous trouvé la réponse à votre question ?

Johan Creten:

J’aurais aimé la trouver la réponse. Si je savais comment tout expliquer à tous ces influencers, ce serait formidable. Mais je n’ai pas encore trouvé de solution.

Vous êtes connu pour faire du “slow art”, ce qui va à l’encontre de la vitesse de la technologie aujourd’hui. Quels sont vos réflexions sur cette disparité ?

Johan Creten:

Quand on parle de « slow art » dans mon travail, c’est parce que j’ai besoin de beaucoup, beaucoup de temps pour faire des choses. Dans l’expo qu’on voit ici, les pièces sont nées il y a dix, quinze ans. Elles sont par la suite passées par beaucoup de stades intermédiaires. Je déteste quand les assistants de galerie me parlent de « produire une expo ». J’aime prendre du temps pour faire des choses. Bien sûr, cela contraste avec ce dont nous avons besoin aujourd’hui pour avoir un impact rapide sur Instagram et les réseaux sociaux.

Vous créez des œuvres d’animaux depuis les années 1980, faisant parfois référence à la mythologie grecque et romaine. Que pouvez-vous nous dire sur les idées derrière vos sculptures, comme La Mouche morte – une mouche morte apparemment enceinte –, qui figuraient dans votre exposition Bestiarium à la Piscine de Roubaix en 2022 ?

Johan Creten:

Toutes ces œuvres semblent innocentes, mais ce sont toutes des bombes à retardement. Quand on commence à les regarder, on se demande, par exemple, si la mouche est enceinte ou si elle est morte de fatigue après une nuit torride. Elle représente la fin de la vie, la décomposition, le memento mori mais aussi la réalité. Cette mouche est féminine, érotique, etc. Quand on l’a montrée à Nantes dans une serre l’été dernier, c’était comme une métaphore de l’état de notre monde. Elle a été vue par 80 000 personnes.

Certaines pièces parlent du fascisme, d’autres de l’odeur. L’idée est qu’on se pose devant elles, qu’on s’interroge, et en y passant plus de trois secondes, tout d’un coup on va voir une femme avec un poisson devant son ventre. Cette œuvre, The Herring, pour certaines personnes, parle de toute l’histoire du christianisme. Pour d’autres, c’est le symbole d’une longue vie ou le tabou de l’odeur. Nous sommes en train de créer une sculpture en bronze de cinq mètres de haut. Je vais l’installer en Belgique sur la plage, entre la mer et les dunes. Et trois ou quatre fois par an, la mer va toucher la sculpture. L’idée, c’est la mère, la mer – the mother, the sea. Ce sera une œuvre permanente.

Je pars souvent d’une toute petite sculpture et ça peut prendre cinq, dix ans entre la maquette et l’œuvre finale. C’est pour ça que je dis : « pas de production ». Je fais les choses quand j’ai envie de les faire, par mes propres moyens. Il n’y pas d’argent de l’État et presque jamais de la galerie. Et quand le temps est venu, les œuvres trouvent leur public. C’est pour ça qu’on parle de « slow art » car je ne fais pas de croquis pour une production.

Vous avez commencé à travailler avec de l’argile à la fin des années 1980, lorsqu’elle était encore considérée comme tabou dans le monde de l’art contemporain. Pourquoi avez-vous voulu travailler avec ce médium ? 

 Johan Creten:

À la base, je suis peintre. Et quand j’étais aux Beaux-Arts de Gand, il y avait des centaines de peintres. J’ai vu qu’il y avait un atelier avec seulement des vieilles femmes. J’ai touché l’argile et je me suis dit : « Là, il y a un truc à faire. » C’est mouillé, c’est sale, c’est pauvre. C’est la matière des ouvriers, des éboueurs et des paysans. C’est de la poterie. Et la céramique était décorative, utilitaire, un peu de sculpture, mais n’avait rien à voir avec la politique. Les discussions autour de la céramique portent toujours autour de la température, du four, de l’émail, jamais sur ce que ça dit.

Quelles étaient vos inspirations et vos références ?

Johan Creten:

Quand j’avais sept ans, je suis allé sur la côte belge. Il faisait gris. Je suis allé sur la plage, j’ai pris des bouts de bois et j’ai fait une construction dont j’étais fier. Nous avons quitté la plage et quand j’y suis retourné, la mer avait englouti et fait disparaître la structure. C’est un des moments clés de ma vie. Tout d’un coup, j’ai senti qu’on était mortels et que tout ce qu’on faisait, il fallait le faire à 200 % pour lutter contre cette idée de disparition. Pour moi, il ne s’agit pas d’éducation ou de références mais de l’idée de ce que nous faisons ici, comment changer sa propre vie et la vie des autres à travers ce qu’on fait.

Comment votre travail en céramique a-t-il été reçu à cette époque ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ? 

Johan Creten:

Je reçois toujours des invitations du ministère belge des arts décoratifs, des arts appliqués, ils n’ont donc rien compris ! Donc j’ai décidé de quitter la Belgique et pendant des années, j’ai vécu avec une valise en carton. J’allais d’un pays à l’autre – en Amérique, en Italie – pour faire mon travail. Quand tu n’as pas de voiture, pas d’appartement, pas d’atelier, pas de sécurité sociale, pas de plan de retraite, pas de boulot, mais que tu as envie de faire tes œuvres, tu trouves des solutions. Chaque fois, je travaillais avec la terre, j’essayais de montrer ce que je faisais, et après quelques mois je partais. Maintenant on a un espace à Montreuil et pour la première fois, à soixante ans, j’ai un vrai four et un atelier. Donc, ça a été extrêmement difficile pendant très, très longtemps, mais j’ai toujours eu de très bons collectionneurs et de très bons galeristes. Un jour, un journaliste a dit que j’étais un « gitan de l’argile » parce que j’étais libre dans le côté romantique, je bougeais tout le temps.

