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07.11.2019 #art

Kamel Mennour

La vocation

Si un jour je me dis “c’était mieux avant”, alors je m’arrêterai

Il y a vingt ans, Kamel Mennour ouvrait à Saint-Germain-des-Prés une petite galerie éponyme dédiée à la photographie. Sur les murs : Larry Clark, Martin PArr, Araki, Annie Leibovitz ou Ellen Von Unwerth. Quelques années plus tard, il représentait déjà quelques-unes des figures de proue de la scène artistique contemporaine. Le vingtième anniversaire de sa galerie en septembre dernier (célébré à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts) rappelait à quel point il a réussi à devenir l’un des galeristes les plus influents à Paris et dans le monde entier. Né en Algérie en 1965, Kamel Mennour est arrivé en France avec ses parents à l’âge de trois ans et a grandi à Montreuil. C’est après des études d’économie à la Sorbonne que lui vient l’ambition de créer sa propre galerie. Aujourd’hui, Kamel Mennour possède trois espaces à Paris et un à Londres. Sa galerie représente 38 artistes, de Daniel Buren à Anish Kapoor et Lee Ufan en passant par une jeune génération d’artistes menée de front par Camille Henrot, Alicja Kwade et Neïl Beloufa. D’autres noms incontournables s’ajoutent à la liste : Claude Lévêque, Tatiana Trouvé, Ugo Rondinone… Rencontre.

Pourquoi as-tu voulu devenir galeriste ?

Pendant un temps, j’avais un job qui consistait à vendre des petites œuvres lithographiques commerciales. J’ai tout de suite compris que le monde de l’art m’inspirait même s’il m’était étranger à l’époque. J’étais fasciné, et j’avais ce sentiment que mon avenir s’y trouvait. Comme je n’avais pas du tout de culture artistique, j’ai énormément, énormément lu de livres d’art, parce que j’avais ce désir de créer ma propre galerie un jour. J’avais 24 ou 25 ans à l’époque. J’ai organisé ma première exposition dix ans plus tard en 1999 en montrant un photographe tchèque, Jan Saudek, dans la petite galerie rue Mazarine. 

Au début, tu étais spécialisé dans la photographie. Pourquoi changer de direction pour montrer l’art contemporain ?

J’ai montré beaucoup de photographes : Annie Leibovitz, Larry Clark, Ellen Von Unwerth, Roger Ballen, Martin Parr. En 2003 ou 2004, je me suis dit que la photographie était un territoire trop réduit. J’avais le sentiment de répéter une sorte de leçon complètement apprise. Je me sentais prisonnier. À partir de là, j’ai fait entrer les artistes de ma génération, même plus jeunes, des gens comme Camille Henrot, Latifa Echakhch, Claude Lévêque… Après quelques années, nous avons fait entrer les artistes plus consacrés comme Daniel Buren, Anish Kapoor et Huang Yong Ping.

En 2007, tu as inauguré ton espace sur la rue Saint-André des Arts avec ta première exposition consacrée à Daniel Buren – la même année où Buren a collaboré avec Sophie Calle quand elle a représenté la France à la Biennale de Venise. Comment as-tu convaincu Buren de rejoindre ta galerie ? 

Ça s’est passé dans un avion pour la Corée du Sud ! Je l’avais rencontré lors d’un dîner avec un ami en commun et puis je l’ai croisé à nouveau dans cet avion. Nous sommes restés sept heures ensemble. Moi, j’allais à la Biennale de Gwangju, une biennale d’art contemporain, et lui allait à Séoul [pour son exposition au Musée Whanki]. Je l’ai convaincu pendant ce vol Paris-Séoul. Il venait de quitter la galerie Marian Goodman, plusieurs galeries lui faisaient des propositions, et j’ai été assez chanceux pour le convaincre.

Comment choisis-tu tes artistes ?

Une galerie, c’est la constitution d’une équipe, d’une famille. C’est confronter de jeunes artistes avec des artistes établis. Lorsque que nous prospectons de nouveaux artistes, on regarde ceux qui sont déjà avec nous pour évaluer leur cohérence ensemble. Pour moi, il s’agit d’y aller pas à pas, j’ai toujours agi comme ça, pas en claquant des doigts ! Je garde toujours les yeux ouverts, et je réfléchis longtemps avant d’inviter un artiste à rejoindre la galerie. Je pense que c’est pour ça qu’ils sont souvent prédisposés à accepter. Lorsque je leur propose de rejoindre la galerie, c’est après un à plusieurs déjeuners, après avoir visité leur atelier. C’est une alchimie qui se crée. Très peu d’artistes ont refusé ou nous ont quittés après coup. Pour moi, être galeriste est une vocation sérieuse. Je reste extrêmement fidèle à mes artistes, et je veux que leur identité soit reconnue et comprise.