On dit que la céramique a commencé à être plus respectée dans le monde de l’art contemporain après que l’artiste britannique Grayson Perry a remporté le Prix Turner en 2003. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Johan Creten:

Je pense qu’effectivement, en Grande-Bretagne, Grayson Perry a fait une immense différence. Mais Grayson peint sur des vases, on n’est pas forcément dans la sculpture. Beaucoup d’artistes qu’on considère comme des précurseurs, comme Picasso qui a fait plein de choses en céramique, faisaient des œuvres qui étaient toujours liées à la peinture sur objet. Pour moi, Lucio Fontana a été important ; j’ai exposé avec lui dans l’exposition Masculin/Féminin [du 26 octobre 1995 au 12 février 1996] au Centre Pompidou. Il y avait des fruits de Fontana et des fruits de Johan Creten dans la même vitrine. C’était la première fois qu’on voyait vraiment de la céramique à Paris.

La grande différence avec mon travail, c’est qu’on n’est plus dans le ghetto de la céramique, on est dans le monde de l’art. Donc il est vu par beaucoup plus de gens. J’adore la céramique parce que je peux dire des choses incroyables avec, je veux être en dehors du ghetto. J’ai été, il me semble, un précurseur, et un exemple pour beaucoup de jeunes artistes. J’ai montré qu’on pouvait faire des œuvres en terre dans le contexte de l’art et celui des galeries, et qu’on pouvait parler d’autre chose à travers la terre que juste du matériau. Maintenant je vois beaucoup de petits Creten en céramique. C’est formidable de voir les choses se mettre en marche.

Vous avez effectué une résidence à la Manufacture de Sèvres entre 2004 et 2007. Qu’est-ce que vous avez appris pendant cette période ?

Johan Creten:

J’ai appris qu’il faut être à la machine à café le matin. Je me souviens qu’il y avait une femme de ménage qui un jour m’a dit : « Monsieur Creten, j’ai entendu que vous cherchiez des émaux ? » Nous sommes allés dans l’une des annexes à la Manufacture, en haut de l’escalier, et par un trou dans le mur, on est tombés dans les combles où on a trouvé des caisses éventrées avec des échantillons du XIXe siècle. J’en ai pris quelques-uns avec moi et j’ai créé de nouvelles œuvres en mélangeant des émaux produits pour Marie-Antoinette avec des émaux à moi. J’ai également fait une grande sculpture [en porcelaine] à la Manufacture, où j’ai demandé à vivre pendant trois ans.

Quel est le rôle de la beauté dans votre travail ? 

Johan Creten:

La beauté est un lubrifiant. Pour moi, les couleurs sur le socle, la matière thermique et la patine, c’est beau. La beauté aide souvent à parler de choses très difficiles dans les sculptures. La beauté, c’est aussi pourquoi je ne me jette pas sous un métro et pourquoi je garde un peu d’espoir.

Dans quels endroits rêvez-vous d’exposer vos œuvres ?

Johan Creten:

Quand j’étais jeune, j’allais au Centre Pompidou et au Louvre. Depuis, j’ai exposé dans les deux. Il y a des endroits comme ça où je suis très superstitieux. J’ai peur que si je dévoile mon envie d’y exposer, ça ne se passera pas.

Les expériences les plus belles arrivent aussi par Instagram. J’y ai croisé un monsieur [Peter Lennby] en Suède et je lui ai envoyé un catalogue. Il m’a dit : « J’aimerais que vous veniez en Suède. J’ai un parc de sculptures où j’installe des œuvres. » Avant d’exposer la grande chauve-souris, De Vleermuis (The Bat), devant le Petit Palais en 2019, on l’a amené en Suède. Il avait prévu un hélicoptère et sur YouTube on voit l’oeuvre attachée à un hélicoptère voler au-dessus de la montagne qui domine la mer. C’était un des plus beaux moments de ma vie. J’ai certainement perdu un an de vie à cause du stress en regardant la sculpture voler dans le ciel et être posée sur la montagne. J’espère toujours vivre des moments de rêve comme celui-ci.

Vous collectionnez vous-même, surtout des bronzes du XVIIe siècle. Pouvez-vous nous parler de votre propre collection ?

Johan Creten:

Souvent quand je vais dans un hôtel, j’emmène des œuvres anciennes avec moi que je pose à côté de mon lit, ça me donne la sensation d’être chez moi. Ma collection est très vaste. Ce que j’adore, c’est quand on prend un objet que quelqu’un a fait il y a trois siècles, et en le touchant, si c’est bien fait, c’est comme si cette personne parlait avec vous. C’est le cas de toutes les pièces de ma collection. J’adore aussi partir en chasse pour un objet que tu ne connais pas, ça ouvre l’esprit, ça fait réfléchir. C’est quelque chose qui t’émeut, te bouleverse, te fait pleurer. Pour moi, collectionner une œuvre d’art c’est être face à elle et être touché.

Johan Creten: How to explain the Sculptures to an Influencer?, à la galerie Perrotin, 2 bis avenue Matignon, 75008 Paris, jusqu’au 2 mars 2024.

Interview par Anna Sanson

Photos portraits: Jean Picon

Exhibition pictures :Photo Tanguy Beurdeley. ©Johan Creten/ADAGP. Courtesy of the artist and Perrotin

https://leaflet.perrotin.com/view/684/how-to-explain-the-sculptures-to-an-influencer

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