Quelle identité as-tu voulu donner à ta galerie ?

Une galerie proche des préoccupations de notre époque. À travers des artistes qui travaillent le recyclage par exemple, et que l’on montrait dans notre précédente exposition. Des artistes comme Neïl Beloufa ou Mohamed Bourouissa. Hicham Berrada réfléchit sur l’homme, Camille Henrot réfléchit sur ce que nous sommes. Finalement, ce sont des artistes qui m’interpellent et sont témoins d’une époque, en prise directe avec la cité. Ce sont des artistes qui interrogent le monde dans lequel on vit.

Qu’as-tu à répondre aux critiques qui disent que vous choisissez des artistes représentés par le passé par d’autres galeries ?

Le monde est ouvert ! Peut-être qu’à terme, certains artistes nous quitteront pour rejoindre d’autres galeries. C’est la vie. Il y a une certaine porosité, tout n’est pas fermé.

Que penses-tu des contrats entre les galeries et les artistes ?

C’est une vraie question parce que les galeries sont devenues des lieux de production avec des investissements et des risques. Le problème, lorsque les artistes changent de galerie, se trouve souvent entre la première galerie et l’artiste et non entre les deux galeries. C’est assez complexe.

Sotheby’s et Christie’s ont lancé des ventes exclusivement en ligne. As-tu déjà considéré mettre en place une plateforme de vente digitale ?

Ce n’est pas dans nos projets pour le moment. Je me considère encore comme un galeriste “classique”, j’aime le rapport avec les gens, la dimension humaine.

Certaines galeries se plaignent d’une affluence en baisse à cause du succès grandissant des foires. Quelle est ton opinion à ce sujet ?

Aujourd’hui nous proposons des expositions très pointues dans nos espaces. Notre degré d’exigence est très élevé de façon à offrir à nos artistes la meilleure plateforme pour qu’ils s’expriment. Mais il ne faut pas oublier qu’une partie de notre business se trouve dans les foires, et il faut bien comprendre ce monde en évolution et ne surtout être nostalgique. On ne peut pas comparer une même galerie en 1930, 1980 ou 2020. Le monde change, notamment à travers le digital. Dans le passé, il n’y avait que deux grandes villes pour l’art : Paris et New York. Aujourd’hui, la carte de l’art est mondiale.

Il y a quelques années, tu as ouvert un espace à Londres. Allez-vous souffrir des conséquences du Brexit ?

Notre galerie londonienne est petite, intime et très bien située. Nous avions aussi un grand appartement où nous avions l’habitude d’organiser des dîners. Nous nous sommes séparés de l’appartement mais avons gardé la galerie. C’est très important de maintenir une connexion à Londres.

As-tu déjà pensé à ouvrir un espace en Algérie ?

Je n’ai jamais été une sorte de porte-drapeau, je considère que je parle au monde. Le mois dernier, je suis allé au ARoS Aarhus Kunstmuseum pour l’exposition de Douglas Gordon, puis je suis allé à Los Angeles. Je fais beaucoup de choses différentes : je vais voir des expositions et des foires, je fais des visites d’atelier. Nous organisons notre quatrième vente de charité en mars / avril. Les bénéfices sont reversés à l’Institut Imagine pour les maladies génétiques.

Quelles sont les leçons que tu tires des vingt dernières années ?

Il faut garder une âme d’enfant. Être exigeant, persévérant et tenace. Toujours regarder l’avenir avec douceur. Il y a vingt ans, j’avais une toute petite galerie, j’étais un boutiquier, et il existait très peu de foires. Aujourd’hui, la mondialisation est réelle, comme l’interconnexion entre galeries, institutions, musées et fondations. Aujourd’hui, la galerie n’est plus l’unique lieu d’expression, c’est aussi un maillage avec d’autres lieux d’expression.

Tes prédictions pour les vingt prochaines années ?

Je ne peux pas prédire ce qui se passera dans vingt ans ! Serai-je encore galeriste ? Peut-être que je ferai ce métier autrement. Si je regarde la personne que je suis aujourd’hui, et celle que j’étais il y a vingt ans, ce sont deux personnes différentes. Aujourd’hui j’ai 53 ans, et je ne veux pas répéter les schémas existants. Je vis dans mon époque, je suis sur un fil. J’aime l’idée d’adaptation : il faut anticiper le monde et se projeter. Si un jour je me dis “c’était mieux avant”, alors je m’arrêterai parce qu’il n’y aura plus de jouissance ou de désir dans ce que je fais. Faire cette profession, c’est transmettre son propre désir et sa passion.

Interview: Anna Sansom

Portraits: Jean Picon

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